Excursus : postérité du
motif
Du fait que dans nos travaux la construction
thématique portait en premier lieu sur le corpus proustien, feindre de l'oublier
sous prétexte d'un hors-sujet serait regrettable. Il présente en effet une
variation intéressante sur le topos étudié, et pousse ainsi à une comparaison
fructueuse, quoique rapide, entre poésie versifiée et prose romanesque, fût-elle
poétique dans ses raffinements descriptifs - qui n'équivalent pas à des
ornements de par leur caractère essentiel.
Ainsi que ce soit à propos des matins radieux
tels que les dépeint Jean Santeuil :
"Ah ! on avait à travailler ce matin, on a fait le paresseux. — Mais oui, mon oncle", répondait Jean en souriant, car au sein d’une vie heureuse les événements les plus simples projettent une sorte de bonheur, comme sur le canal par ces journées tranquilles toutes les feuilles des grands peupliers, les brindilles d’osier du petit pont rustique, la canne de Jean se reflétaient dans l’eau, entièrement, sans disparaître, caressées parfois par une brise ou par le passage d’un cygne qui laissait l’image intacte, après. (Pléiade, pp. 284-285)
ou de l'île de Mme de Stermaria dans Le
côté de Guermantes :
Quelques
gouttes de pluie tombent sans bruit sur l'eau antique, mais dans sa divine
enfance restée toujours couleur du temps et qui oublie à tout moment les images
des nuages et des fleurs.
Et après que les géraniums ont inutilement en
intensifiant l'éclairage de leurs couleurs lutté contre le crépuscule assombri,
une brume vient envelopper l'île qui s'endort ; on se promène dans l'humide
obscurité le long de l'eau où tout au plus le
passage silencieux d'un cygne vous étonne comme
dans un lit nocturne les yeux un instant grands
ouverts et le sourire d'un enfant qu'on ne croyait pas réveillé. (extrait de la
banque numérisée de Hyperbase)
l'animal, comme on le voit indexé aux
isotopies /quiétude/, /enfance/ (Jean neveu paresseux), /dynamisme/ ('passage'),
/duratif/, mais aussi /pureté/ (cf. 'intacte', 'bonheur', 'rustique', 'antique',
'divine'), est dans les deux contextes en cooccurrence doxale avec 'eau',
'image(s)', 'reflet-'. Il semblerait ainsi que ce soit cette luminosité
itérative et inchoative (par le réveil insoupçonné qu'elle occasionne) du miroir
liquide qui favorise la comparaison du cygne avec les yeux et le sourire de
l'enfant humain, dans le second extrait.
Mais c'est dans d'autres contextes de ce
volume Le côté de Guermantes que l'animal devient à son tour le comparant
des grâces féminines ; on songe alors rétrospectivement au taxème //parure//
indexant le 'damoiseau' de Banville dans son décor précieux. Voici donc Oriane,
duchesse idéalisée par Marcel :
Certes déjà dans l'église de Combray, elle m'était apparue dans l'éclair d'une métamorphose avec des joues irréductibles, impénétrables à la couleur du nom de Guermantes et des après-midi au bord de la Vivonne, à la place de mon rêve foudroyé, comme un cygne ou un saule en lequel a été changé un Dieu ou une nymphe et qui désormais soumis aux lois de la nature glissera dans l'eau ou sera agité par le vent.
Si le miroir et son calme sont ici oubliés au
profit des isotopies /fluidité/, /itératif/ ('glissera dans l'eau', 'sera agité
par le vent'), /ponctuel/, /résultatif/ ('a été changé', 'était apparue',
'éclair', 'foudroyé'), au contraire de tous les autres extraits proustiens qui
sont dominés par l'isotopie aspectuelle /imperfectif/, classique pour des
descriptions d'états et de processus dans leur continuité, on retrouve l'objet
dans l'appartement précédant les rencontres dans les rues du faubourg chic ;
dans cet extrait, les sémèmes 'métamorphose' et 'nymphe' – pris au registre
poétique, ainsi que 'mon rêve' – sont alors paraphrasés par 'mythologique' et
'divin' :
Ainsi
Mme de Guermantes montrait dans ses robes le même souci de suivre la mode
[…]; je l’avais vue dans la rue regarder avecadmiration une actrice bien
habillée ; et le matin, au moment où elle allait sortir à pied, comme si
l’opinion des passants dont elle faisait ressortir la vulgarité en promenant
familièrement au milieu d’eux sa vie inaccessible, pouvait être un tribunal pour
elle, je pouvais l’apercevoir devant sa glace,
jouant, avec une conviction exempte de dédoublement et d’ironie, avec passion,
avec mauvaise humeur, avec amour-propre, comme une reine qui a accepté de
représenter une soubrette dans une comédie de cour, ce rôle, si inférieur à
elle, de femme élégante ; et dans l’oubli mythologique de sa grandeur
native, elle regardait si sa voilette était bien
tirée, aplatissait ses manches, ajustait son manteau, comme le cygne divin fait tous les mouvements de son espèce
animale, garde ses yeux peints des deux côtés de
son bec sans y mettre de regards et se jette
tout d’un coup sur un bouton ou un parapluie, en cygne, sans se souvenir qu’il est
dieu.
De sorte que 'glace' ici indexé à //parure//
se réécrit
Si bien qu'après une telle série de
connexions métaphoriques densément localisées, il suffit de la récurrence du mot
"cygne" dans l'épisode mondain de l'opéra pour rétablir les métamorphoses et
installer le monde contrefactuel dans un récit multipliant les détails
réalistes. Réécritures paraissant d'autant plus nécessaires qu'elles
s'appuient sur le contexte de 'merveilleux' ou 'avait l'air de', voire de
l'hypothèse ('on eût dit que…') :
On
eût dit que la duchesse avait deviné que sa cousine dont elle raillait,
disait-on, ce qu'elle appelait les exagérations, (nom que de son point de vue
spirituellement français et tout modéré prenaient vite la poésie et
l'enthousiasme germaniques) aurait ce soir une de ces toilettes où la Duchesse
la trouvait "costumée", et qu'elle avait voulu lui donner une leçon de
goût.
Au lieu des merveilleux et doux plumages qui de la tête de la princesse
descendaient jusqu'à son cou, au lieu de sa résille de coquillages et de perles,
la duchesse n'avait dans les cheveux qu'une simple aigrette qui dominant son nez
busqué et ses yeux à fleurs de tête avait l'air
de l'aigrette d'un oiseau.
Son cou et ses épaules sortaient d'un flot neigeux de mousseline sur lequel venait battre un
éventail en plumes de cygne, mais ensuite la
robe, dont le corsage avait pour seul ornement, d'innombrables paillettes soit
de métal, en baguettes et en grains, soit de brillants, moulait son corps avec une précision toute
britannique.
Pourquoi le 'miroir-glace' a-t-il pu
disparaître ? La réponse est qu'il s'est métonymiquement disséminé dans les
sémèmes du taxème //parure//, et particulièrement dans ces matières actualisant
le sème /qui reflète intensément/ de 'paillettes de métal, de brillants', voire
de 'perles', lié au sème /liquidité/ de 'flot neigeux'.
Une autre réponse,
touchant à la progression narrative, peut être apportée : en ce début du
Côté de Guermantes, Marcel n’en est qu’au premier contact avec la fameuse
duchesse qui n’est pas encore la « reine », du segment précédent,
qu’elle sera plus tard, lorsque Marcel connaîtra sa formidable et bienveillante
duplicité. Paradoxalement, le miroir sera associé à ce cygne féminin supérieur
comme le théâtre de sa vie intérieure (cf. ci-dessus : ‘admiration’, ‘actrice’,
‘opinion’, ‘ressortir’, ‘vulgarité’, ‘tribunal’, ‘jouant une comédie’,
‘conviction’, ‘ironie’, ‘passion’, ‘mauvaise humeur’, ‘amour-propre’,
‘représenter une soubrette’).
Comme de Lamartine à Sully, on peut dire que
ces fragments proustiens thématisant la métamorphose du corps féminin fluide,
notamment ce dernier, lexicalisent le groupement sémique mélioratif /curviligne/
+ /dynamisme/ + /itératif/ + /douceur/ + /harmonie/ (du bec busqué au corsage
moulant en passant par les plumes). La distance thématique est donc très réduite
– voire minimale – entre prose descriptive et poésie versifiée. Sans vouloir
nier des différences, on a là un exemple de sémantisme textuel qui transcende
les deux genres.
En jetant un regard sur un dernier extrait
cette fois de Un amour de Swann, on s'aperçoit qu'un personnage
repoussoir comme Odette se trouve en quelque sorte localement racheté par ce
sémantisme induisant ici la finesse et le chic (alors que concernant Oriane –
doublée ci-dessus de sa cousine – il indexait une héroïne globalement valorisée
sur l'ensemble de la Recherche) :
Elle tenait à la main un bouquet de catleyas et Swann vit, sous sa fanchon de dentelle, qu'elle avait dans les cheveux des fleurs de cette même orchidée attachées à une aigrette en plumes de cygnes. Elle était habillée sous sa mantille, d'un flot de velours noir qui, par un rattrapé oblique, découvrait en un large triangle le bas d'une jupe de faille blanche et laissait voir un empiècement, également de faille blanche, à l'ouverture du corsage décolleté, où étaient enfoncées d'autres fleurs de catleyas.
Certes la molécule /curviligne/ + /dynamisme/
+ /itératif/ n'est pas ici lexicalisée, mais la paire /douceur/ + /harmonie/,
des célèbres fleurs au textile raffiné, suffit à rapprocher ce cygne de Mme de
Guermantes. Toutefois si du blanc immaculé le flot intensément doux est passé au
noir (comme de l'Oriane "aux bons mots" à l'Odette aux sentiments obscurs), et
attire les mêmes cooccurrences lexicales, rien n'indique à la simple lecture
chronologique des volumes, que la célèbre "cocotte" et "grue" soit cygne – ce
mot au pluriel constitue même un blocage sur ce point –, le miroir ayant aussi
disparu.
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Qu'il nous soit permis en guise d'épilogue,
et puisque la base numérisée "Eluard" de Hyperbase nous y donne
immédiatement accès, de nous reporter à cet extrait du Dictionnaire du
Surréalisme : l'article "sang" nous montre la persistance du topos du Cygne
au miroir en ce début de XXe siècle, jusque dans une poésie qui veut
précisément combattre l'empire du cliché. On lit ainsi :
Le
cygne de mon sang a mangé toutes les groseilles
du monde. Le sang c'est le tain du miroir.
Le topos est réactualisé avec
Quant à L'union libre de Breton, le
blason sépare les deux termes du motif ; ils sont situés à quelques vers
d'intervalle, dans un tout autre contexte :
Ma femme aux fesses de dos de cygne [...]
Ma femme au sexe de miroir
Si l'isotopie /érotique/ est ici prééminente,
l'analyse de Rastier (1998, op. cit.) a montré le rôle spiritualisant
de l'hypallage unissant ce miroir aux "yeux pleins de larmes" qui lui succèdent
dans le poème. Si bien que la reconduction idéaliste au céleste de ces surfaces
brillantes et réfléchissantes (cf. les "mirettes") ne doit pas disparaître
sous la seule référence à la sensualité terrestre. Chacun des deux vers plaide
ainsi pour une dualité antithétique d'isotopies :
'fesses' et 'sexe' | 'miroir' et 'dos de cygne' |
/charnel/ + /caché/ + /tabou/ | /spirituel/ + /montrant/ (/brillance/) + /topos/ |
'fesses de dos de cygne' | 'sexe de miroir' |
/convexe/ + /derrière/ (ou /dessus/), voire /attraction/ par la douceur qui s'en dégage | /concave/ + /devant/ (ou /de face/), voire /répulsion/ par le renvoi d'image et la froideur que cela peut induire |
Cela sans même qu'il soit besoin d'évoquer
la synthèse entre /humain/ vs /animal/ et /être vivant/ vs
/objet/. Bref notre motif est pris, inextricablement, dans "une série d'incompatibilités
sémantiques" sur laquelle Rastier met l'accent (1998 : 40).
Précisons que le contexte de ce poème apporte
des corroborations thématiques aux deux vers qui en sont extraits : par exemple
les "hanches" de la femme sont "de nacelle" (qui, dans la topique littéraire,
tracte le cygne), "de pennes de flèche" et "de tiges de plumes de paon blanc"
(autre oiseau ostentatoire à forte symbolique divine), qui confirment la finesse
et l'élan de l'animal, son dynamisme ascendant, précisément celui qui
caractérise le syntagme "Ma femme au dos d'oiseau qui fuit vertical", alors que
les suivants "Au dos de vif-argent \ Au dos de lumière" assurent la cohésion
sémantique avec le miroir, lequel voit sa brillance reprise non seulement par
les larmes des yeux (supra), mais par le gisement d'or, de pierres
précieuses : "au sexe de placer et d'ornithorynque" –
selon un jeu de mots qui associe de nouveau l'éclat précieux et l'oiseau ; les
syntagmes "Ma femme à la gorge de Val d'or" et "aux seins de creuset du rubis"
confirmant l'inséparabilité de l'érotisme et de la riche parure. La nudité
n’équivaut plus au dénuement tel qu’il se manifestait pour le cygne au
miroir mallarméen.