Epilogue : thématique et didactique

Cette danse et ces larmes finales constituent pour le collégien deux images représentatives de l’atmosphère du roman. Elles sont néanmoins exprimées de façon plus fugitive que celles qui fascinent JE lors de ses rencontres soudaines, parmi lesquelles on citera, outre l’apparition de King (II, 2) supra,

(a) l’arrivée dynamique de Bullit : " Il était d’une beauté vraiment exceptionnelle dans l’ordre de la plénitude et de la puissance. Très grand, très long de jambes, son ossature massive […] n’embarrassait en rien la vitesse et la souplesse de ses mouvements. " (I, 5)

(b) la furie rituelle des Masaï, en l’honneur de la jeune fille : " […] c’étaient des cous longs, noirs, robustes et flexibles à l’extrême qui, dans cette dislocation des corps, semblaient le ressort essentiel. Tantôt rentrés et comme effacés, tantôt jaillissant et dressés en minces colonnes, agités de mouvements reptiliens, désarticulés invertébrés, ils menaient leur propre jeu, leur propre danse. " (II, 13)

Précisément, entre de tels fragments fort éloignés dans le récit, ce sont les paraphrases sous-jacentes au niveau lexical qui permettent d’établir des similitudes, lesquelles justifient le rapprochement intra-textuels (ainsi ‘robustes’ reprend ‘ossature massive’, ‘jaillissant’ reprend ‘vitesse’ et ‘flexible’ est synonyme de ‘souple-’) ; sans pour autant négliger les différences qui opposent les guerriers noirs au chef blanc, dont la stabilité professionnelle et familiale lui interdit la transe et la folie, et par conséquent des mouvements ‘disloqués’ ou ‘désarticulés’, même si, comme le félin, il possède une ondulation, une énergie et une duplicité ‘reptiliennes’.

Pour enchaîner avec ce dernier extrait, ces cous " tantôt rentrés, tantôt jaillissant " ont été judicieusement comparés par certains élèves aux griffes de King, elles aussi rétractiles et agressives, d’autant que, pour poursuivre sur la thématique du serpent, le détail suivant a confirmé cette similitude :

(c) " […] sur les pas de la petite fille, une forme sombre et mince se déplaçait au ras des herbes, précédée par une tête triangulaire et plate qui brillait au soleil. Est-ce que les charmes de Patricia s’étendaient aux reptiles ? " (II, 10)

Il a fallu, quelques lignes plus bas, la précision de la " lance " du morane Oriounga, ayant lui-même une attitude " furtive ", pour que soit établie la connexion métaphorique entre ce triangle de tête de serpent et l’arme blanche, mais aussi les griffes. Elle repose sur les récurrences sémiques /extrémité/, /pointu/, /rigide/, /brillant/, /danger/, /mobilité/, que les élèves ont facilement identifiées une fois comprise la situation des protagonistes, laquelle a requis un contexte plus global que la dimension de la page. L’analyse a été complétée

Ce dernier revêt une importance considérable aux yeux du collégien car il est l’instrument de l’ignoble agression d’Oriounga, qui conduira finalement la perte de l’Ami de la jeune fille, à laquelle l’élève s’identifie si aisément :

(d) " […] à la seconde même où le fer entra dans la chair de King et juste à l’instant où le sang parut, Patricia hurla comme s’il s’était agi de sa propre chair et de son propre sang. Et au lieu de retenir King de toutes ses forces, de toute son âme comme elle l’avait fait jusque-là, elle le lâcha, le poussa, le jeta droit sur l’homme noir. " (II, 14)

Passage qui précède immédiatement l’ondulation musculaire unique du corps-à-corps où " les deux crinières n’en firent qu’une " (cf. supra), laquelle relexicalise la molécule de la puissance souple associée au triplet aspectuel /imperfectif/, /duratif/, /itératif/, qui est perceptible aussi dans les images saisissantes se dégageant des fragments (a) et (b) ci-dessus. Elles attestent la présence du thème spécifique tel qu’on l’a construit à partir – mais pas exclusivement – autour des pilosités. Ce faisant, et grâce à sémantique linguistique componentielle, le cours de lecture suivie a une fonction bien particulière, celle d’ancrer l’effet que peuvent exercer sur l’imaginaire adolescent, de courts passages à dominante descriptive, dans le sens des mots qui en est la cause. Un tel fondement thématique de l’impression psychologique n’est pas forcément aride. Idéalement, le côté ludique du repérage à partir de reprises lexicales et de la paraphrase, révèle la capacité de suivre un fil autre que celui de la logique des actions (structure narrative et notion de point de vue), indicateur d’une compréhension différente et alternative du texte littéraire.

Et si l’on se place un instant du point de vue non plus du lecteur mais de l’auteur, on évitera de rapporter une telle structure du contenu – car l’on n’adhère par forcément à l’esthétique de l’inachèvement de l’analyse prônée par Barthes (S/Z) que traduit son usage exclusif du mot " structuration " – à une idée intentionnelle surgie toute prête de l’esprit de Kessel, qui n’aurait eu qu’à se matérialiser par des moyens lexicaux. A cette conception millénaire des mots comme simple instruments et reflets, plus ou moins parfaits, de l’Idée préalable, on opposera la réalité du sens en contexte, appréhendé en tant que perception de récurrences sémiques. Ce n’est qu’a posteriori qu’il peut être rapporté à des considérations d’ordre psychologiques, sociologiques, voire ontologiques, relatives aux pôles de l’acte de communication (émetteur, récepteur, référent, mais aussi entour sémiotique). Et ce, quelle que soit l’authenticité affirmée de l’expérience vécue dans le milieu africain, conforme au genre du témoignage de reporter – fût-il teinté de merveilleux, comme on a vu.

Pour en revenir à notre préoccupation didactique, on ajoutera que la perspective d’étude, telle qu’on l’a ici illustrée, et pratiquée en cours, intègre la notion classique de "champ lexical", comme le prouve l’exemple suivant :

(e) " - Non, dit Patricia avec la même inflexion morbide. Je ne veux personne. Je n’ai besoin de personne pour me défendre dans ce Parc.
Ses yeux fiévreux rencontrèrent les miens. Elle ajouta lors, comme à demi consciente […] " (II, 9)

Le taux de réussite du rapprochement des lexèmes " morbide ", " fiévreux ", " à demi consciente " a été très élevé dans la classe. On peut inverser la problématique en considérant que ce test auprès de la population collégienne confirme l’existence, en langue, du taxème //manifestation pathologique// – soit un paradigme (fondé sur la relation générique et non spécifique, comme l’était notre thème) syntagmatisé dans ces quelques lignes du récit, et qui y induit l’isotopie correspondante.

Tout cela participe de la notion centrale en pédagogie de la cohésion textuelle, mais dans une définition à base sémique qui dépasse celle qu’en donnent les Instr. Off. pour le programme de français en classe de 2° (juillet 2000)

" Elle exige la compréhension des deux moyens essentiels d’assurer la cohésion linguistique du texte que sont les termes de reprise et de progression. Les termes de reprise (pronoms, locutions…) – parfois désignés en linguistique contemporaine sous le nom de "relations anaphoriques" – ont déjà été étudiés au collège. Les grands principes de progression textuelle, de phrase en phrase, ont également été vus au collège. Les modes de relation entre thème et propos constituent un instrument efficace pour la lecture et l’analyse de textes de diverses disciplines. "

On conclura sur le fait qu’à la différence de la conception sémiotique du sème, depuis Greimas, notre étude de la textualité, dans le sillage de Rastier, considère cet " atome de sens " non comme un primitif, mais comme un invariant dans un corpus fermé (ici un roman), qui résulte d’un parcours interprétatif. Le sème tire alors sa pertinence des groupements qu’il tend à constituer (i. e. les molécules sémiques), tissant une organisation thématique pour le repérage de laquelle l’échelle globale du récit ne saurait être un obstacle, bien au contraire.

 

Références aux publications sémiotiques

- COURTES, Joseph (1989) : Sémantique de l’énoncé : applications pratiques, Hachette.
- COURTES, Joseph (1991) : Analyse sémiotique du discours, Hachette.
- GREIMAS, Algirdas-Julien (1978) : Maupassant. La sémiotique du texte, Seuil.
- GREIMAS, Algirdas-Julien (1983) : Du sens II. Essais sémiotiques, Seuil.
- RIFFATERRE, Michael (1971) : Essais de stylistique structurale, Flammarion.