Pour une lecture linéaire du sonnet de
Mallarmé
(répondant aux objectifs du
baccalauréat)
Introduction : Absence de titre, mystère du
contenu du poème à première vue confirment l'HERMETISME du sonnet. A rapporter à
la manière SYMBOLISTE de l'auteur. Lequel a très jeune perçu son impuissance à
créer : crise spirituelle qui se manifeste ici par l'épreuve qu'a à surmonter un
cygne, prisonnier des glaces. Nous verrons s'il y parvient ou non, en nous
limitant d'abord au scénario concernant l'animal seul. 3 époques se dégagent du
sonnet = 3 phases de l'action du protagoniste :
- Quatrain 1 dominé par le
futur immédiat ("va-t-il"),
- Quatrain 2 par un flash-back ou analepse
("d'autrefois", "se souvient" qui reprend "oublié", "pour n'avoir" et le passé
composé "ont fui"),
- Tercet 1 de nouveau au futur ("secouera"),
-
Tercet 2 dominé par les présents, qui, comme dans l'ensemble du poème, sont
descriptifs / duratifs (d'actualité, non de vérité générale ou
d'habitude).
Quatrain 1 :
V1: rythme ternaire donnant les 3 qualités de
l'instant présent où se passe la scène : "le bel aujourd'hui" (étrangeté d'un
tel adverbe nominalisé) : virginité, vie qui résiste et beauté, qui sont aussi 3
qualités typiques du cygne (lequel ne sera nommé qu'ultérieurement, dans un
effet de suspense) ; elles sont décalées métonymiquement par rapport à
lui.
V2 : enchaîne avec le précédent par
l'allitération en v : la scène se déroule devant des spectateurs ("nous")
assistant à un effort violent de l'animal ("déchirer d'un coup d'aile ivre").
Son ivresse manifestant l'absence de raison, comme s'il obéissait à un besoin,
une pulsion, sous la pression du danger. La fausse interrogation laisse encore
planer un espoir de délivrance, qui ne sera contredit qu'au vers 6. On peut se
demander si le point d'exclamation en fin de phrase n'introduit pas une touche
d'ironie de la part du poète devant une telle scène ou devant ses propres
tournures poétiques si singulières...
V3 et 4, syntaxiquement inséparables du fait
que le sujet du verbe du vers 3 (hante) est rejeté dans le vers 4 (le glacier) :
"Ce" = celui qui est devant "nous" : on assiste à un emprisonnement effectif
dans la glace ("lac dur" = durci par le gel) par deux épaisseurs : la première,
superficielle, est "le givre" que l'aile agitée disperse ; l'autre, profonde et
dont il est impossible de se dégager ("vols qui n'ont pas fui") est exagérément
celle d'un "glacier". Mais pourquoi une telle géographie ? Et comment s'explique
"l'oubli" d'un tel espace qui sera remémoré au vers suivant ? Mystère, de même
que sont mystérieuses les relations de ce passé avec le présent
("aujourd'hui").
Quatrain 2 :
V5 : c'est à partir de là que l'histoire
acquiert une cohérence et permet au lecteur de comprendre : il s'agirait d'un
cygne personnifié puisque doué de sentiments humains ("se souvient" ; plus loin
"ennui" et "songe de mépris"). Or il prend conscience de son existence, de son
identité ("que c'est lui"), mais laquelle ? Le poème semble toujours reposer sur
un implicite, qui contraindra à une lecture sur un autre plan
qu'animal.
V6 : antithèse évidente (après celle entre le
présent / passé / futur) entre optimisme (positif) et pessimisme (négatif) :
"magnifique" d'un côté, "mais sans espoir" de l'autre. Par rapport au Q1, on
note une confirmation de la fatalité de l'échec de la fuite
("délivre").
V7 : la cause de cet échec est donnée par la
tournure infinitive (et négative : "pour n'avoir pas") : le chant du
cygne est une expression signifiant le dernier chef-d'œuvre de quelqu'un,
bref une fin, en l'occurrence celle de sa vie. L'acte de parole implicite est
celui du reproche : l'oiseau aurait dû célébrer "la région" - encore mystérieuse
à ce stade de la lecture du sonnet - d'un paradis, désormais perdu (il
appartient à l'autrefois) ; pour ne l'avoir pas fait, le voilà
puni.
V8 : "quand" de simultanéité, soit le moment
identique où il s'est fait surprendre par la mauvaise saison et sa conséquence
glaciaire ; on a du mal à accepter la logique de ce scénario animalier (comment
a-t-il pu se laisser emprisonner ?). On verra a posteriori qu'une autre
lecture explique tous ces détails, sur un autre plan.
Figures de style :
"stérile hiver" = pléonasme ; "resplendi l'ennui" = double
oxymore : extériorité d'un éclat positif contre intériorité d'un
sentiment négatif. Par syllepse (dédoublement de sens), "ennui" ménage
la lecture animale : il lui est arrivé un ennui, concret (blanc, dur,
froid).
Tercet 1 :
Confiance du narrateur dans l'avenir :
l'animal finira par secouer la "blanche agonie" qui l'emprisonne, celle qui lui
a été infligée par l'espace du lac. "Mais non", deuxième antithèse négative
introduisant un effet de surprise par son rejet en début de vers, il ne pourra
pas échapper à "l'horreur" de ce "sol" d'eau durcie car il demeure prisonnier :
cela confirme, de façon dramatique, les deux épaisseurs, ordonnées selon l'axe
de la verticalité qui était sous-jacent à l'envol :
Ce tercet en particulier a réclamé un
rétablissement de la syntaxe ordonnée et des équivalences sémantiques avec le
premier quatrain pour retrouver une expression claire. Voilà en quoi il est
caractéristique de l'écriture hermétique.
Tercet 2 :
Après "agonie" et "hante", la mort blanche se
confirme avec "Fantôme", mot mis en relief par antéposition, comme précédemment
"Magnifique". De même "lieu" paraphrase "sol" et "espace", et "pur éclat"
renvoie à la transparence des glaces. Selon la phraséologie, le cygne est
assigné à résidence dans cette matière mortifère car il en la
caractéristique par son plumage (la blancheur brillante, la pureté vierge, la
beauté), à laquelle il se trouve identifie par mimétisme. Ce fantôme est repris
par le pronom "il" qui se distingue du Cygne final, comme si ce dernier n'était
déjà plus lui-même, déjà un mort (sur-)vivant ; mais pourquoi l'avoir sacralisé
par la majuscule, qui plus est du dernier mot du poème ?
L'immobilisation
contredit les efforts précédents : le voilà déjà résigné, et personnifié par son
sentiment de supériorité (cf. le Condor de Leconte de Lisle et le Cygne de Sully
Prudhomme). Or son "mépris", dont la froideur est encore double par
syllepse, extérieure et intérieure, est à rapporter au "pur éclat"
glacial, ce qui confère un côté positif au sentiment péjoratif, comme y tend
aussi la métaphore vestimentaire.
Ambiguïté sur l'adjectif : est-ce son
blanc emprisonnement qui est "inutile" ou bien l'oiseau lui-même ? On rappellera
ici que le concept d'inutilité, selon la norme parnassienne, est du côté de la
beauté et paradoxalement des valeurs positives. Quoi qu'il en soit, cet "exil"
renvoie à celui de l'Albatros de Baudelaire (précurseur Symboliste), ce qui
contraint, par ce poème interposé, à identifier l'oiseau au Poète. On comprend
alors que l'oiseau blanc y gagne en prestige, et que la belle "région où vivre",
à laquelle il aurait dû accéder, soit celle de l'un de ces "majestueux rois de
l'azur", couleur de l'Idéal poétique. Le sonnet qui nous occupe est donc à
relire intégralement à la lumière du scénario humain, celui d'un auteur
éprouvant un problème personnel de création, lequel a été masqué par un symbole
animalier / géographique (il consiste en fait à deux métaphores filées
entrelacées sur deux champs lexicaux dominants : "vierge, vivace, bel, coup
d'aile, lac dur, givre, glacier, vols, fui, cygne, magnifique, chanté, région,
stérile hiver, col, espace, l'oiseau, sol, plumage, lieu,
froid").
Tout concorde : l'aujourd'hui va-t-il enfin m'être
favorable et me permettre de me dégager de cette glaciation littéraire passée et
que j'avais oubliée tant elle remonte à ma jeunesse ? Si maintenant je me
souviens que je suis bien "magnifique" quand je le veux vraiment, c'est "sans
espoir" que je tente de retrouver mon inspiration car je n'ai pas su célébrer
l'Idéal en poésie (Dictionnaire : Chant = poésie lyrique ou épique), ce qui m'a
emprisonné dans la stérilité créative et va me conduire à la mort de l'esprit,
de l'âme ("l'ennui"). Je veux bien "secouer" ma torpeur, mais peine perdue ! ma
plume est bel et bien engluée dans la page blanche, désespérément "vierge". Je
ne suis plus que le "fantôme" de celui que j'aurais pu / dû être, et demeure
raté. Seul mon stoïcisme devant cette mort spirituelle me rachète et me permet
d'envisager un futur ("va-t-il") dans une résurrection positive (trace
religieuse), ailleurs que dans la page qui n'est pas fatalement déterminée par
la mort blanche…
Conclusion : Les plaisirs à lire ce sonnet
sont multiples : celui
(a) de la confidence derrière la froideur affectée, du
touchant à décrypter sous la carapace de froideur méprisante ; en d'autres
termes, le lyrisme romantique (d'un de ces "chants désespérés") perce derrière
le jeu de symboles impersonnels, comme cela était déjà le cas pour les
Parnassiens ;
(b) de la traduction ajustée, pour chaque mot, que l'on peut
constamment effectuer en passant d'un scénario à l'autre (cygne face au lac dur
// poète face à la feuille vierge) ;
(c) du suspense narratif, car les
antithèses spatiales et temporelles laissent planer une incertitude quant au
sort du protagoniste ;
(d) enfin de l'insistance des sonorités en relation
avec les significations des mots qui les contiennent, telle notamment
l'assonance obsédante en i (qui fait de ce sonnet une exception dans la poésie
française) : elle a pour corollaire la blancheur froide brillante et négative
faisant le lien entre le cYgne et son lieu immaculé : glacIer, gIvre. Sans doute
cette remarquable unité du son et du sens est-elle la manifestation que
"le bel aujourd'hui" du renouveau poétique de Mallarmé est enfin arrivé, au
moment même où ce poème est écrit, mettant un terme à un passé de stérilité
artistique.
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Quelconque une solitude
Sans le cygne ni le quai
Mire sa désuétude
Au regard que j'abdiquai
Ici de la gloriole
Haute à ne
la pas toucher
Dont maint ciel se bariole
Avec les ors de coucher
Mais langoureusement longe
Comme de blanc linge ôté
Tel
fugace oiseau si plonge
Exultatrice à côté
Dans l'onde toi devenue
Ta jubilation
nue.
A
l’instant sacré du premier fragment textuel indexé à l’isotopie
/inchoatif/ (‘prélude’, ‘naissent’, ‘se sauve ou plonge’) liée à l’euphorie
(‘blancheur’ se détachant sur fond de vert et or végétal ‘au repos’) a ici
succédé une durée /résultative-cessative/ (‘devenue’, ‘abdiquai’, ‘ôté’), où
seul le miroir des yeux féminins (‘mire au regard’) permet au JE du poète de
communier avec l’euphorie (‘exultatrice’, ‘ta jubilation’) – pour autant que la
syntaxe chaotique permette de tracer un tel parcours
interprétatif.
Voilà donc bien deux contextes où la substitution de la présence féminine aux problèmes de page blanche confère à ces cygnes déshabillés une autre virginité, une autre vivacité. Car la nudité finale a une valeur bien supérieure au voile, à cette parure de parade d’« ors » de « gloriole \ Dont maint ciel se bariole ».
Rapprocher alors Mallarmé
de Chateaubriand n’est plus un défi à l’histoire littéraire ni hors de propos,
si l’on veut bien considérer cette thématique de la Femme insaisissable
(fugacité et leurre du miroir) comme une inversion de la merveilleuse complicité
romantique, où les cygnes sont comparants du ‘nous’
amoureux :
Quand nous rencontrions un fleuve, nous le
passions sur un radeau ou à la nage. Atala appuyait une de ses mains sur mon
épaule; et, comme deux cygnes voyageurs, nous
traversions ces ondes solitaires.
Au
« blanc linge » de la surface, englobant l’oiseau, s’oppose ici la
traversée dynamique, le trajet, fût-il sinueux, dont le mot ‘fleuve’ est
l’emblème, par opposition à ‘lac’.