Harry Morgan propose quelques réfutations générales du courant sémio-structuraliste
en théorie littéraire et en sciences sociales.

1. Anti-mimétisme et anti-référentialité.
Comment le refus de la représentation a dominé les arts dans la seconde moitié du XXe siècle et,
en contaminant les sciences sociales, a abouti au refus de toute réalité.

Thomas Pavel (Le Mirage linguistique, Minuit, 1988) attribue trois caractères au sémio-structuralisme en littérature et en art : l'anti-mimétisme (le refus de la représentation), le conventionnalisme (c'est-à-dire l'idée que la part du créateur est faible par rapport aux systèmes artistiques en place, d'où l'importance des poncifs), l'anti-intentionalisme (qui nie la primauté de l'activité consciente dans l'élaboration de l'œuvre d'art).

Anti-intentionalisme et conventionnalisme reposent sur un rejet de l'individu et de la psychologie individuelle, qui découle d'une longue tradition française. On se souvient par exemple des violentes attaques d'un Marcel Mauss contre l'idée de William James de trouver dans la psychologie individuelle la source de l'expérience religieuse. Pour Mauss, " on n'a pas plus à parler de sentiments religieux que de sentiments économiques, ou de sentiments techniques. A chaque activité sociale correspondent des passions et des sentiments normaux. " (Mauss, oeuvres, T. 1, Minuit, 1968, p. 39.) Greimas est outré par l'idée de l'anthropologue G. Durand que le symbolique puisse partir d'attitudes corporelles, (selon trois dominantes réflexes : posturale, digestive et copulative), c'est-à-dire qu'on puisse prendre comme point de départ d'une réflexion sémantique le milieu humain.

L'anti-mimétisme réfute l'idée que l'art reproduit la nature. Une peinture ne serait donc jamais réaliste, elle consisterait uniquement en poncifs, et l'amateur d'art qui trouverait que " c'est la nature même " serait en réalité victime d'un phénomène appelé illusion référentielle, qui lui ferait confondre ces poncifs avec une prétendue " représentation " de la réalité, qui n'existe pas. Une telle position arrive à mélanger un truisme et une absurdité.
1. Dire que l'art passe forcément par des conventions est un truisme, comme l'a bien montré Gombrich (Art and Illusion, 1956). " Peindre la nature " est effectivement une contradiction dans les termes.
2. Ceci étant, affirmer que l'art consiste entièrement en conventions ou en poncifs est une absurdité. Pour Gombrich, les conventions n'empêchent nullement l'art d'être réaliste. Par exemple, la perspective est un fait, une donnée de la nature, et non une convention de plus, comme on l'a parfois soutenu. Gombrich propose une définition purement empirique du " réalisme " ou du " naturalisme ", qui est " ne pas donner d'information fausse ".

Les sémiologues ont en réalité procédé à un véritable coup de force théorique en isolant un caractère du langage (le lien arbitraire entre le signe et le sens), en constatant que les conventions artistiques sont elles aussi, dans une certaine mesure, arbitraires (précisément parce que " peindre la nature " est une contradiction dans les termes) et en concluant que par conséquent l'image était elle aussi un langage. Non seulement rien ne justifie une telle affirmation, mais il est extrêmement douteux que " arbitraire " ait le même sens en linguistique et dans les art ! Une fois posée cette équivalence entre le langage et les arts, on retombe forcément sur le conventionnalisme, l'idée que le créateur n'a pas de marge de manœuvre (il est un simple usager de la langue) et sur l'anti-intentionalisme, l'idée qu'il élabore l'œuvre d'art de façon essentiellement inconsciente (de même que l'usager de la langue ne se rend pas compte qu'il parle et croit communiquer directement sa pensée ; c'est ce qu'on appelle la transparence du signifiant).

On a beaucoup de mal à comprendre quelle valeur les sémiologues de l'image entendent donner à l'anti-mimétisme. Parce qu'ils sont le plus souvent enseignants, et qu'ils luttent contre les tendances instinctives de leur public (qui trouve qu'un tableau est d'autant mieux peint qu'il ressemble à une photographie), leur référence à l'anti-mimétisme prend toujours la forme d'une défense : l'étudiant est prémuni contre la tentation de s'écrier, comme un bourgeois du 19e siècle, " c'est la vie même ! " devant une peinture, l'artiste est prémuni contre l'ambition de reproduire la nature. Pour les sémiologues les plus militants, il s'agit littéralement de prêcher l'anti-mimétisme et le conventionnalisme, pour tirer les malheureux de l'erreur où ils croupissent, c'est-à-dire de l'illusion naturaliste. La sémiologie picturale devient alors une espèce de révélation quasi religieuse, de vérité cachée sous les apparences du monde : bien sûr, on ne peut pas vraiment comprendre l'anti-mimétisme, parce que selon toute apparence le portrait de Franklin Delano Roosevelt par Douglas Chandor ressemble vraiment à Franklin Delano Roosevelt, mais la sémiologie de l'image nous enseigne que cette ressemblance est trompeuse.

Débarrasser la théorie de l'image de ce mysticisme sémiologique serait un immense progrès. Si l'art ne peut pas dupliquer la nature, c'est parce qu'il n'en a pas les moyens, et non en vertu d'un mystérieux ordre du monde, qui serait celui des codes ou des structures. Comme le savent tous les étudiants de première année, la peinture d'un paysage est un bout de toile plate de quelques dizaines de décimètres carrés, qui n'est pas éclairée comme le paysage et qui ne renvoie pas la lumière comme lui, et c'est précisément pourquoi la peinture doit user de conventions. Une photographie d'une foule de quatorze juillet prise au jugé a de bonnes chances d'être illisible ; l'art d'un photographe comme Cartier-Bresson consiste précisément à cadrer de façon que le cliché soit lisible, bien composé et raconte quelque chose. Si l'on arrivait à représenter de façon convaincante aux cinq sens le monde dans ses véritables dimensions et ses proportions exactes (on peut imaginer un dieu qui ferait de l'art ou un développement idéal de l'art de la " réalité virtuelle "), l'art imiterait effectivement la nature. Ce n'est pas le cas pour les arts existants, qui sont donc condamnés à user de procédés, tout en pouvant, le cas échéant être parfaitement réalistes.

Quant au mystérieux ordre des structures, il sert à étayer une distinction fallacieuse. En cherchant à imiter la nature, les mauvais artistes s'arrêteraient littéralement à la surface des choses : ils se contenteraient d'analogies superficielles entre le représentant et le représenté. Les bons artistes iraient au-delà des apparences et restitueraient l'identité des structures entre représentant et représenté. C'est ce que dit par exemple Lévi-Strauss dans ses entretiens avec Georges Charbonnier (Plon-Julliard, 1961). Une telle distinction est inappliquable à l'histoire de l'art occidental. D'abord parce que le projet mimétique est parfaitement légitime (on peut évidemment décrire les natures mortes de Chardin comme une collection de pots et de cadavres d'animaux, mais une telle appréciation n'est pas le signe d'une grande compétence en matière picturale !), ensuite, parce que le peintre maîtrise forcément ce que les sémiologues qualifient de structures. C'est, si l'on veut, le grand secret de la peinture occidentale. Des portraits de femmes par Rossetti comme Reverie, Monna Vanna ou Proserpine, sont en réalité des proto-Picasso, car l'artiste a dû démantibuler les corps avant de les reconstituer.

On peut ajouter qu'il y a un anti-mimétisme intelligent et un anti-mimétisme idiot. Chez Cézanne, c'est la peinture qui nous intéresse et non spécifiquement le fait qu'il peigne des pommes ou une montagne. Cependant, il n'y a aucune raison d'en conclure que peindre des pommes est stupide et que la seule peinture qui vaille est celle qui ne représente rien. L'affirmation - fût-elle universelle - que les plus grands peintres américains du XXe siècle sont Pollock, Rothko et De Kooning nous renseigne sur la position idéologique de la critique à un moment donné, et dans une moindre mesure sur l'état du marché, mais pas du tout sur la peinture américaine moderne.

L'anti-mimétisme atteint même des domaines artistiques a priori aussi peu suspects de " naturalisation " que la musique. L'avant-garde musicale n'est plus seulement atonale, mais renonce à la musicalité même, c'est-à-dire aux bases physiques du son musical, remplacé par le bruit ou par une " masse sonore ". Le musicologue niera même la pertinence de la notion de notes (il n'existe que des rapports). La détestation des nombres par les mathématiciens bourbakistes (les nombres n'existent pas vraiment, il n'existe que des patates et des flèches) rappelle la détestation du référent musical par les sémiologues.

L'anti-mimétisme s'applique aussi à la littérature (le récit étant considéré lui aussi comme une forme de représentation) et la position n'est pas mieux fondée que pour les arts. L'affirmation de Todorov (Qu'est-ce que le structuralisme ? - Poétique, Seuil, 1968 et 1973, notamment p. 36-37) qu'un récit suit soit les lois de son genre soit les idées communes n'empêche pas que toute littérature entretienne des rapports avec un référent, qui est un monde réel ou imaginaire. Même si on admet que la représentation du monde n'est pas la fin ultime en littérature, évacuer comme sans importance le contenu d'une œuvre est inadmissible.

L'anti-mimétisme dépasse le domaine des arts et des lettres, et représente une tendance générale des plus préoccupantes dans les sciences humaines, en tous cas en France. On pourrait parler dans ce cas d'anti-référentialité : toute référence à une réalité quelle qu'elle soit est honnie. La sociologie s'intéresse aux représentations sociales (de même que le sémiologue s'intéresse aux significations), et non plus à une quelconque réalité sociale, perçue comme une notion métaphysique. La médiologie s'intéresse à la façon dont les médias transmettent des symboles qui s'organisent en systèmes plus ou moins durables. Le fait que les contenus des médias correspondent, au moins de temps en temps, à une réalité n'est tout simplement pas pris en compte. L'historien lui-même se penche sur la " signification " de tel ou tel événement (par exemple dans les rapports de force entre des groupes ou des institutions, ou dans l'évolution des mentalités), sans prendre position sur les faits, dont la valeur de vérité est désormais considérée comme impossible à établir. Beaucoup de débats intellectuels prennent de ce fait l'allure d'un jeu où la règle non écrite est l'interdiction de faire référence à une quelconque réalité. Est éliminé (passe pour un benêt) l'intervenant qui a le malheur d'invoquer un fait. Il commet la même faute que la personne de culture moyenne qui, interrogée sur un livre lu ou un film vu, commence à " raconter l'histoire ".

Un exemple caricatural d'anti-référentialité est le débat savant sur la délinquance ou la violence. Confrontés à des statistiques préoccupantes sur l'augmentation de la délinquance et l'apparition de nouvelles formes de criminalité (par exemple les activités criminelles d'enfants), les universitaires, chercheurs au CNRS et autres " sachants " oscillent entre deux attitudes : soit ils traitent de la réalité, mais c'est alors sous la forme pasteurisée de statistiques - et le jeu consiste à les manipuler de façon à nier le problème (les statistiques annuelles du ministère de l'intérieur n'ont pas d'importance car la violence a baissé sur le long terme ; les statistiques prouvent seulement que la police est plus efficace) -, soit ils rejettent entièrement la réalité, et le phénomène de la violence est envisagé dès lors comme une pure représentation sociale, ce qui permet de cantonner le débat au " sentiment d'insécurité " des populations. Le discours populaire sur la violence exprime " une simple impression " ou des " phénomènes symboliques de médiatisation " (en clair : ce sont les médias qui entretiennent la panique). C'est ce sentiment d'insécurité qu'il importe d'étudier (et non la prétendue augmentation de la délinquance), car c'est lui qui fonde des politiques publiques plus ou moins répressives. Comme on le voit, ce type d'analyse débouche clairement dans le sophisme : la délinquance est pour les victimes une réalité, et non une " simple impression " ; l'Etat a pour mission d'assurer la sécurité des personnes, et non leur " sentiment de sécurité ".

Enfin, le discours des médias eux-mêmes est contaminé à son tour par l'anti-référentialité, ce qui signifie que même les journalistes (qui, par définition, sont censés traiter de l'actualité et non de représentations sociales !) tendent à interpréter les événements dans une optique sémiotique. Quand, dans un pays quelconque, en Afrique, en Asie ou en Europe centrale, la population révoltée incendie le parlement, l'immeuble de la télévision et le siège du parti politique au pouvoir, les commentateurs parlent invariablement de " symboles ", comme si ce qui comptait n'était pas la réalité des actes mais leur " signification ". Mais les cibles en question sont tout simplement des objectifs stratégiques : les manifestants sont en train de renverser le pouvoir et non de renverser des symboles. Arrivée en bout de course, l'anti-référentialité est devenue un poncif et un tic intellectuel : tout événement disparaît continuellement derrière son " sens ".


2. Les vérités désagréables : Le sémio-structuralisme et la trappe à littérature.
Comment une bande de minus a réussi, dans le dernier tiers du XXe siècle, à disqualifier le projet littéraire.

" La pensée littéraire n'est pas seulement digne d'être accueillie parmi les discours de connaissance ; elle a aussi des mérites particuliers. Ce qui s'exprime à travers des histoires ou des formules poétiques échappe aux stéréotypes qui dominent la pensée de notre temps ou à la vigilance de notre propre censure morale, qui s'exerce avant tout sur les assertions que nous parvenons à formuler explicitement ; les vérités désagréables - pour le genre humain auquel nous appartenons ou pour nous mêmes - ont plus de chances d'atteindre à l'expression dans une œuvre littéraire que dans un ouvrage philosophique ou scientifique. " Todorov, La Vie commune, essai d'anthropologie générale (Seuil, 1995, p. 12).

La seconde moitié du XXe siècle a vu un assaut contre la littérature, mené par des théoriciens persuadés de détenir une science supérieure, qui leur permettait de percer les secrets des oeuvres, et dont les bases étaient la linguistique (sémio-structuralisme), l'hégelianisme et le marxisme (matérialisme dialectique), à quoi il faut rajouter le courant sociologique.

Vue à travers ces prismes, la littérature possède trois caractères. Elle est : 1. Transparente, c'est-à-dire entièrement et définitivement interprétable. (Mais il faut noter le revirement de ce qu'on appelle parfois le post-structuralisme, qui postule au contraire qu'on n'a jamais fini d'interpréter.) 2. Suspecte idéologiquement (le récit est foncièrement réactionnaire, non dans son contenu, mais dans son principe même). 3. Historiquement datée. En 1969, Gérard Genette (Figures II) annonce carrément que le récit est, comme l'art pour Hegel, une chose du passé.

Cette mise en accusation de la littérature n'est pas toujours explicite. Todorov, Kristeva, sont remplis de propos emphatiques et transis sur la notion de littérature, l'essence de la poésie, etc. Mais cette littérature est devenue un concept à peu près abstrait, elle n'est analysable que comme discours, elle résulte du travail de la langue, et seul un sémiologue, armé de la linguistique, et accessoirement de la psychanalyse et du marxisme, peut la définir et énoncer ses propriétés. L'auteur n'intervient pas activement dans ce travail de production, qui le traverse.

En conséquence, le projet romanesque lui-même a été mis en cause, et les romanciers se sont trouvés devant les options suivantes : 1. Abandonner les formes traditionnelles au profit d'une forme " libre ". 2. Créer une forme nouvelle, expérimentale (Nouveau Roman ou recherches du " premier Sollers "). 3. Sur-systématiser les formes traditionnelles, par l'imposition de " contraintes " (Pérec), ce qui dote l'œuvre d'une structure selon les vues des sémiologues (elle à la fois cachée et contraignante).

Pour le public cultivé, il a découlé de cet assaut théorique un divorce entre ses opinions et ses pratiques, les gens continuant naturellement à lire des romans bien écrits et bien composés, mais jugeant cette forme désuète et craignant de passer pour des nigauds. Ceci explique en partie le succès auprès du " grand public cultivé " de genres comme le roman policier, réserve, chasse gardée (mais l'image est ici insuffisante, il faudrait plutôt parler de maison close de bonne tenue).

Cinq tendances de la critique contemporaine, toutes cinq amenées par le courant sémio-structuraliste, permettent de faire passer la littérature à la trappe ou de la dépouiller d'elle-même :
1. Le remplacement de l'oeuvre par ses abords. La critique savante manifeste une préférence pour le brouillon, le carnet, l'inédit, l'inachevé, officiellement parce que cela permet de découvrir le " travail de production " du texte, en réalité parce que l'écrivain s'y présente en caleçon et ressemble davantage à un péquin et que cela permet de liquider l'œuvre en liquidant l'auteur.
2. Un goût exclusif pour le ratage ou le cas-limite. Mallarmé, Proust, Kafka sont de grands écrivains. Mais ce qui intéresse le sémiologue dans Mallarmé est la trituration phraseuse, dans Proust, les inégalités, dans Kafka, les velléités et l'impossibilité d'achever. Des auteurs olympiens ou des œuvres parfaites n'intéressent personne.
3. L'engouement pour le style oral. Claudel, Céline, Duras, Beckett, sont les grands auteurs du XXe siècle parce que leurs livres ne sont pas faits pour une lecture silencieuse. Il s'agit dans ce cas d'une liquidation de la littérature par exclusion ; il n'existe que l'oralité.
4. L'œuvre comme structure vide. Le Saint Graal du structuralisme est l'œuvre dénué de sens, le signifiant sans signifié. Dans La Notion de littérature, Todorov va jusqu'à écrire " Rimbaud [dans les Illuminations] a élevé au statut de littérature des textes qui ne parlent de rien, dont on ignorera le sens - ce qui leur donne un sens historique énorme. " Le sémiologue rêve d'une poésie qui, à l'image de la sémiologie, ne se préoccuperait que de structures ou de relations. Barthes, dans Critique et vérité, lacanise cela : le sujet de l'œuvre est " un vide autour duquel l'écrivain tresse une parole infiniment transformée (insérée dans une chaîne de transformation), en sorte que toute écriture qui ne ment pas désigne, non les attributs intérieurs du sujet, mais son absence. [Note de Barthes : On reconnaît ici un écho, fût-il déformé, de l'enseignement du docteur Lacan à son séminaire de l'Ecole pratique des hautes études.] Le langage n'est pas le prédicat d'un sujet, inexprimable ou qu'il servirait à exprimer, il est le sujet. " (Critique et vérité, O. C., T. 2, p. 47.) Et Barthes précise : " En ajoutant son langage à celui de l'auteur et ses symboles à ceux de l'œuvre, le critique ne "déforme" pas l'objet pour s'exprimer en lui, il n'en fait pas le prédicat de sa propre personne ; il reproduit une fois de plus, comme un signe décroché et varié, le signe des œuvres elles-mêmes, dont le message, infiniment ressassé, n'est pas telle "subjectivité", mais la confusion même du sujet et du langage, en sorte que la critique et l'œuvre disent toujours : je suis littérature, et que par leurs voix conjuguées, la littérature n'énonce jamais que l'absence du sujet. " (Critique et vérité, O. C., T. 2, p. 47.)
5. L'extrêmisme sociologique. Il s'agit, en affirmant un déterminisme rigoureux, de liquider l'oeuvre en l'attribuant au milieu. Pour la critique sociologisante, les hommes de lettres sont le reflet de leur temps et ils ne perçoivent pas plus les déterminants sociaux qui les contraignent que le poisson ne voit l'eau dans laquelle il nage. Pour la critique sémio-structuraliste, ils sont le reflet des structures, ce qui revient au même et rend sans intérêt la grande bataille des structuralistes contre la critique historicisante. L'auteur n'a aucune marge de manœuvre (conventionnalisme) ni aucun contrôle sur son œuvre (anti-intentionalisme).

Malheureusement, les écrivains sont le plus mauvais exemple. Comme le note Todorov, revenu à de meilleurs sentiments, dans le passage qui sert d'exergue à ces feuillets, la tâche de l'écrivain est précisément d'échapper aux conventions et aux stéréotypes (c'est-à-dire aux structures !) et il a presque une obligation morale de se détacher de son époque. Il existe d'ailleurs un genre littéraire de la lucidité (sociale ou sémiologique) : c'est la satire. Du point de vue d'un sociologue, le Flatland d'Abbott (1884) est tout simplement impossible, car un Victorien ne peut en théorie considérer la société victorienne de l'extérieur, comme peut la voir, à un siècle de distance, un historien des mentalités, pas plus qu'il ne peut, du point de vue d'un sémiologue, percevoir les contraintes qui structurent la prose victorienne, comme peut les percevoir le sémiologue lui-même, se livrant à une analyse textuelle. Et pourtant le livre d'Abbott existe !

Un auteur peut échapper complètement à son époque. C'est vrai même pour le roman d'imagination scientifique ! Defontenay a écrit un roman planétaire (Star, ou Psi de Cassiopée) en 1854, quarante-trois ans avant Wells, soixante-seize ans avant Stapledon. Et il ne s'agit pas, comme on pourrait le penser, de fantaisie, de merveilleux déguisé, de génies ou d'anges, mais de véritables extraterrestres avant la lettre. Lovecraft présente un décalage inverse, car il écrit dans les années 1920 et 30 une prose qui, pour l'aspect scientifique, reprend les thèmes à la mode de la génération précédente (éther, quatrième dimension de l'espace) - et qui, littérairement parlant, eût été à sa place dans le Blackwood's magazine du milieu du 19e siècle (quoique The Dream-Quest of unknown Kaddath soit plutôt de la veine symboliste). Naturellement, il y a un prix à payer pour ce genre de décalage. Il est peu probable que Defontenay ait eu beaucoup de lecteurs de son vivant. C'est Queneau qui l'a redécouvert. Lovecraft a publié sa prose dans des pulps et dans des revues de " journalisme amateur ", et n'a jamais tenu en main un volume de ses œuvres. Son influence fut aussi considérable que tardive.

La remise en cause de l'entreprise littéraire ne convainc donc guère. Par contre, les spécialistes de sciences humaines sont le meilleur exemple de leur thèse, parce qu'ils sont effectivement prisonniers des structures de leur temps et de leur milieu (incarnées dans les postulats et les règles de leur discipline) et qu'ils ne produisent que le seul discours possible dans le cadre de leur institution.


3. Roland Barthes et la lyophilisation de la littérature.
Comment les improvisations d'un auteur qui a théorisé ses lubies mais qui était dans l'air du temps
sont devenues des mots d'ordre du monde littéraire et ont tenu lieu de "science" de la littérature.

L'une des principales entreprises de blanchiment de la littérature est celle de Roland Barthes annoncée dès Le Degré zéro de l'écriture (1953). Qu'est-ce que le degré zéro de l'écriture ? Ce charabia ne vient pas de la physique (il ne s'agit pas d'un zéro absolu, d'un " moins deux cent soixante seize degrés celsius " de l'écriture, où la littérature cesserait d'exister), mais de la linguistique et précisément de Brøndal (Barthes avoue l'emprunt dans Tel Quel automne 1971, repris dans O. C., T. 2, p. 1307-1324). En phonologie, un phonème zéro a pour fonction propre de s'opposer à l'absence de phonème : c'est la différence entre le zéro et l'ensemble vide. On trouve donc un degré zéro de parenté chez Lévi-Strauss, un degré zéro de l'unité linguistique chez Jakobson. En littérature, le degré zéro serait l'écriture blanche des contemporains de Barthes, par exemple Duras, ou une littérature qui ne ressentirait plus le besoin de " faire littéraire ", dont le modèle indépassable serait le théâtre de Brecht, tel que Barthes le voit jouer par le Berliner Ensemble.

Chez Barthes, le rabâché " pourquoi écrivez-vous ? ", dérive vers l'inquisitorial : " de quel droit écrivez-vous ? " Le Degré zéro de l'écriture révèle, sous une apparente neutralité, une hostilité foncière vis à vis de l'écrivain et de sa production, hostilité qui est celle du petit bourgeois, et qui conduit Barthes, sous la guise d'un système sémiotique, à faire le procès non de l'illusion, ni du style, ni d'aucun des éléments du roman, mais, de façon générale et presque abstraite, de l'activité littéraire, abrité derrière l'idée discutable que le littérateur et le lecteur seraient dupes de la fiction.

Ce n'est évidemment pas un hasard si Le Degré zéro de l'écriture (1953) coïncide avec le lancement par DeWitt Wallace, fondateur du Reader's Digest, du Condensed Book Club (1950), dont le but avoué est de délittérariser la littérature. Un roman " condensé " du Reader's Digest est dépouillé de son style (de sa littérature), et ne conserve que les traits principaux de ses personnages et le canevas de son intrigue. Ses lecteurs ne cherchent pas de la littérature (ils n'en ont pas le temps) mais des faits. Leur but n'est pas de lire un livre mais d'en prendre connaissance, de savoir de quoi il parle (pour ne pas avoir l'air d'idiots dans les dîners en ville).

Rhétorique barthésienne

Tout Barthes est contenu dans ses tics de langue, la lecture plurielle, le pluriel du texte (puisqu'on ne peut jamais achever l'interprétation), le texte (puisqu'il n'y a plus d'oeuvre), l'écriture (puisqu'il n'y a plus d'auteur), le travail (ou le travail de production : " le travail de Flaubert "), l'énonciation (l'écriture est une énonciation), ou cet autre, tout emprunt de fausse modestie, qui consiste à dire " ma recherche ", à la fois garant d'un sérieux universitaire et excuse commode pour tout inachevé, toute incohérence, une recherche, par définition, n'étant jamais terminée. La " recherche " excuse le flou extrême de la pensée, qui la rend impossible à résumer (on peut seulement décrire des cercles autour) et qui amène, en lieu de table des matières, la " table raisonnée " de S/Z. Chez Kristeva, cela deviendra, en toute modestie, un " index des interventions théoriques ", à la fin de pages qui sont littéralement dénuées de sens et qui se contentent de remuer des notions disparates.

Un procédé constant de la rhétorique barthésienne est la nomination. Baptiser un phénomène, c'est l'expliquer. Le monde de La Bruyère est défini par la clôture, et la clôture crée la mondanité. Chez Racine, on observe le revirement, la division, la faute. Quand le substantif n'existe pas, il faut le créer, de préférence à partir d'une autre catégorie grammaticale, verbe, adverbe, etc. Il faut écrire l'affiche (pour le fait d'afficher). Il faut écrire " un ailleurs de l'oeuvre ". Eventuellement, on a recours au néologisme (l'italianité dans la célèbre étude de la réclame pour les pâtes Panzani). Enfin, pour que le mélange prenne, il faut convoquer un lexique qui soit clairement étranger à l'objet étudié. Le côté " goûteur " et le côté " tactile " de Barthes font ici merveille : " une certaine compacité du fard des courtisans, ici épais, appuyé, là lisse, distingué... Ne donnent-ils pas au signifié obvie comme une sorte de rondeur peu préhensile... le feuilleté de sens " (L'Obvie et l'obtus, Seuil, Collection Tel Quel, 1982, p. 43-58, citation p. 56 ; aussi : O. C., T. 2, p. 867-884). On écrit, de cette façon, le sémiologique, qui n'est pas un langage scientifique, mais qui donne l'illusion de la scientificité, à cause de cette légère tricherie sur chacun des termes, qui paraît du coup avoir un sens technique. Un sémiologue de la bande dessinée parlait au sujet de la présentation des sunday pages américaines d'un appareil protocolaire de bien de consommation. Pourquoi appareil ? Pourquoi protocolaire ? A quoi riment cette référence à la pompe (appareil, selon Littré, c'est la disposition de ce qui a grandeur et pompe) et cette référence à la diplomatie (" protocolaire ") ? Le sémiologue écrit-il protocolaire parce que les textes, en linguistique textuelle, renvoient à des discours, et que le titre de la sunday page trouve par conséquent son origine dans les formules de salutation des Ouolofs ? Ou bien protocole est-il à prendre au sens premier de registre où l'on dresse les actes : l'appareil protocolaire est alors la pompe de la disposition paginale, mais qu'est-ce qui caractérise cette pompe ? Pourquoi bien de consommation ? Certes, la bande dessinée, comme toute forme d'art ou de fiction, est consommée par un public. Mais l'opposition avec des biens de production ou des biens intermédiaires a-t-elle un sens ? Il est possible que notre sémiologue ait fait quelque observation utile, qui serait seulement obscurcie par son style sémiologique. Mais combien d'ouvrages présentent, sous prétexte de dévoiler un code, un système, une structure, le fin mot d'une organisation quelconque, une description pompeuse et inepte, basée sur une opposition quelconque ? " La housse est un mode de vie, une esthétique, une morale [sic]. Elle est à la fois la marque de l'apparat, de l'aisance ostentatoire - on est logé assez au large pour disposer d'une pièce dont on ne se sert que dans des occasions particulières - et celle de l'économie domestique parcimonieuse, de la protection attentive du patrimoine mobilier, etc. " écrit un essayiste, retraçant l'enfance d'un écrivain français. Il faudra faire un jour le décompte des niaiseries de cette veine qu'a pu produire le XXe siècle, à la suite de Roland Barthes, et avec la même intention de dévoiler le fin mot d'une idéologie qui, en se donnant pour naturelle, se rendrait invisible.

Un autre tic de langage barthésien le révèle en entier. Dans ses entretiens radiophoniques, Barthes, quand il parle de lui-même, se définit comme une structure. (S'il aime la peinture et la photographie, s'il n'aime pas la bande dessinée ou le cinéma, c'est à cause de sa structure personnelle.) Quand il se définit comme sujet, c'est pour se poser en objet étudiable par la science, comme un rat de laboratoire (" je suis un sujet qui rêve peu, ou qui croit qu'il rêve peu "). On retrouve ici le refus de la psychologie individuelle, base philosophique et morale du structuralisme, qui va jusqu'au refus de l'individualité. Mais comme Barthes entend continuer à faire part de ses idées, son individualité revient sous cette forme aberrante d'une structure personnelle. Le choix terminologique définit donc le projet barthésien, éminemment affectif sous son apparat scientifique, et qui consiste littéralement à faire la théorie de ses manies. De plus, il situe l'homme lui-même, en coquetterie avec l'institution universitaire (il perçoit une bourse de recherche pour une thèse qu'il n'écrira jamais), vocation ratée d'écrivain, qui présente ce double mouvement de réussite malgré l'institution (les cours à l'école pratique des hautes études, le Collège de France) et d'aveu, tout empreint de coquetterie, de sa vocation d'auteur. (" - Vous-même, êtes-vous un écrivain ou un écrivant ? - Je voudrais être un écrivain. " L'Express, 31 mai 1970, O. C., T. 2, p. 1017-1030, citation p. 1029.)

Un dernier caractère de la prose barthésienne est autant un trait stylistique qu'un trait de personnalité : c'est l'indifférence. Indifférence ne signifie pas détachement et équanimité. Quand Barthes est attaqué, il se défend furieusement, mais cette réponse n'est jamais à propos et l'important, semble-t-il, c'est que la théorie soit bonne pour lui, qu'elle plaise à son coeur. Attaqué par Picard à propos de Sur Racine, Barthes répond, dans Critique et vérité, par des arguments idéologiques : la critique traditionnelle accepte la modernité jusqu'à un certain point, puis la mesure est comble et elle tonne ; la critique traditionnelle ne peut accepter une position métalangagière (elle trouve inadmissible que le langage parle du langage) ; la critique traditionnelle est prisonnière d'un vraisemblable qui est (une fois encore) inattaquable parce qu'il se donne pour naturel : " Etant ce qui va de soi, [le vraisemblable] reste en deçà de toute méthode... " (Critique et vérité, O. C., T. 2, p. 20). Enfin, Barthes fait une glose grammaticale des critiques dirigées contre lui, pour relever leur caractère pénal, religieux, normatif en un mot. Tout cela est très joli, mais si Barthes a écrit des inepties sur Racine, dont il connaît très mal l'oeuvre, pas du tout l'univers intellectuel, il importe peu que la critique traditionnelle accepte ou non le métalangage et l'invraisemblance. Jamais la méthode n'a parue aussi étique et démunie.

L'auto-référentialité *

Précisément parce qu'il a fait la théorie de ses lubies, les positions de Barthes sont déjà lisibles dans des textes " de jeunesse " (de jeunesse relative, en 1942 : il a 27 ans), publiées dans la revue de son sanatorium. Il s'est contenté par la suite de leur chercher des prétextes scientifiques. L'emprunt à la linguistique, le lancement de la sémiologie ne sont pas autre chose que ces prétextes.

A propos du Journal de Gide, Barthes écrit : " Notre époque, en quelques-uns de ses plus grands écrivains (à vrai dire depuis Edgar Poe) pourrait bien se définir par ceci, que l'artiste y démonte lui-même les procédés de la création et s'intéresse à eux presqu'autant qu'à son oeuvre. C'est qu'on vient de comprendre que l'art est un jeu, une technique (cela date du jour où les Français inventèrent la formule de l'Art pour l'Art. Voir Nietzsche : Par-delà le bien et le mal, aph. 254). Je ne crois pas mésinterpréter Valéry en disant qu'il s'est fait poète pour pouvoir rendre un compte exact des procédés de la poétique. D'où l'étonnant Journal d'Edouard, et aussi, maints passages du Journal. " (Notes sur André Gide et son " Journal ", in Existences, n° 27, juillet 1942.)

A propos de L'Etranger de Camus, où Barthes n'a pas du tout reconnu l'influence de l'école behavioriste américaine (dont il ignore vraisemblablement l'existence), il note : " Peut-être bien qu'avec L'Etranger, - sans trop exagérer l'importance de cette oeuvre - se lève un nouveau style, style du silence et silence du style, où la voix de l'artiste - également éloignée des soupirs, des blasphèmes et des cantiques -est une voix blanche, la seule en accord avec notre détresse irrémédiable. " (Réflexion sur le style de " L'Etranger ", in Existences, juillet 1944.)

Dans le premier cas, on a reconnu l'auto-référentialité, Graal structuraliste de l'oeuvre qui dévoile son fonctionnement, au lieu de dévoiler banalement un contenu. Dans le second, on trouve le degré zéro, qui n'a pas encore son étiquette tirée de la linguistique. Malheureusement, il est impossible de plus mal comprendre Gide (et en particulier le fameux Journal d'Edouard dans Les Faux Monnayeurs), qu'en croyant qu'il a voulu faire le roman du roman. Gide lui-même est on ne peut plus clair à ce sujet (Journal, 17 mars 1931). Le Journal d'Edouard ne donne pas le point de vue de Gide, Edouard n'est pas Gide, le but de Gide était de peindre Edouard de l'intérieur, de laisser deviner son caractère à travers ses observations. N'en déplaise à la génération d'universitaires qui a ânonné que les Les Faux Monnayeurs sont modernes parce que le roman intègre le point du vue du romancier, et ont parlé de mise en abîme, de réflexivité, de fonction auto-référentielle, métalinguistique, etc., s'il y a une origine au Journal d'Edouard, ce sont les romans victoriens partiellement écrits sous forme de journaux intimes, comme ceux de Wilkie Collins. (Notons en passant que la notion de mise en abîme est un apport théorique de Gide lui-même, qui emprunte l'expression à l'héraldique, mais que la mise en abîme gidienne n'est évidemment pas la mise en abîme sémio-structuraliste.)

Science et littérature

Pour être validée, l'analyse sémio-structuraliste devrait mettre en lumière une série d'éléments indéfiniment répétés et les règles de leur combinaison (c'est précisément ce qu'on appelle un code ou une structure - et si la littérature est censée se prêter à une telle analyse, c'est précisément parce qu'elle se ramènerait à ce que Barthes appelait, à l'âge de 27 ans, un jeu, une technique). En pratique, on obtient soit une analyse textuelle classique, pas différente de celle de n'importe quelle autre école axée sur le texte plutôt que sur les déterminants sociologiques, par exemple le new criticism, le formalisme russe, les études d'Auerbach, etc., soit des considérations sur la technique romanesque, parfois fructueuses, comme chez Genette, mais que les références à la linguistique obscurcissent plutôt qu'elles ne les éclairent, soit encore, dans le pire des cas, des considérations théoriciennes qui remuent obsessionnellement les géniales intuitions des auteurs et sont parfois dangereusement proches du non-sens. Quoi qu'il en soit, la doctrine est remarquable surtout par ses contradictions. Nous en citerons quatre :
1. L'analyse privilégie les structures, c'est-à-dire de grandes formes abstraites, mais jamais on ne s'est autant englué à la surface du texte (parfois jusqu'à l'exégèse quasi talmudique, Althusser, Derrida).
2. le fondement de la méthode est le binarisme saussurien (le principe d'oppositivité), mais l'analyse débouche dans une nubosité emphatique (l'inter-texte, la mer des significations, l'océan des interprétations, le vide lacanien autour duquel vibrionnent les significations).
3. La doctrine est associée à l'avant-gardisme littéraire et artistique, mais elle est profondément anti-moderne. La rhétorique des lycées du XIXe siècle, à la Fontanier, est débarrassée de ses toiles d'araignée, parce qu'elle permet des efforts classificatoires que le sémiologue trouve délectables et qui lui tiennent lieu de science. En effet, du moment qu'il exerce ses facultés logiques, il est convaincu de produire de la science, même si ses classifications n'ont aucun intérêt concret (elles n'augmentent pas d'un iota notre compréhension de la littérature).
4. La doctrine privilégie une approche hypertechnicienne, voire scientiste, mais elle débouche dans l'irrationalité ou une hypothétique " troisième voie " entre raison et poésie. Du fait du refus de toute réalité (anti-référentialité), la doctrine procède par pure intellection ou par pure ratiocination.

Le principe de contradiction

Une caractéristique de Barthes est qu'il se contredit d'ouvrage en ouvrage, tout en présentant avec aplomb ses apports théoriques comme décisifs et en renvoyant avec hauteur tout ce qui s'est écrit jusque là à des tâtonnements pré-scientifiques. Le plus important de ces revirements a été pris en compte par la critique et on parle couramment d'un premier Barthes, structuraliste, qui croit que le sens est réductible en codes (c'est-à-dire en combinaisons d'éléments selon des associations permises et défendues, opinion encore défendue par Barthes dans Critique et vérité), et d'un second Barthes, post-structuraliste, qui émerge avec S/Z et qui ne croit plus aux codes : on ne peut jamais trouver le sens d'un texte, on ne peut que continuer à broder l'infinité des interprétations.

Mais une telle distinction entre un premier Barthes structuraliste et un second Barthes post-structuraliste (en attendant un troisième et dernier Barthes qui reviendrait enfin au référent, c'est-à-dire au réel, juste avant de se faire écraser par une camionnette de blanchisserie), si elle peut avoir un intérêt stratégique pour les innombrables talents qui se sont placés dans l'optique barthésienne, c'est-à-dire qui ont choisi de faire d'un état quelconque des lubies barthésiennes un corps de doctrine, ne résout pas grand chose au fond. La contradiction est un trait permanent de Barthes et on la décèle même à l'intérieur d'une œuvre. Attardons nous sur le cas de S/Z.

Dans S/Z, Barthes reste fidèle en apparence à la notion de codes. Il en distingue cinq, qui lui paraissaient épuiser la signification de la nouvelle de Balzac qu'il étudie (Sarrasine) : code herméneutique (une énigme se pose et se dévoile après des manœuvres dilatoires de l'auteur ; notons que le terme d'herméneutique est assez surprenant dans ce contexte), code sémantique (qui désigne le signifié de connotation), code symbolique (rebaptisé " champ symbolique ", probablement en hommage à Lacan ; l'antithèse est un élément essentiel du code symbolique, mais on y trouve aussi fantastique ou castration), code proaïrétique, celui des actions et des comportements (par exemple : promenade, assassinat, rendez-vous), enfin codes culturels (renvoyant à un savoir quelconque, par exemple mythologie, peinture ou " la psychologie du parisien ").

Mais d'un autre côté, la méthode apparaît très peu structuraliste, puisque Barthes se contente de recopier le texte de la nouvelle de Balzac qu'il étudie, avant de la découper en tronçons qu'il appelle des lexies et de préciser quels codes sont à l'œuvre. Il y a un double profit à cette démarche. D'une part, Barthes se donne par ce moyen l'impression de comprendre comment Balzac écrit, ce qui correspond tout à fait à sa lubie, vigoureusement exprimée dans Critique et vérité, de se mettre à égalité avec l'auteur. Nous croyons qu'il faut prendre cette idée de réécriture dans son sens le plus littéral. En recopiant Sarrasine, Barthes a l'impression de piger au fur et à mesure comment c'est fait et, littéralement, de récrire la nouvelle, c'est-à-dire d'en devenir à son tour l'auteur, à égalité avec Balzac. Barthes a décrit, au moment de la rédaction de S/Z, une sorte d'euphorie ou d'extase sémiotique, ce qui tend à prouver que, dans son économie intime, ce travail de recopiage-décodage lui apportait un bénéfice considérable et inespéré. Deuxièmement, en détaillant le jeu des codes, Barthes ramène le travail de Balzac à une sorte de cuisine douteuse qui consiste à recycler des restes. En effet, on s'aperçoit rapidement que les fameux codes herméneutique, proaïrétique et culturels consistent essentiellement en poncifs. On retrouve donc ici la thèse structuraliste de l'incapacité de l'écrivain ou de l'artiste traditionnel à produire du neuf (conventionalisme), qui conforte en retour l'idée que Barthes est l'auteur à égalité avec Balzac, puisqu'écrire, ce n'est qu'écrire selon le code, et que Barthes lecteur vient de prouver qu'il maîtrise celui-ci. " Bien lire, c'est virtuellement bien écrire, à savoir écrire selon le symbole. " (Critique et vérité, O. C., T. 2, p. 39, note 1.)

Cette adhésion apparente aux codes est cependant contredite par la thèse principale de Barthes, qui est qu'il n'y a pas de sens unique du texte. Barthes oppose le lisible, forme obsolète de littérature, où l'écrivain garde le contrôle, et qui souffre du double péché mortel d'univocité et de linéarité, au scriptible, forme révolutionnaire de littérature où le lecteur est censé récrire le texte, jouer avec ses données pour produire une infinité potentielle de sens. On trouve ici un reste de marxisme, puisque ce que Barthes veut abolir, comme le fait très justement observer Pavel (Claude Bremond, Thomas Pavel, De Barthes à Balzac : Fictions d'un critique, critiques d'une fiction, Bibliothèque Albin Michel Idées, 1998), c'est la division du travail entre un auteur-producteur et un lecteur-consommateur. Une telle position se heurte évidemment aux limites de l'expression artistique.

En somme, si les codes-poncifs (dont la liste devra être refaite dans l'analyse de chaque œuvre) sont faciles à identifier dans Sarrasine, c'est parce que ce texte appartient à la forme obsolète du lisible. Mais, d'un autre côté, ces codes ne sauraient fonder une lecture univoque de l'œuvre, car toute lecture opère par définition dans le domaine du scriptible. Telle est donc la contradiction fondamentale de l'analyse. Il faut à la fois décrire l'œuvre comme sans surprise, parfaitement réglée par les poncifs, au point que la lire c'est la récrire, et, simultanément, faire valoir que cette œuvre ne peut avoir de sens clair, et en particulier pas celui que son auteur a prétendu lui attribuer.

De l'importance donnée au scriptible découle un revirement spectaculaire, bien mis en évidence par Bremond et Pavel (op. cit.). Dans Mythologies, Barthes présente ce que Pavel nomme avec un rare sens de la formule un " marxisme stylisé ". Ce que Barthes appelle encore le mythe, et qu'il appellera plus tard, en empruntant l'expression à Hjelmslev, le signifié de connotation, est le moyen par lequel le bourgeois fait passer son idéologie pour naturelle, ce qui en déguise la scélératesse. Barthes explique donc qu'" en traitant les "représentations collectives" comme des systèmes de signes on pouvait espérer sortir de la dénonciation pieuse et rendre compte en détail de la mystification qui transforme la culture petite-bourgeoise en nature universelle. " Et il ajoute : " Pas de sémiologie qui finalement ne s'assume comme une sémioclastie. " (Note liminaire à Mythologies, février 1970.) Mais, dans S/Z, ce signifié de connotation, pris en compte au titre du code sémantique, devient brusquement la technique herméneutique par excellence, car il échappe à " l'ordre irréversible " (c'est-à-dire à la linéarité, bête noire du sémio-structuralisme) des codes herméneutique et proaïrétique.

Barthes va donc, tout en affirmant la fin des herméneutiques littéraires, produire, à titre d'illustration de ce que pourrait être le scriptible, une interprétation personnelle de S/Z, qui se trouve être une autre histoire, elle même parfaitement linéaire (qui est donc un triomphe du lisible, mais d'un lisible personnel à l'exégète) et qui, pour couronner, n'a rien à envier aux interprétations les plus outrées de l'école du " génie comme névrose " (du style : l'auteur était homosexuel, bisexuel, impuissant, bègue, etc.). Il s'agit dans l'espèce d'une parodie de psychanalyse particulièrement grotesque : Sarrasine ne raconterait pas les amours fatales du sculpteur Sarrasine pour un castrat travesti qu'il prend pour une femme, mais la contamination de la castration, qui finit par guetter le narrateur et enfin le lecteur lui-même. Il n'est pas douteux que l'outrance même de cette interprétation soit censée démontrer la toute-puissance du scriptible : peut-être Barthes compte-t-il que le lecteur soit soulagé de n'être pas castré à la fin de la lecture de Sarrasine ou de S/Z. Reste que proposer une interprétation complètement arbitraire et passablement délirante à la fin d'un livre qui prétend déjouer le projet même de l'interprétation littéraire ne témoigne pas d'une grande logique ni d'une grande cohérence.

Du ratage en littérature

Presque tous les structuralistes ont eu volonté de faire une oeuvre littéraire - Barthes n'est que le plus voyant - et ils se sont placés eux même dans une position de compétiteurs vis à vis des hommes de lettres à l'ancienne mode, dont ils usurpent notamment la position de contre-pouvoir face à l'institution universitaire, supposée rigidifiée et dogmatique. On retrouve donc, sous forme de demi-mesures vergogneuses, des pratiques comme le pseudonyme (Barthes, Foucault, Derrida ont modifié leur prénom, mais pas leur nom).

Quant à la littérature en question, on en pense ce qu'on veut. Le compromis entre rationalité et poésie donne des résultats discutables (" Mais tout en nous rapprochant du noyau infinitif et actif du différer, "différance" (avec un a) neutralise ce que l'infinitif dénote comme simplement actif, de même que "mouvance" ne signifie pas dans notre langue le simple fait de mouvoir, de se mouvoir ou d'être mû. La résonance n'est pas davantage l'acte de de résonner. " Derrida, La Différance). Dès qu'on s'embarque en littérature, on retombe dans les poncifs, c'est-à-dire dans le lisible honni. L'Empire des signes de Barthes déguise sous le style sémiologique la suffisance pontifiante du touriste qui " fait " un pays et pourra à son retour disserter sur le caractère et les coutumes de ses habitants. A en juger d'après L'Obvie et l'obtus, la notion que le même Barthes a du haiku renvoie aux conventions de l'orientalisme (c'est-à-dire à des notions qui n'ont jamais existé que dans l'imagination des Européens). Pour illustrer ses idées sur le théâtre de Brecht, Barthes propose un haiku maison : Bouche tirée, yeux fermés qui louchent, Coiffe basse sur le front, Elle pleure. On retrouve ici l'idée que le haiku offrirait un relatif vide de sens. L'eschatologie structuraliste du " signifiant sans signifié " rejoint donc la vieille sornette selon laquelle les orientaux sont des adorateurs du vide (ils pratiquent le " zen ", ils cherchent " le nirvana ", c'est-à-dire " l'annihilation "). Mais Barthes confond aussi, en bon petit bourgeois français, le haiku avec le ver libre. En réalité, le haiku est si codé (il suit le patron fixe de 5-7-5 vers, il a nécessairement pour thème les saisons) qu'on publie des dictionnaires de haiku destinés à permettre aux scripteurs de vérifier qu'ils n'ont pas accidentellement récrit un haiku déjà existant. Toujours en ce qui concerne l'orientalisme barthésien, on peut noter une confusion regrettable dans le titre de L'Empire des signes : l'empire du milieu, c'est la Chine (Chûgoku). Le Japon (Nihon), c'est le pays du soleil levant. Parler d'empire au sujet du Japon ramène les mauvais souvenirs du militarisme japonais. En somme, le programme orientaliste de Barthes n'est pas différent de celui d'un capitaine de la marine marchande coquettement fardé (Pierre Loti) ou d'un diplomate catholique à l'accent champenois (Claudel), mais sa culture est bien en-deçà de celle de ses prédécesseurs (Loti sait assez de japonais pour tâter dans la conversation de l'hypothétique en ba) et, littérairement, il est très inférieur aux deux.
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* Autotélique (quelque chose qui est son propre but, par exemple, on blogue pour bloguer et non pas pour communiquer) et autoréférentiel ne sont pas identiques. Un weblog peut tout à fait être autoréférentiel sans pour autant être autotélique. Mais s'il finit par ne parler plus que de lui-même, il risque de n'avoir plus de but en-dehors de lui-même : il devient autotélique. Le jeu est autotélique : il ne vise que sa propre fin; on joue pour jouer ! Il semble donc "pauvre" au premier abord. Mais ce même jeu, en fonction des joueurs, du lieu, du moment, etc... se transforme au cours des parties : il est évolutif... Alors ? Le jeu va pouvoir être une activité transitoire, il va permettre de tester et d'améliorer l'environnement physique (activité, aménagements, etc...) et humain (relations entre enfants et avec les adultes) de l'enfant. Le jeu à donc du sens en lui-même , et va être un outil possible pour donner du sens aux autres activités.


4. « Rendez le Russe et on oubliera ce qui s'est passé » :
Comment Greimas kidnappa un éminent folkloriste soviétique et ce qui s'ensuivit.

Les travaux de Greimas, basés sur la sémantique structurale (la sémantique est la branche de la linguistique qui s'occupe de la signification), ont dominé les études du récit pendant trente ans et le modèle de Greimas est toujours enseigné dans les universités et sert de temps en temps à fonder un article, une thèse ou un ouvrage. Greimas a mis son système au point progressivement. Comme on pouvait s'y attendre, le modèle de Greimas, extrêmement élaboré et qui repose sur un formalisme impressionnant, n'a jamais fait l'ombre d'une vérification expérimentale ; on s'est contenté d'affirmer que telle œuvre répondait parfaitement au modèle greimassien et on s'est rabattu subsidiairement sur l'idée que si le modèle greimassien n'était peut être pas exactement universel, du moins il s'appliquait merveilleusement à des formes narratives inférieures et rétrogrades comme la bande dessinée. (Nous avons montré que le modèle de Greimas ne s'applique pas plus à la littérature dessinée qu'à n'importe quelle autre littérature.) De plus, le modèle souffre de nombreuses carences et contradictions et son succès n'est explicable en dernière analyse que par un effet de snobisme des universitaires, qui l'ont invoqué et l'invoquent encore parce qu'il présente le degré d'abstraction et de technicité qui leur paraît conforme à une démarche scientifique.

L'un des aspects les plus critiquables du modèle est l'emprunt fait par Greimas à un honnête folkloriste soviétique qui s'appelait Vladimir Propp. Quelques mots d'explication sont nécessaires ici. Comme tous les structuralistes, Greimas part de la théorie que le récit fonctionne selon les mêmes principes que la langue. Il cherche donc des structures syntaxiques du récit, similaire aux structures de la langue. Greimas distingue en particulier trois couples d'actants (les actants sont des fonctions syntaxiques et ne doivent pas être confondus avec les personnages) : sujet-objet, destinateur-destinataire, adjuvant-opposant, qui correspondent à trois fonctions grammaticales : sujet-objet, complément d'attribution, complément circonstanciel.

En second lieu, Greimas est, comme tous ses collègues, fasciné par l'idée des structures cachées, que le sémioticien est seul à pouvoir découvrir grâce à son puissant outil d'analyse. Il existerait donc une structure immanente (ou " structure sémantique profonde ") du récit, sous-jacente à un " niveau apparent " de la narration, et on passerait de l'un à l'autre par une série d'étapes ou " paliers " constituant le parcours génératif : la syntaxe fondamentale, la syntaxe sémio-narrative, la syntaxe discursive. Greimas applique aux structures narratives cachées un modèle hérité d'Aristote, le carré sémiotique. Il suppose que la syntaxe narrative est basée sur les transformations des quatre éléments du carré sémiotique. Naturellement, cette idée est un simple postulat. Personne n'a jamais démontré que Cendrillon repose sur le carré sémiotique " être vs. paraître " (contraires), " non-être vs. non-paraître " (subcontraires).

Greimas se base sur Vladimir Propp (Morphologie du conte, Seuil, Points, 1970 [1928]) deux fois : 1. pour établir son modèle actantiel, à partir du modèle actantiel à sept personnages de Propp, et 2. pour établir son modèle fonctionnel (décrivant la structure du récit lui-même). C'est ce modèle fonctionnel greimassien inspiré de Propp que nous critiquerons dans ces feuillets (ce qui ne signifie pas que le modèle actantiel de Greimas ait plus de sens !). Propp a montré que tous les contes merveilleux russes reposent sur la combinaison de 31 fonctions (un exemple de fonction est : " 23. Le héros arrive incognito chez lui ou dans une autre contrée "), qui peuvent être présentes ou absentes dans un conte donné, et qui peuvent éventuellement se répéter, mais qui, en tous cas, se succèdent toujours dans le même ordre. Cette étude représente un incontestable triomphe de la science soviétique, parce que Propp a effectivement décrit une morphologie du conte merveilleux russe (la morphologie est l'étude des formes et, plus généralement, l'étude des lois qui régissent une structure).

Greimas reprend cette rigoureuse étude empirique, réduit les fonctions à des oppositions binaires, les trafique de son mieux (les 31 fonctions dégagées par Vladimir Propp, qui font le canevas du conte merveilleux russe, sont ainsi réduites à 20, Greimas ayant " couplé " autant de fonctions que possible, dégageant de la sorte des " catégories sémiques ") et arrive à l'idée que le récit merveilleux russe (et, selon lui, tous les récits de l'humanité depuis l'origine des temps !) suivent les mêmes étapes, qu'il a réordonnées en trois épreuves qu'il qualifie respectivement de qualifiante, décisive et glorifiante (Sémantique structurale, p. 192-203).

L'emprunt de Greimas à Propp motive deux séries de critiques. Il révèle pour commencer le caractère purement spéculatif de la méthode. Greimas part d'un matériau déjà classé par le folkloriste soviétique, et non d'un corpus de contes merveilleux russes. (Ailleurs, Greimas part d'une thèse sur l'univers de Bernanos, mais il ne se base pas sur l'œuvre romanesque de Bernanos elle-même). Ce matériau est ensuite combiné de façon purement logique, sans aucune considération pour le référent.

Un exemple éclairera le vice méthodologique. Greimas couple la fonction 8 " l'agresseur nuit à un membre de la famille " et la fonction 8a " il manque quelque chose à l'un des membres de la famille ". Ce couple " traîtrise vs manque " est présenté comme le résultat d'un crescendo de privations (après l'extorsion d'un renseignement, un acte de tromperie ; après l'acte de tromperie, une traîtrise, sous la forme d'un vol ou d'un rapt), et Greimas fait correspondre, en bout de course, à toutes ces privations des restitutions symétriques : à la traîtrise répondra la punition du traître et au manque répondra la restitution du Bien à la communauté et la récompense du héros lors du mariage.

Une telle description, cohérente dans l'absolu, perd toute pertinence si on l'examine in concreto. Vladimir Propp note que la fonction 8 " traîtrise " est tout simplement le moment où l'intrigue se noue. Il n'y a aucune raison de la considérer comme appartenant à une sorte de préface, ce que fait Greimas. Quant à la démonstration sur la " série redondante de privations ", elle s'écroule quand on considère que la traîtrise ne consiste pas toujours en un vol ou un rapt ; l'agresseur peut tout aussi bien " tourmenter quelqu'un chaque nuit ", ou " déclarer la guerre ".

A l'extrême, Greimas raisonne non sur le modèle fonctionnel lui-même, mais sur des étiquettes langagières (traîtrise, mandement, etc.) qu'il a mise sur les fonctions proppiennes en traduisant approximativement la version anglaise de Morphology of the Folktale dont il dispose, et il ramène le contenu des fonctions proppiennes au contenu sémantique des fameuses étiquettes. Il est évidemment impossible d'arrive à un résultat utilisable de la sorte, précisément parce qu'une histoire ou un fragment d'histoire ne peut pas se réduire à un mot !

Symétriquement, on constate que le modèle de Propp est complété, c'est-à-dire que Greimas ajoute au modèle des éléments qui sont logiquement nécessaires dans sa description, mais nullement dans celle de Propp ! Greimas arrive ainsi à décrire les fameuses épreuves, qualifiante, principale et glorifiante, à structure identique, qui n'existent pas chez Propp. Par contre, il est difficile d'expliquer pourquoi des fonctions telles que" le héros reçoit une marque " ou " le héros est poursuivi " ne figurent pas dans le modèle, sinon par le fait qu'elles n'ont pas le degré d'abstraction requis (il est évident le héros ne reçoit pas une marque, qu'il n'est pas poursuivi dans tous les récits de l'humanité !).

L'emprunt fait à Propp suscite une deuxième série de critiques, encore plus fondamentales. Le modèle de Propp ne correspond en réalité qu'à celle d'un seul modèle de contes (il s'agit des contes merveilleux, classés dans l'index d'Aarne et Thompson sous les numéros 300 à 749). Pavel (Le Mirage linguistique, Minuit, 1988, p. 153) note que " La morphologie d'un seul conte-type [Le Tueur de dragons] aura de la sorte servi de fondement à la sémiologie narrative de tous les récits, voire de tous les phénomènes de signification. " D'autre part, Propp n'a jamais eu en tête une sorte de modèle universel et abstrait, même dans le domaine restreint du conte merveilleux russe. Son ouvrage postérieur, Les Racines historiques du conte merveilleux (Gallimard, 1983 [1946]) révèle que Propp est de la lignée des Andrew Lang, des Frazer (Propp retrouve dans le conte russe le motif de l'emprisonnement des rois et des filles menstruées, étudié par Frazer dans Le Rameau d'or), des Pierre Saintyves (dont il retrouve l'idée que le mythe est l'exégèse d'un rite, en particulier d'un rite d'initiation ; ce n'est pas, comme on peut le penser, le rite qui " rappelle " le mythe). Propp voit dans le conte populaire la survivance d'une littérature néolithique, nous renseignant sur les coutumes des premiers âges. Cette thèse est rendue compatible avec le matérialisme dialectique au prix de quelques contorsions. Une phrase de Marx est citée " La modification de l'infrastructure économique entraîne une transformation plus ou moins rapide de toute l'énorme superstructure " et commentée ainsi : " Les mots "plus ou moins rapide" sont très importants... C'est ainsi qu'il se forme un décalage, extrêmement intéressant et précieux pour l'observateur. Cela signifie que le conte a été créé sur la base de formes de production et d'organisations sociales précapitalistes ; lesquelles exactement, c'est ce qu'il convient d'étudier. " (Heureusement pour Propp, Engels dans L'Origine de la famille, 1884, s'est penché sur les systèmes de parenté chez les Indiens des plaines, décrits par Lewis H. Morgan, et il a décrit les sociétés des primitifs comme un état de l'humanité précédant la division en classes. Propp peut donc repérer les institutions primitives dans les contes russes sans risquer la déportation ou l'assassinat.)

La méthode de Morphologie des contes ne sert donc qu'à tracer fermement les contours de l'objet, préalable indispensable à son étude. En effet, Propp ne peut prendre les contes pour argent comptant ; il ne croit pas au diffusionnisme (à la thèse en vogue au début du 20e siècle de l'origine indienne des contes), ni aux universaux symboliques de l'école du mythe naturel (le dragon serait, dans toutes les cultures, un symbole solaire), ni à la psychanalyse. Par contre, il croit tout à fait au comparatisme et admet que les contes de cultures différentes contiennent les mêmes façons de voir. Encore une fois, les contes sont le legs d'une société préhistorique, d'un passé depuis longtemps disparu ; par conséquent ceux qui transmettent ces contes (la paysannerie russe) en ont depuis longtemps perdu le sens, et les contes subissent des transformations, dont il faut trouver les lois (par exemple un bâton de marche, qui est l'une des choses dont on se munit en vue d'un voyage dans l'autre monde, devient une arme). Lorsqu'on a restitué le conte dans son intégrité, on peut déterminer quelle croyance ou quel rite il rappelle. (L'isba sur pattes de poules de baba Yaga est en réalité une cabane d'initiation, c'est-à-dire une entrée du royaume des morts, et Ivan un chamane qui veut entrer dans le royaume des morts). Il n'est pas étonnant que Claude Lévi-Strauss ait détesté Les Racines historiques du conte merveilleux et l'ait violemment dénoncé (article repris dans Anthropologie structurale 2) !

Le formalisme de Morphologie du conte apparaît, en conclusion, comme un préalable indispensable pour pouvoir interpréter les contes, du fait que la logique d'ensemble du conte impose la structure de détail et que chaque élément, dans des contes du même type, ne prend sens que par rapport à l'ensemble. C'est donc faire un très grave contresens que de supposer que pour Propp les divers éléments du conte sont sans intérêt, seule comptant sa structure abstraite. Greimas présente avec un rare aplomb sa réduction des fonctions de Propp à des catégories sémiques comme un corrigé du travail du Russe (" La première partie de l'analyse, qui constitue une sorte de corrigé de la réduction des fonctions, se trouve ainsi achevée... " Sémantique structurale, p. 202). Il s'agit en réalité d'une véritable trahison (l'intention de Propp est explicitée dans Morphologie du conte, notamment p. 131-132).

Les Racines historiques du conte merveilleux permettent accessoirement de vérifier la pertinence de l'interprétation greimassienne du modèle de Propp. Le motif final du mariage et de l'accession du héros au trône dans Le Tueur de dragons appartient, dans la description de Propp, à un cycle de la succession dynastique (en rapport avec le thème du roi qui meurt, étudié par Frazer), secondaire par rapports aux deux cycles principaux du conte populaire (et qui se confondent sans cesse), le cycle de l'initiation et le cycle funéraire. Ce noyau thématique est sans aucun rapport avec l'opposition sémantique " rupture vs. rétablissement de contrat ", dégagée par Greimas. (Sémantique structurale, p. 195-196). Propp écrit ceci : " Les "tâches difficiles" ne précèdent pas seulement le mariage, elles précèdent aussi l'accession au trône du héros. Nous verrons plus loin qu'une telle accession s'accompagne de la mise à mort du vieux roi. Entre les tâches, la mise à mort du vieux roi et l'accession au trône, il existe une relation. " (Racines, p. 441). Suit une citation de Frazer : " Chez quelques peuples aryens, à un stade donné du développement social, existait la coutume de transmettre l'hérédité royale ou le sang royal, non par les hommes mais par les femmes, ainsi que celle de transmettre le trône de génération en génération à un homme d'une autre tribu, parfois à un étranger, en lequel, en vertu de son mariage avec une des princesses, devenait roi du peuple de sa femme. Le conte populaire, dans d'innombrables variantes, raconte l'histoire d'un coureur d'aventures, parvenant dans un pays étranger et faisant en sorte d'obtenir la main de la princesse et, avec, la moitié du royaume. Ce conte populaire est probablement l'écho lointain d'une coutume parfaitement réelle du passé. " (Frazer).

On comparera cette référence au roi qui meurt et au matriarcat original avec l'analyse de Greimas, qui écrit ceci : " Cette homologation théorique, qui nous a permis de concevoir A [C'est-à-dire mandement/acceptation] comme "établissement du contrat", nous autorise maintenant à réinterpréter la dernière fonction du récit, désignée par Propp comme "mariage". En effet, si le récit tout entier a été déclenché par la rupture du contrat, c'est l'épisode final du mariage qui rétablit, après toutes les péripéties, le contrat rompu. Le mariage n'est donc pas une fonction simple, comme le laisse supposer l'analyse de Propp, mais un contrat passé entre le destinateur, qui offre l'objet de la quête au destinataire, et le destinataire-sujet, qui l'accepte. Le mariage doit, par conséquent, être formulé de la même façon que "mandement" vs "acceptation", avec cette différence, toutefois, que le contrat ainsi conclu est "consolidé" par la communication de l'objet du désir. " (Sémantique structurale, p. 196).

Encore une fois, on est en présence d'une pure construction intellectuelle. Un lecteur scientifique pourrait être tenté de se réfugier derrière la différence des méthodes et valider l'usage par Greimas d'un formalisme abstrait. Mais, en bonne science, si les axiomes et les postulats (par exemple l'introduction des catégories sémiques telles que mandement vs. acceptation) sont parfaitement légitimes dans le cadre d'une méthode logico-déductive, dès lors qu'on introduit des données empiriques, il faut les établir. C'est donc à Greimas de prouver que le vrai sens du mariage et de l'accession au trône est le " rétablissement du contrat ". Il se trouve que le sens du motif ne correspond à rien de réel. En d'autres termes, l'interprétation de Greimas est totalement arbitraire.