Dialogue avec l’approche sémio-linguistique du Lion

Une étude sur la structuration du contenu de ce roman ne saurait ignorer celle qu’a naguère donnée J. Courtés d’un fragment de ce récit. C’est sans goût de la polémique ni arrière-pensées, mais par simple exigence exégétique-herméneutique qu’il convient de réfuter certains points de son exposé.

D’un point de vue théorique, d’abord, la thématique telle que nous l’entendons ne se limite pas aux contenus abstraits, par opposition aux concrets relevant du niveau dit figuratif. Le caractère artificiel de cette dichotomie éclate lorsque J. Courtés est contraint d’introduire la catégorie intermédiaire du figuratif abstrait (1991 : 162-172). Concrètement, la thématique du syntagme du premier chapitre " Le jour commençait à peine " se compose non seulement de l’isotopie dite ‘profonde’ /aventure/ (dont la perception requiert un contexte plus élargi) mais aussi de l’inhérente /inchoatif/ (début de) et de l’afférente /clarté/. Chacune est constituée d’une récurrence sémique et l’on ne voit pas ce que l’analyse gagnerait à séparer la dernière des précédentes sous prétexte qu’elle serait moins abstraite qu’elles.

Venons-en plus précisément à l’application concernant le Lion. Le fait que notre analyse se situe à l’échelle globale aboutit à des conclusions inverses à celles de J. Courtés qui restreint son étude à la zone locale du chapitre clé, celui de l’apparition de King en II, 2 (1989 : 22-48, repris dans 1991 : 168, 198). Or ce n’est que dans un fragment de cet épisode que les sèmes /mouvement/, /lumineux/, /grand/, /haut/ – pour nous en tenir à ceux qui sont le plus directement liés à nos molécules sémiques supra – sont modalisés par le thymique /dysphorie/. Voilà pourquoi l’on juge fragiles les résultats obtenus à une telle échelle de localité. Prouvons-le :

Corrélativement, comment accepter le constat inverse de J. Courtés selon lequel dans ce récit " la douceur est pour ainsi dire de type négatif " (1989 : 38) ? Une telle assertion se voit contredite par l’incipit où se succèdent dans une même " tendresse mélancolique " le singe joueur, la frêle gazelle et " le soleil encore doux ", ce qui n’est pas rien en Afrique. De même pour King : la douceur de sa crinière est le corrélat physique de son attitude intelligente. Le message de sa maîtresse Patricia étant que les bêtes doivent être comprises, dans leur quiétude, dans leur équilibre fait d’une alternance entre calme et agression.

Sur ce récit argumentatif exotique, J. Courtés plaque la catégorie lévi-straussienne /nature/ vs /culture/, banalisée en sémiotique. Or les exemples justificatifs qu’il apporte (" le front de la bête fauve " à quoi répond " le poitrail de Bullit " ; 1989 : 31-32) ne révèlent en fait qu’une humanisation et une animalisation mêlées. Leur inclusion dans la catégorie philosophique ne les concerne que de loin et semble un artefact, tant la démonstration est peu probante. En outre, on ne voit pas pourquoi l’amitié devrait relever exclusivement de la culture, de la domestication – à la façon de l’apprivoisement du renard par le Petit Prince – alors que le récit évoque d’emblé l’amitié des bêtes sauvages " existant hors de la maison et du " temps de l’homme " (I, 1), ainsi que ce refus non négligeable de la jeune initiatrice : " les bêtes ne veulent pas de vous, dit enfin Patricia. Avec vous, elles ne peuvent pas s’amuser en paix, en liberté, comme elles en ont envie, comme elles en ont l’habitude. " (I, 2)

Concernant la méthode, il est piquant de constater qu’au moment où Courtés affirme que " l’approche sémiotique est de type non réductionniste, contrairement à ce que l’on croit souvent " (1989 : 34), il perpétue ce coup de force de la " grille " de lecture imposée, qui fut un grief fréquemment adressé à la critique structurale. Tel est le cas de la fameuse isotopie /érotique/ elle aussi plaquée sans réelle justification. Certes les verbes de contact avec la fourrure du lion (" caresser, fourrageait, frottez, touchais ") pourraient la signifier, mais dans un contexte favorable et en l’absence de contre-indications, telle la dé-sexualisation de Patricia qui est patente tout au long du récit, ne serait-ce que par sa perte de féminité due à sa coupe de cheveux " en boule " la faisant passer pour un garçon aux yeux de JE. En outre si l’on a parlé de la maîtresse de King, c’était dans le sens de la maîtrise, ce que confirme sa volonté d’une relation purement maternelle avec le lionceau devenu adulte, dont elle dit ne pas vouloir remplacer les " femmes " lionnes – avec lesquelles elle veut seulement s’entendre (II, 11) ; sa jalousie envers ses rivales n’est autre que celle d’un enfant à qui échappe son " jouet ".

On en conclut que la construction locale du sens le méconnaît en faisant taire l’influence souvent déterminante du contexte global.

De nouveau la contradiction peut être levée en accordant aux sèmes aspectuels toute l’importance qu’ils revêtent dans la présentation des (ré)actions. En effet ne sont dysphoriques que celles indexées au triplet /ponctuel/ + /singulatif/ + /perfectif/ (" le lion releva la tête et gronda ", " sa queue balaya l’air ", " sa gueule s’ouvrit ", " Patricia tira violemment sur la crinière ", " j’avançai ") vs le triplet inverse lié à l’harmonie euphorique /duratif/ + /itératif/ + /imperfectif/ (" les pattes énormes jouaient ", " je voyais la distance diminuer ", " Kihoro veillait ", " je continuai ", " n’arrêtez pas ", " continuez à parler ", " je ralentis peu à peu le mouvement ", " ses yeux allèrent une fois, deux fois, trois fois ", " il m’étudiait "). Cela concorde avec l’analyse de /lumineux/ supra.

Incidemment ces relevés d’indexation auront montré que l’opposition aspectuelle transcende temps et modes, mais aussi la paire discours\récit, inopérants du point de vue sémantique.

C’est par l’effet du second triplet que le dynamisme se trouve réduit à une apparence de statisme, conformément à la duplicité du félin. Il en va de même, concernant notre thème, avec " le flot de la crinière se répandait ", syntagme qui baigne la scène d’un calme terrible de force tranquille. Le trait /itératif/ pourrait être identifié au duratif discontinu de Courtés, étudiant lui aussi les aspects (1989 : 60-66), si l’auteur n’excluait pas précisément de cette catégorie les verbes de contact avec le pelage déjà cités " caresser, fourrageait, frottez, touchais ", lesquels, manifestement, sont ceux d’actions itératives.

Son analyse n’emporte pas l’adhésion non plus lorsqu’elle scinde le dynamisme en " mouvement de proximité " (la caresse) et " mouvement vers le bas " (la crinière tombante), qui pourtant relèvent du même second triplet aspectuel, mais aussi de la même molécule de l’euphorie. De sorte qu’un tel distinguo nuit à la mise en évidence de la cohésion textuelle thématique.

Terminons cette étude du mouvement avec les deux dernières phrases du roman : " Patricia se mit à pleurer comme l’eût fait n’importe quelle petite fille, comme n’importe quel enfant des hommes. Et les bêtes dansaient. "

Le jeu aspectuel y est déterminant. Au sème /inchoatif/ de 'se mit à' s’adjoignent /perfectif/, /ponctuel/, /dysphorie/ d’une tristesse enfin épanchée (après sa rétention, sous le choc de la mort de l’Ami par le père) : un ordre nouveau pourra s’installer, celui d’un comportement d’une enfant qui se range – voire résigne – à la norme 'des hommes', selon le vœu de sa mère.

En revanche le triplet /imperfectif/, /duratif/, /itératif/ de l’imparfait final oppose le mouvement ondulatoire et continu d’un ordre animal imperturbable toujours modalisé par /euphorie/. On constate l’ambiguïté de ce ‘et’, dont la valeur conjonctive n’empêche pas la disjonction et l’antithèse. La clausule paraphrase les syntagmes lus quelques lignes auparavant sur la " danse folle et sacrée " où " les bêtes les plus lourdes […] se déplaçaient calmement " et où les plus légères " se mêlaient […] dans une ronde sans fin, ni pesanteur, ni matière ". L’harmonie se décline alors pour la jeune fille sur le mode de la séparation et de l’autonomie de chacun des deux mondes (platement humain vs divinement animal), ce qui explique que le contact avec la pilosité (sens /tactile/ et cas /locatif/) n’ait plus lieu.