Rôles thématiques et narratifs des véhicules hippomobiles dans le roman réaliste

Madame Bovary - L'éducation sentimentale - Bel-Ami - Une vie
(G. Sand) - (Stendhal) - (Dumas) - (Balzac) - (Zola) - (Proust)
Données chiffrées - Epilogue : grille sémique

L'étude suivante résulte de recherches scolaires menées dans l'enseignement secondaire, où l'on a proposé (imposé) à des classes de 4ème et 3ème une même entrée dans 4 romans dits classiques, pour le projet didactique visant à cerner une œuvre complète. Si les précisions relatives aux moyens de locomotion, comme d'ailleurs celles des tenues (thème générique du vêtement) ou de la composition des repas (thème de l'alimentation), sont un élément indispensable au "cahier des charges" (cf. Hamon) d'un romancier dit réaliste, il va de soi que nous ne prétendons pas ici définir ce genre. Néanmoins à travers ces détails descriptifs qui donnent une image de certains transports et contribuent ainsi à créer une impression référentielle typique de la seconde moitié du XIXème siècle, nous n'adopterons pas le point de vue du documentaire historique sur l'époque, mais chercherons à cerner les valeurs sémantiques (i.e. sèmes afférents) que leur confère chacun des quatre romans de Flaubert et Maupassant mentionnés ci-dessus, la filiation entre ces deux auteurs augmentant la cohésion de l'ensemble. Au-delà du plaisir de la découverte de toute une nomenclature, c'est la localisation de ces noms dans un contexte précis, à chaque fois, qui nous a intéressés, en tant que créateur de valeurs distinctives - auxquelles la grille finale aboutira.

Pour cette tâche, l'outil informatique s'est avéré d'une efficacité redoutable. Permettant de passer d'occurrence en occurrence, sans craindre la tentation de l'exhaustivité du relevé, pas plus que la lassitude que pourrait engendrer la profusion des données, l'arrêt régulier sur texte numérisé a naturellement donné lieu à des remarques lors du cours, dans le dialogue élèves/professeur, que les commentaires ci-joints reformulent librement. Passons donc en revue ces extraits et gloses.

Les classifications lexicographiques ont été requises pour l'intelligence des extraits concernés; par exemple celles de l'Encyclopédie de Diderot et d'Alembert : "VOITURE, s. f. (Gram. & Comm.) ce qui sert à voiturer & porter les personnes, leurs hardes, les marchandises, & autres choses que l'on veut transporter & faire passer d'un lieu dans un autre. Il y a des voitures particulieres & des voitures publiques, des voitures par eau & des voitures par terre. On appelle voitures particulieres, celles qu'ont les particuliers pour leur utilité ou commodité, & qu'ils entretiennent à leurs dépens; telles que les carrosses, berlines, chaises de poste, litieres, &c. Les voitures publiques sont celles dont chacun a la liberté de se servir en payant par tête pour les personnes, ou tant de la livre pesant pour les hardes, marchandises, ou autres effets. Ces voitures sont encore de deux sortes; les unes qu'il n'est permis d'avoir & de fournir qu'en vertu d'un privilege; comme sont les chariots, charrettes, fourgons, & chevaux de messageries, les coches & carrosses qui partent à des jours ou heures marquées pour certaines villes & provinces, & les caleches, chaises, litieres, & chevaux de poste & de louage. Les autres voitures publiques sont celles qu'il est permis à toutes sortes de personnes d'entretenir, d'avoir, & de louer, comment & à qui ils jugent à-propos; de ce genre sont les haquets, charrettes sur ridelles, chariots de voituriers, rouliers, chasse-marée, &c. [...] Les carrosses ont différens noms, eu égard à leur structure; il y a des carosses proprement dits, des carrosses coupes, des caleches, des berlines, &c. [...] La berline est une allure très commode en voyage : elle est plus legere qu'un char, & moins sujette à verser. [...] Fiacre : c'est ainsi qu'on appelle tous les carosses de place; ce nom leur vient de l'image de saint Fiacre, enseigne d'un logis de la rue saint Antoine où on loüa les premieres voitures publiques de cette espece. Elles ont toujours été si mauvaises & si mal entretenues, qu'on a donné par mépris le nom de fiacre à tout mauvais équipage."
Ou, de façon plus scolaire, celles du Petit Robert : "Voitures utilisées pour les travaux agricoles, les transports (carriole, char, chariot, charrette, fardier, haquet, tombereau). Voiture de poste (malle). Anciennes voitures pour voyageurs : berline, break, boghei, cab, cabriolet, calèche, carrosse, chaise, coche, coupé, diligence, dog-cart, fiacre, landau, mail-coach, milord, omnibus, patache, phaéton, tandem, tapecul, tilbury, tonneau, victoria."

I. Dans Madame Bovary

La gageure de l'étude consiste à suivre les principaux épisodes du roman à partir des items du champ lexical (plus exactement, en termes sémantiques, du taxème) //hippomobiles//. La recontextualisation des occurrences permet de les indexer aux isotopies qu'un lecteur assidu du roman est apte à produire ou à reconnaître. C'est dans ce sens contextuel que réside l'enjeu du relevé des occurrences. Les déplacements que ce moyen de transport occasionne présentent un intérêt tant au niveau narrativo-descriptif qu'à celui des détails et de la cohérence de genre "réaliste".

La première occurrence se situe dans la description de la ferme des Bertaux, telle que la découvre le médecin Charles en visite (en focalisation interne), indexée à l'isotopie /ruralité/, indissociable de /chirurgie/ :

(I, ch. 2) C'était une ferme de bonne apparence. On voyait dans les écuries, par le dessus des portes ouvertes, de gros chevaux de labour qui mangeaient tranquillement dans des râteliers neufs. Le long des bâtiments s'étendait un large fumier, de la buée s'en élevait, et, parmi les poules et les dindons, picoraient dessus cinq ou six paons, luxe des basses-cours cauchoises. La bergerie était longue, la grange était haute, à murs lisses comme la main. Il y avait sous le hangar deux grandes charrettes et quatre charrues, avec leurs fouets, leurs colliers, leurs équipages complets, dont les toisons de laine bleue se salissaient à la poussière fine qui tombait des greniers. La cour allait en montant, plantée d'arbres symétriquement espacés, et le bruit gai d'un troupeau d'oies retentissait près de la mare.
Une jeune femme, en robe de mérinos bleu garnie de trois volants, vint sur le seuil de la maison pour recevoir M. Bovary, qu'elle fit entrer dans la cuisine, où flambait un grand feu. Le déjeuner des gens bouillonnait alentour, dans des petits pots de taille inégale. Des vêtements humides séchaient dans l'intérieur de la cheminée. La pelle, les pincettes et le bec du soufflet, tous de proportion colossale, brillaient comme de l'acier poli, tandis que le long des murs s'étendait une abondante batterie de cuisine, où miroitait inégalement la flamme claire du foyer, jointe aux premières lueurs du soleil arrivant par les carreaux. [...] La fracture était simple, sans complication d'aucune espèce. [...] Afin d'avoir des attelles, on alla chercher, sous la charretterie, un paquet de lattes.

N.B.: Sur le topos de la plainte paysanne, et en guise de rappel des constantes familiales, lien ombilical avec sa fille et son gendre, le père Rouault écrira ceci, sans se douter de la relation adultérine d'Emma avec Rodolphe : "J'ai eu un malheur à ma charretterie, dont la couverture, une nuit qu'il ventait fort, s'est envolée dans les arbres. La récolte non plus n'a pas été très fameuse. Enfin, je ne sais pas quand j'irai vous voir."

Puis lors des noces, la dominante des véhicules campagnards est associée au contexte des actions imperfectives :

(I, ch. 4) Les conviés arrivèrent de bonne heure dans des voitures, carrioles à un cheval, chars à bancs à deux roues, vieux cabriolets sans capote, tapissières à rideaux de cuir, et les jeunes gens des villages les plus voisins dans des charrettes où ils se tenaient debout, en rang, les mains appuyées sur les ridelles pour ne pas tomber, allant au trot et secoués dur. Il en vint de dix lieues loin, de Goderville, de Normanville et de Cany. On avait invité tous les parents des deux familles, on s'était raccommodé avec les amis brouillés, on avait écrit à des connaissances perdues de vue depuis longtemps.
De temps à autre, on entendait des coups de fouet derrière la haie; bientôt la barrière s'ouvrait : c'était une carriole qui entrait. Galopant jusqu'à la première marche du perron, elle s'y arrêtait court, et vidait son monde, qui sortait par tous les côtés en se frottant les genoux et en s'étirant les bras. […] Comme il n'y avait point assez de valets d'écurie pour dételer toutes les voitures, les messieurs retroussaient leurs manches et s'y mettaient eux-mêmes. […] C'était sous le hangar de la charretterie que la table était dressée. Il y avait dessus quatre aloyaux, six fricassées de poulets, du veau à la casserole, trois gigots, et, au milieu, un joli cochon de lait rôti, flanqué de quatre endeuilles à l'oseille. […] Jusqu'au soir, on mangea. […] Mais, au café, tout se ranima; alors on entama des chansons, on fit des tours de force, on portait des poids, on passait sous son pouce, on essayait à soulever les charrettes sur ses épaules, on disait des gaudrioles, on embrassait les dames. Le soir, pour partir, les chevaux gorgés d'avoine jusqu'aux naseaux, eurent du mal à entrer dans les brancards; ils ruaient, se cabraient, les harnais se cassaient, leurs maîtres juraient ou riaient; et toute la nuit, au clair de la lune, par les routes du pays, il y eut des carrioles emportées qui couraient au grand galop, bondissant dans les saignées, sautant par-dessus les mètres de cailloux, s'accrochant aux talus, avec des femmes qui se penchaient en dehors de la portière pour saisir les guides. […] Deux jours après la noce, les époux s'en allèrent : Charles, à cause de ses malades, ne pouvait s'absenter plus longtemps. Le père Rouault les fit reconduire dans sa carriole et les accompagna lui-même jusqu'à Vassonville. Là, il embrassa sa fille une dernière fois, mit pied à terre et reprit sa route. Lorsqu'il eut fait cent pas environ, il s'arrêta, et, comme il vit la carriole s'éloignant, dont les roues tournaient dans la poussière, il poussa un gros soupir. Puis il se rappela ses noces, son temps d'autrefois, la première grossesse de sa femme; il était bien joyeux, lui aussi, le jour qu'il l'avait emmenée de chez son père dans sa maison, quand il la portait en croupe en trottant sur la neige; car on était aux environs de Noël et la campagne était toute blanche; elle le tenait par un bras, à l'autre était accroché son panier; le vent agitait les longues dentelles de sa coiffure cauchoise, qui lui passaient quelquefois sur la bouche, et, lorsqu'il tournait la tête, il voyait près de lui, sur son épaule, sa petite mine rosée qui souriait silencieusement, sous la plaque d'or de son bonnet.

On note une progression dans la charge affective pesant sur les hippomobiles; telle cette carriole quittant le champ visuel du père qui l'indexe à /nostalgie/ et /amour paternel/.

Lors de l'emménagement à Tostes, les habitudes d'Emma, indexées à l'isotopie /nouveautés/, obligent à la sollicitude du mari qui embourgeoise sa femme en lui offrant un véhicule chic. En effet le nom boc est une abréviation de boghei (ou boguet, selon le TLF, qui cite Flaubert), désignant une "voiture légère, petit cabriolet découvert" (selon Littré); nom tiré de l'anglais comme le tilbury, cet autre "cabriolet découvert et léger", avec lequel la comparaison "intra-taxémique" est établie :

(I, ch. 5) Elle s'occupa, les premiers jours, à méditer des changements dans sa maison. Elle retira les globes des flambeaux, fit coller des papiers neufs, repeindre l'escalier et faire des bancs dans le jardin, tout autour du cadran solaire; elle demanda même comment s'y prendre pour avoir un bassin à jet d'eau avec des poissons. Enfin son mari, sachant qu'elle aimait à se promener en voiture, trouva un boc d'occasion, qui, ayant une fois des lanternes neuves et des garde-crotte en cuir piqué, ressembla presque à un tilbury.
Il était donc heureux et sans souci de rien au monde. Un repas en tête-à-tête, une promenade le soir sur la grande route, un geste de sa main sur ses bandeaux, la vue de son chapeau de paille rond accroché à l'espagnolette d'une fenêtre, et bien d'autres choses encore où Charles n'avait jamais soupçonné de plaisir, composaient maintenant la continuité de son bonheur.

Dans ce "ressembla presque", où l'on devine une échelle évaluative (qui mène de la "crotte" rurale au chic du "cuir piqué"), l'on sent toute cette médiocrité petite-bourgeoise qu'exècre le narrateur. Par antagonisme, vient ensuite la rétrospection sur le romantisme d'Emma lorsqu'elle avait treize ans au couvent des Ursulines. C'est alors que la voiture, non plus réelle-matérielle mais représentée-spiritualisée, est assimilée à la première occurrence de "fiacre" sur l'isotopie /aristocratie/, mais aussi, aspectuellement, de nouveau /imperfectif/ :

(I, ch. 6) Quelques-unes de ses camarades apportaient au couvent les keepsakes * qu'elles avaient reçus en étrennes. Il les fallait cacher, c'était une affaire; on les lisait au dortoir. Maniant délicatement leurs belles reliures de satin, Emma fixait ses regards éblouis sur le nom des auteurs inconnus qui avaient signé, le plus souvent, comtes ou vicomtes, ** au bas de leurs pièces.
Elle frémissait, en soulevant de son haleine le papier de soie des gravures, qui se levait à demi plié et retombait doucement contre la page. C'était derrière la balustrade d'un balcon, un jeune homme en court manteau qui serrait dans ses bras une jeune fille en robe blanche, portant une aumônière à sa ceinture; ou bien les portraits anonymes des ladies anglaises à boucles blondes, qui, sous leur chapeau de paille vous regardent avec leurs grands yeux clairs. On en voyait d'étalées dans des voitures, glissant au milieu des parcs, où un lévrier sautait devant l'attelage que conduisaient au trot deux petits postillons en culotte blanche. D'autres, rêvant sur des sofas près d'un billet décacheté, contemplaient la lune, par la fenêtre entrouverte, à demi drapée d'un rideau noir. Les naïves, une larme sur la joue, becquetaient une tourterelle à travers les barreaux d'une cage gothique, ou, souriant la tête sur l'épaule, effeuillaient une marguerite de leurs doigts pointus, retroussés comme des souliers à la poulaine. Et vous y étiez aussi, sultans à longues pipes, pâmés sous des tonnelles, aux bras des bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs, et vous surtout, paysages blafards des contrées dithyrambiques, qui souvent nous montrez à la fois des palmiers, des sapins, des tigres à droite, un lion à gauche, des minarets tartares à l'horizon, au premier plan des ruines romaines, puis des chameaux accroupis; – le tout encadré d'une forêt vierge bien nettoyée, et avec un grand rayon de soleil perpendiculaire tremblotant dans l'eau, où se détachent en écorchures blanches, sur un fond d'acier gris, de loin en loin, des cygnes qui nagent.
Et l'abat-jour du quinquet, accroché dans la muraille au-dessus de la tête d'Emma, éclairait tous ces tableaux du monde, qui passaient devant elle les uns après les autres, dans le silence du dortoir et au bruit lointain de quelque fiacre attardé qui roulait encore sur les boulevards.
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* "Livre qui se donne en cadeau, et qui renferme des pièces de vers et des fragments de prose, entremêlés de gravures" (Littré). "Avec Walter Scott, elle s'éprit de choses historiques" et "elle eut le culte de Marie Stuart", lit-on à la page précédente; cela témoigne de l'empreinte culturelle laissée par l'isotopie /anglicité/; il est donc normal qu'elle serve à valoriser aussi des noms de véhicules. Bien avant l'Odette de Proust ou la dénonciation du cliché des comparaisons féminines dans L'éducation sentimentale, "toutes sortes de beautés se trouvaient là : des Anglaises à profil de keepsake, une Italienne dont les yeux noirs fulguraient comme un Vésuve, trois Normandes, fraîches comme des pommiers d'avril" (cf. dejà Balzac : "La blonde Béatrix et la brune Félicité eussent rappelé ces contrastes de keepsake si fort recherchés par les graveurs et les dessinateurs anglais"), elle devient élément de snobisme, déjà autour de Léon, au moment de son départ quand Emma lui tend la main en lançant "à l'anglaise, donc" (cf. ci-dessous), propos auréolé de charme; ou avec son maître Guillaumin, qui "n'entendait rien aux délicatesses de l'esprit, quoiqu'il affectât un genre raide et anglais qui avait ébloui le clerc dans les premiers temps" (et détenteur d'un cabriolet). Mais en focalisation interne méliorative, cette isotopie participe à /exotisme/, comme en témoigne cette mention lors du bal de "gentleman" à la Vaubyessard (ci-dessous) : "Après le souper, où il y eut beaucoup de vins d'Espagne et de vins du Rhin, des puddings à la Trafalgar".
** On a souligné la fonction de quelques personnages, ici noble ailleurs roturier (cf. Hivert le cocher de la diligence) pour visualiser leur fréquence à proximité de véhicules auxquels ils sont associés. De tels corrélats - relevant en partie de l'anaphore coréférentielle - contribuent à la cohésion sémantique des passages étudiés.

Par assimilation, ce dernier véhicule urbain renvoie à "l'attelage que conduisaient deux postillons" des gravures, relevant ainsi davantage de l'univers esthétique voire onirique que banalement concret. Il appartient donc à la même thématique du voyage romantique que celle d'un de ces hyponymes des voitures ci-dessus :

(I, ch. 7) Elle songeait quelquefois que c'étaient là pourtant les plus beaux jours de sa vie, la lune de miel, comme on disait. Pour en goûter la douceur, il eût fallu, sans doute, s'en aller vers ces pays à noms sonores où les lendemains de mariage ont de plus suaves paresses! Dans des chaises de poste, sous des stores de soie bleue, on monte au pas des routes escarpées, écoutant la chanson du postillon, qui se répète dans la montagne avec les clochettes des chèvres et le bruit sourd de la cascade.

Par contraste avec l'aspect /perfectif/ de l'action de se marier, au passé composé résultatif, et de l'ennui qu'elle engendre (le mot n'a pas à être lexicalisé pour que le thème soit signifié, comme cela apparaît par exemple dans la mention de ces détails vrais (I, 9) : "Mais c’était surtout aux heures des repas qu’elle n’en pouvait plus, dans cette petite salle au rez-de-chaussée, avec le poêle qui fumait, la porte qui criait, les murs qui suintaient, les pavés humides"), l'imperfectivité frappe de son sceau le manque d'activités citadines, l'hypothèse contrefactuelle d'une situation autre que conjugale, mais surtout le ressouvenir nostalgique de son adolescence où l'épisode de la remise des prix est indexé à /sacralité/ (euphorisante), comme l'est aussi la première occurrence de "calèche", emblème esthétique par assimilation avec la distinction honorifique :

(I, ch. 7) - Pourquoi, mon Dieu ! me suis-je mariée ? Elle se demandait s'il n'y aurait pas eu moyen, par d'autres combinaisons du hasard, de rencontrer un autre homme; et elle cherchait à imaginer quels eussent été ces événements non survenus, cette vie différente, ce mari qu'elle ne connaissait pas. Tous, en effet, ne ressemblaient pas à celui-là. Il aurait pu être beau, spirituel, distingué, attirant, tels qu'ils étaient sans doute, ceux qu'avaient épousés ses anciennes camarades du couvent.
Que faisaient-elles maintenant ? A la ville, avec le bruit des rues, le bourdonnement des théâtres et les clartés du bal, elles avaient des existences où le cœur se dilate, où les sens s'épanouissent. Mais elle, sa vie était froide comme un grenier dont la lucarne est au nord, et l'ennui, araignée silencieuse, filait sa toile dans l'ombre à tous les coins de son cœur. Elle se rappelait les jours de distribution de prix, où elle montait sur l'estrade pour aller chercher ses petites couronnes. Avec ses cheveux en tresse, sa robe blanche et ses souliers de prunelles découverts, elle avait une façon gentille, et les messieurs, quand elle regagnait sa place, se penchaient pour lui faire des compliments; la cour était pleine de calèches, on lui disait adieu par les portières, le maître de musique passait en saluant, avec sa boîte à violon. Comme c'était loin, tout cela! comme c'était loin! […]

L'isotopie /sacralité/ est récurrente lors du bal à la Vaubyessard (cf. la comparaison avec l'église) qui comporte trois temps dialectiques (départ, arrivée, re-départ). L'épisode qui enjambe deux chapitres s'achève sur la comparaison avec un "carrosse", lequel ne peut être que connecté par le lecteur au boc de Charles, selon le point de vue transfigurateur d'Emma éblouie :

Or, les cerisiers poussaient mal à la Vaubyessard, M. le Marquis demanda quelques boutures à Bovary, se fit un devoir de l'en remercier lui-même, aperçut Emma, trouva qu'elle avait une jolie taille et qu'elle ne saluait point en paysanne; si bien qu'on ne crut pas au château outrepasser les bornes de la condescendance, ni d'autre part commettre une maladresse, en invitant le jeune ménage.
Un mercredi, à trois heures, M. et madame Bovary, montés dans leur boc, partirent pour la Vaubyessard, avec une grande malle attachée par-derrière et une boîte à chapeau qui était posée devant le tablier. Charles avait, de plus, un carton entre les jambes.
Ils arrivèrent à la nuit tombante, comme on commençait à allumer des lampions dans le parc, afin d'éclairer les voitures.
(I, ch. 8) Le château, de construction moderne, à l'italienne avec deux ailes avançant et trois perrons, se déployait au bas d'une immense pelouse où paissaient quelques vaches, entre des bouquets de grands arbres espacés, tandis que des bannettes d'arbustes, rhododendrons, seringas et boules-de-neige bombaient leurs touffes de verdure inégales sur la ligne courbe du chemin sablé. Une rivière passait sous un pont; à travers la brume, on distinguait des bâtiments à toit de chaume, éparpillés dans la prairie, que bordaient en pente douce deux coteaux couverts de bois, et par-derrière, dans les massifs, se tenaient, sur deux lignes parallèles, les remises et les écuries, restes conservés de l'ancien château démoli.
Le boc de Charles s'arrêta devant le perron du milieu; des domestiques parurent; le Marquis s'avança, et, offrant son bras à la femme du médecin, l'introduisit dans le vestibule. Il était pavé de dalles en marbre, très haut, et le bruit des pas, avec celui des voix, y retentissait comme dans une église. En face montait un escalier droit, et à gauche une galerie donnant sur le jardin conduisait à la salle de billard dont on entendait, dès la porte, caramboler les boules d'ivoire. […]
Après le souper, où il y eut beaucoup de vins d'Espagne et de vins du Rhin, des potages à la bisque et au lait d'amandes, des puddings à la Trafalgar et toutes sortes de viandes froides avec des gelées alentour qui tremblaient dans les plats, les voitures, les unes après les autres, commencèrent à s'en aller. En écartant du coin le rideau de mousseline, on voyait glisser dans l'ombre la lumière de leurs lanternes. Les banquettes s'éclaircirent; quelques joueurs restaient encore; les musiciens rafraîchissaient, sur leur langue, le bout de leurs doigts; Charles dormait à demi, le dos appuyé contre une porte.
A trois heures du matin, le cotillon commença. Emma ne savait pas valser. Tout le monde valsait, mademoiselle d'Andervilliers elle-même et la marquise; il n'y avait plus que les hôtes du château, une douzaine de personnes à peu près. […]
L'orangerie, que l'on trouvait au bout, menait à couvert jusqu'aux communs du château. Le Marquis, pour amuser la jeune femme, la mena voir les écuries. Au-dessus des râteliers en forme de corbeille, des plaques de porcelaine portaient en noir le nom des chevaux. Chaque bête s'agitait dans sa stalle, quand on passait près d'elle, en claquant de la langue. Le plancher de la sellerie luisait à l'œil comme le parquet d'un salon. Les harnais de voiture étaient dressés dans le milieu sur deux colonnes tournantes, et les mors, les fouets, les étriers, les gourmettes rangés en ligne tout le long de la muraille.
Charles, cependant, alla prier un domestique d'atteler son boc. On l'amena devant le perron, et, tous les paquets y étant fourrés, les époux Bovary firent leurs politesses au Marquis et à la Marquise, et repartirent pour Tostes.
Emma, silencieuse, regardait tourner les roues. Charles, posé sur le bord extrême de la banquette, conduisait les deux bras écartés, et le petit cheval trottait l'amble dans les brancards, qui étaient trop larges pour lui. Les guides molles battaient sur sa croupe en s'y trempant d'écume, et la boîte ficelée derrière le boc donnait contre la caisse de grands coups réguliers.
Ils étaient sur les hauteurs de Thibourville, lorsque devant eux, tout à coup, des cavaliers passèrent en riant, avec des cigares à la bouche. Emma crut reconnaître le Vicomte; elle se détourna, et n'aperçut à l'horizon que le mouvement des têtes s'abaissant et montant, selon la cadence inégale du trot ou du galop.
Un quart de lieue plus loin, il fallut s'arrêter pour raccommoder, avec de la corde, le reculement qui était rompu.
Mais Charles, donnant au harnais un dernier coup d'œil, vit quelque chose par terre, entre les jambes de son cheval; et il ramassa un porte-cigares tout bordé de soie verte et blasonné à son milieu comme la portière d'un carrosse.
- Il y a même deux cigares dedans, dit-il; ce sera pour ce soir, après dîner.
- Tu fumes donc ? demanda-t-elle.
- Quelquefois, quand l'occasion se présente. […]
Emma, saisissant le porte-cigares, le jeta vivement au fond de l'armoire.

L'Ailleurs nostalgique se réalise au domicile provincial, lorsqu'Emma retrouve l'objet fétiche de la société où elle vient de vivre une fête merveilleuse. Rien d'étonnant alors à ce que les calèches aristocratiques et imaginaires remplacent les charrettes roturières qui mènent au Paris de rêve :

(I, ch. 9) Souvent, lorsque Charles était sorti, elle allait prendre dans l'armoire, entre les plis du linge où elle l'avait laissé, le porte-cigares en soie verte. Elle le regardait, l'ouvrait, et même elle flairait l'odeur de sa doublure, mêlée de verveine et de tabac. A qui appartenait-il ? Au Vicomte. C'était peut-être un cadeau de sa maîtresse. On avait brodé cela sur quelque métier de palissandre, meuble mignon que l'on cachait à tous les yeux, qui avait occupé bien des heures et où s'étaient penchées les boucles molles de la travailleuse pensive. Un souffle d'amour avait passé parmi les mailles du canevas; chaque coup d'aiguille avait fixé là une espérance ou un souvenir, et tous ces fils de soie entrelacés n'étaient que la continuité de la même passion silencieuse. Et puis le Vicomte, un matin, l'avait emporté avec lui. De quoi avait-on parlé, lorsqu'il restait sur les cheminées à large chambranle, entre les vases de fleurs et les pendules Pompadour ? Elle était à Tostes. Lui, il était à Paris, maintenant; là-bas! Comment était ce Paris ? Quel nom démesuré! Elle se le répétait à demi-voix, pour se faire plaisir; il sonnait à ses oreilles comme un bourdon de cathédrale, il flamboyait à ses yeux jusque sur l'étiquette de ses pots de pommade.
La nuit, quand les mareyeurs, dans leurs charrettes, passaient sous ses fenêtres en chantant La Marjolaine, elle s'éveillait; et écoutant le bruit des roues ferrées, qui, à la sortie du pays, s'amortissait vite sur la terre :
- Ils y seront demain! se disait-elle.
Et elle les suivait dans sa pensée, montant et descendant les côtes, traversant les villages, filant sur la grande route à la clarté des étoiles. Au bout d'une distance indéterminée, il se trouvait toujours une place confuse où expirait son rêve.
Elle s'acheta un plan de Paris, et, du bout de son doigt, sur la carte, elle faisait des courses dans la capitale. Elle remontait les boulevards, s'arrêtant à chaque angle, entre les lignes des rues, devant les carrés blancs qui figurent les maisons. Les yeux fatigués à la fin, elle fermait ses paupières, et elle voyait dans les ténèbres se tordre au vent des becs de gaz, avec des marchepieds de calèches, qui se déployaient à grand fracas devant le péristyle des théâtres.
Elle s'abonna à la Corbeille, journal des femmes, et au Sylphe des salons. Elle dévorait, sans en rien passer, tous les comptes rendus de premières représentations, de courses et de soirées, s'intéressait au début d'une chanteuse, à l'ouverture d'un magasin. Elle savait les modes nouvelles, l'adresse des bons tailleurs, les jours de Bois ou d'Opéra. Elle étudia, dans Eugène Sue, des descriptions d'ameublements; elle lut Balzac et George Sand *, y cherchant des assouvissements imaginaires pour ses convoitises personnelles.
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* On sent cette influence dans le contexte rural du véhicule très représenté dans Les Maîtres Sonneurs : "nous fîmes rencontre, en un chemin creux, d'un homme entre les deux âges qui conduisait une petite charrette, très chargée de mobilier, laquelle, n'étant traînée que d'un âne, restait embourbée et ne pouvait faire un pas de plus." Dans La Rabouilleuse (Balzac), le matériau rural permet d'unifier les trois véhicules : "80 personnes arrivèrent […], qui dans une carriole, qui dans un cabriolet d'osier, qui dans une méchante charrette [...] On a voulu te rendre service, dit froidement Max, j'ai failli, en manœuvrant ta damnée charrette, être emporté avec elle, et voilà comment tu nous remercies ?… De quel pays es-tu donc ? - Je suis d'un pays où l'on ne pardonne pas, répliqua Fario qui tremblait de rage. Ma charrette vous servira de cabriolet pour aller au diable!" Dans La Débâcle (Zola), le véhicule utilitaire contribue au climat belliciste de déshumanisation : "Sur une autre charrette, à l'arrière, on liait, contre une armoire, le vieux grand-père infirme, qu'on emportait comme une chose."

Mais le pessimisme de la banalité concrète et quotidienne reprend le dessus, d'où s'absentent toutes ces voitures dépaysantes :

Dès le commencement de juillet, elle compta sur ses doigts combien de semaines lui restaient pour arriver au mois d'octobre, pensant que le marquis d'Andervilliers, peut-être, donnerait encore un bal à la Vaubyessard. Mais tout septembre s'écoula sans lettres ni visites. Après l'ennui de cette déception, son cœur de nouveau resta vide, et alors la série des mêmes journées recommença. Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file, toujours pareilles, innombrables, et n'apportant rien ! Les autres existences, si plates qu'elles fussent, avaient du moins la chance d'un événement. Une aventure amenait parfois des péripéties à l'infini, et le décor changeait. Mais, pour elle, rien n'arrivait, Dieu l'avait voulu ! L'avenir était un corridor tout noir, et qui avait au fond sa porte bien fermée.

La seconde partie s'ouvre sur la peinture d'Yonville, telle que la voit le couple venant de déménager (la focalisation interne couplée au présent imperfectif occulte l'évaluation de l'observateur au profit de la précision réaliste) :

(II, ch. 1) Au bas de la côte, après le pont, commence une chaussée plantée de jeunes trembles, qui vous mène en droite ligne jusqu'aux premières maisons du pays. Elles sont encloses de haies, au milieu de cours pleines de bâtiments épars, pressoirs, charretteries et bouilleries disséminées sous les arbres touffus portant des échelles, des gaules ou des faux accrochées dans leur branchage. Les toits de chaume, comme des bonnets de fourrure rabattus sur des yeux, descendent jusqu'au tiers à peu près des fenêtres basses, dont les gros verres bombés sont garnis d'un nœud dans le milieu, à la façon des culs de bouteilles. Sur le mur de plâtre que traversent en diagonale des lambourdes noires s'accroche parfois quelque maigre poirier, et les rez-de-chaussée ont à leur porte une petite barrière tournante pour les défendre des poussins, qui viennent picorer, sur le seuil, des miettes de pain bis trempé de cidre. Cependant les cours se font plus étroites, les habitations se rapprochent, les haies disparaissent; un fagot de fougères se balance sous une fenêtre au bout d'un manche à balai; il y a la forge d'un maréchal et ensuite un charron avec deux ou trois charrettes neuves, en dehors, qui empiètent sur la route.

Ultérieurement, la description du marché réitèrera la même thématique campagnarde. Néanmoins elle contraste avec la tension familiale :

(II, ch. 7) - Pourtant elle s'occupe, disait Charles.
- Ah! elle s'occupe! A quoi donc? A lire des romans, de mauvais livres, des ouvrages qui sont contre la religion et dans lesquels on se moque des prêtres par des discours tirés de Voltaire. Mais tout cela va loin, mon pauvre enfant, et quelqu'un qui n'a pas de religion finit toujours par tourner mal.
Donc, il fut résolu que l'on empêcherait Emma de lire des romans. L'entreprise ne semblait point facile. La bonne dame s'en chargea : elle devait quand elle passerait par Rouen, aller en personne chez le loueur de livres et lui représenter qu'Emma cessait ses abonnements. N'aurait-on pas le droit d'avertir la police, si le libraire persistait quand même dans son métier d'empoisonneur? Les adieux de la belle-mère et de la bru furent secs. Pendant les trois semaines qu'elles étaient restées ensemble, elles n'avaient pas échangé quatre paroles, à part les informations et compliments quand elles se rencontraient à table, et le soir avant de se mettre au lit.
Madame Bovary mère partit un mercredi, qui était jour de marché à Yonville.
La Place, dès le matin, était encombrée par une file de charrettes qui, toutes à cul et les brancards en l'air, s'étendaient le long des maisons depuis l'église jusqu'à l'auberge. De l'autre côté, il y avait des baraques de toile où l'on vendait des cotonnades, des couvertures et des bas de laine, avec des licous pour les chevaux et des paquets de rubans bleus, qui par le bout s'envolaient au vent. De la grosse quincaillerie s'étalait par terre, entre les pyramides d'œufs et les bannettes de fromages, d'où sortaient des pailles gluantes; près des machines à blé, des poules qui gloussaient dans des cages plates passaient leurs cous par les barreaux. […] Emma accoudée à sa fenêtre (elle s'y mettait souvent : la fenêtre, en province, remplace les théâtres et la promenade), et elle s'amusait à considérer la cohue des rustres, lorsqu'elle aperçut un monsieur […]

Le fait que ce passage soit vu en focalisation interne n'est pas indifférent car c'est Rodolphe qui vient d'entrer dans son champ de vision, ainsi frappé du sceau de la description rurale, d'autant qu'il est caractérisé par l'homme qu'il emmène avec lui lors de sa première visite au médecin pour se faire saigner, et qui n'est autre qu'un "charretier" – dès avant les Comices (où on lira "des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des juments"). N'insistons pas sur la dévalorisation socialement normée de ce type de rustres voire grossiers.

Mais revenons au chapitre premier où s'effectue l'arrivée des Bovary. Ils sont accueillis dans le milieu où gravite le pharmacien Homais. La médiocrité dénoncée de ce milieu se traduit par la platitude de l'appellation "voiture", en relation anaphorique coréférentielle avec l'Hirondelle, plus loin qualifiée de "diligence", ou avec son cocher, "Mais ce lambin d'Hivert qui n'arrive pas !" (dans un autre contexte, des cooccurrences lexicales similaires sont employées dans un sens différent, mais toujours pour dénoter la dégradation : Emma "se rappela tous ses instincts de luxe, toutes les privations de son âme, les bassesses du mariage, du ménage, ses rêves tombant dans la boue comme des hirondelles blessées"), ainsi que par la dévalorisation du véhicule des arrivants :

- Artémise [la servante]! criait la maîtresse d'auberge, casse de la bourrée, emplis les carafes, apporte de l'eau-de-vie, dépêche-toi! Au moins, si je savais quel dessert offrir à la société que vous attendez! Bonté divine! les commis du déménagement recommencent leur tintamarre dans le billard! Et leur charrette qui est restée sous la grande porte? L'Hirondelle est capable de la défoncer en arrivant! Appelle Polyte pour qu'il la remise! […]
Il [Homais] se tut, cherchant des yeux un public autour de lui, car, dans son effervescence, le pharmacien, un moment, s'était cru en plein conseil municipal. Mais la maîtresse d'auberge ne l'écoutait plus : elle tendait son oreille à un roulement éloigné. On distingua le bruit d'une voiture mêlé à un claquement de fers lâches qui battaient la terre, et l'Hirondelle, enfin, s'arrêta devant la porte.
C'était un coffre jaune porté par deux grandes roues qui, montant jusqu'à la hauteur de la bâche, empêchaient les voyageurs de voir la route et leur salissaient les épaules. Les petits carreaux de ses vasistas étroits tremblaient dans leurs châssis quand la voiture était fermée, et gardaient des taches de boue, çà et là, parmi leur vieille couche de poussière, que les pluies d'orage même ne lavaient pas tout à fait. Elle était attelée de trois chevaux, dont le premier en arbalète, et, lorsqu'on descendait les côtes, elle touchait du fond en cahotant.
Quelques bourgeois d'Yonville arrivèrent sur la place; ils parlaient tous à la fois, demandant des nouvelles, des explications et des bourriches : Hivert ne savait auquel répondre. C'était lui qui faisait à la ville les commissions du pays. Il allait dans les boutiques, rapportait des rouleaux de cuir au cordonnier, de la ferraille au maréchal, un baril de harengs pour sa maîtresse, des bonnets de chez la modiste, des toupets de chez le coiffeur; et, le long de la route, en s'en revenant, il distribuait ses paquets, qu'il jetait par-dessus les clôtures des cours, debout sur son siège, et criant à pleine poitrine, pendant que ses chevaux allaient tout seuls.
Un accident l'avait retardé; la levrette de madame Bovary s'était enfuie à travers champs. On l'avait sifflée un grand quart d'heure. Hivert même était retourné d'une demi-lieue en arrière, croyant l'apercevoir à chaque minute; mais il avait fallu continuer la route. Emma avait pleuré, s'était emportée; elle avait accusé Charles de ce malheur. M. Lheureux, marchand d'étoffes, qui se trouvait avec elle dans la voiture, avait essayé de la consoler par quantité d'exemples de chiens perdus, reconnaissant leur maître au bout de longues années.

La question de savoir si cette diligence est conforme à celle qui a réellement existé, du même nom, sa fonction mimétique, est de notre point de vue sans intérêt; l'est en revanche sa situation tactique, en constatant qu'elle introduit quelques lignes plus bas la description du deuxième amant d'Emma (association confirmée en II, ch. 8, infra : "c'était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle").

Quant au pharmacien, il indexe 'cabriolet' à l'isotopie /confort/, /aisance/, par contraste avec les véhicules précédents ou le cheval dont use Charles depuis le début du roman :

(II, ch. 2) Homais demanda la permission de garder son bonnet grec, de peur des coryzas. Puis, se tournant vers sa voisine :
- Madame, sans doute, est un peu lasse ? on est si épouvantablement cahoté dans notre Hirondelle!
- Il est vrai, répondit Emma; mais le dérangement m'amuse toujours; j'aime à changer de place.
- C'est une chose si maussade, soupira le clerc, que de vivre cloué aux mêmes endroits!
- Si vous étiez comme moi, dit Charles, sans cesse obligé d'être à cheval…
- Mais, reprit Léon s'adressant à madame Bovary, rien n'est plus agréable, il me semble; quand on le peut, ajouta-t-il.
- Du reste, disait l'apothicaire, l'exercice de la médecine n'est pas fort pénible en nos contrées; car l'état de nos routes permet l'usage du cabriolet, et, généralement, l'on paye assez bien, les cultivateurs étant aisés.

Le problème financier de Charles introduit une isotopie sur laquelle se développera l'évolution dramatique du sort de sa femme. Quant à la symbolique de la statue brisée, apparue lors des noces, elle semble claire concernant la fêlure du couple :

(II, ch. 3) Mais les affaires d'argent le préoccupaient. Il en avait tant dépensé pour les réparations de Tostes, pour les toilettes de Madame et pour le déménagement, que toute la dot, plus de trois mille écus, s'était écoulée en deux ans. Puis, que de choses endommagées ou perdues dans le transport de Tostes à Yonville, sans compter le curé de plâtre, qui, tombant de la charrette à un cahot trop fort, s'était écrasé en mille morceaux sur le pavé de Quincampoix!

Rappelons que les distances, garantes du réalisme empirique et de la fonction mimétique du roman, sont accessibles aux hippomobiles :

[...] il y a, de Tostes aux Bertaux, six bonnes lieues de traverse, en passant par Longueville et Saint-Victor. [...] Quand on partit de Tostes, au mois de mars, madame Bovary était enceinte.
(II, chap. 1) Yonville-l'Abbaye est un bourg à huit lieues de Rouen [...]

Et que les changements de lieux ne sont pas sans répercussions mentales chez l'héroïne :

C'était la quatrième fois qu'elle couchait dans un endroit inconnu. La première avait été le jour de son entrée au couvent, la seconde celle de son arrivée à Tostes, la troisième à la Vaubyessard, la quatrième était celle-ci [son arrivée à Yonville]; et chacune s'était trouvée faire dans sa vie comme l'inauguration d'une phase nouvelle.

En côtoyant Léon (clerc du notaire Guillaumin), l'énamoration se produit lors des habitudes au sein de l'auberge; sa complicité avec Emma semble favorisée par le romantisme de la représentation artistique qui confère aux "voitures" une valeur dénotant avec la banalité du véhicule quotidien :

(II, ch. 4) Léon lisait encore. Emma l'écoutait, en faisant tourner machinalement l'abat-jour de la lampe, où étaient peints sur la gaze des pierrots dans des voitures et des danseuses de corde, avec leurs balanciers. Léon s'arrêtait, désignant d'un geste son auditoire endormi; alors ils se parlaient à voix basse, et la conversation qu'ils avaient leur semblait plus douce, parce qu'elle n'était pas entendue. Ainsi s'établit entre eux une sorte d'association, un commerce continuel de livres et de romances; M. Bovary, peu jaloux, ne s'en étonnait pas. Il reçut pour sa fête une belle tête phrénologique, toute marquetée de chiffres jusqu'au thorax et peinte en bleu. C'était une attention du clerc. Il en avait bien d'autres, jusqu'à lui faire, à Rouen, ses commissions; et le livre d'un romancier ayant mis à la mode la manie des plantes grasses, Léon en achetait pour Madame, qu'il rapportait sur ses genoux, dans l'Hirondelle, tout en se piquant les doigts à leurs poils durs. […]

L'idéalisation prend le relais de sa timidité lorsqu'il transfigure le mari mais aussi le boc matériel en autant d'éléments métonymiques d'Emma; le véhicule se trouve alors indexé selon un code romanesque psychologique à l'isotopie /velléité/ :

Il se torturait à découvrir par quel moyen lui faire sa déclaration; et, toujours hésitant entre la crainte de lui déplaire et la honte d'être si pusillanime, il en pleurait de découragement et de désirs. Puis il prenait des décisions énergiques; il écrivait des lettres qu'il déchirait, s'ajournait à des époques qu'il reculait. Souvent il se mettait en marche, dans le projet de tout oser; mais cette résolution l'abandonnait bien vite en la présence d'Emma, et, quand Charles, survenant, l'invitait à monter dans son boc pour aller voir ensemble quelque malade aux environs, il acceptait aussitôt, saluait Madame et s'en allait. Son mari, n'était-ce pas quelque chose d'elle ?

Les adieux déchirants ont lieu lors de la disjonction spatiale (Rouen vs Yonville). Contrairement à la diligence précédente, on note ici que "voiture" ne s'oppose plus à "cabriolet" qui au contraire la paraphrase :

(II, ch. 6) Cette appréhension se tourna vite en impatience, et Paris alors agita pour lui, dans le lointain, la fanfare de ses bals masqués avec le rire de ses grisettes. Puisqu'il devait y terminer son droit, pourquoi ne partait-il pas ? qui l'empêchait ? Et il se mit à faire des préparatifs intérieurs il arrangea d'avance ses occupations. Il se meubla, dans sa tête, un appartement. Il y mènerait une vie d'artiste ! Il y prendrait des leçons de guitare ! Il aurait une robe de chambre, un béret basque, des pantoufles de velours bleu ! Et même il admirait déjà sur sa cheminée deux fleurets en sautoir, avec une tête de mort et la guitare au-dessus. […]
Lorsque le moment fut venu des embrassades, madame Homais pleura; Justin sanglotait; Homais, en homme fort, dissimula son émotion; il voulut lui-même porter le paletot de son ami jusqu'à la grille du notaire, qui emmenait Léon à Rouen dans sa voiture. Ce dernier avait juste le temps de faire ses adieux à M. Bovary.
Quand il fut au haut de l'escalier, il s'arrêta, tant il se sentait hors d'haleine. […]
- Allons, adieu! soupira-t-il.
Elle releva sa tête d'un mouvement brusque : - Oui, adieu… partez!
Ils s'avancèrent l'un vers l'autre; il tendit la main, elle hésita.
- A l'anglaise donc, fit-elle abandonnant la sienne tout en s'efforçant de rire.
Léon la sentit entre ses doigts, et la substance même de tout son être lui semblait descendre dans cette paume humide.
Puis il ouvrit la main; leurs yeux se rencontrèrent encore, et il disparut.
Quand il fut sous les halles, il s'arrêta, et il se cacha derrière un pilier, afin de contempler une dernière fois cette maison blanche avec ses quatre jalousies vertes. Il crut voir une ombre derrière la fenêtre, dans la chambre; mais le rideau, se décrochant de la patère comme si personne n'y touchait, remua lentement ses longs plis obliques, qui d'un seul bond s'étalèrent tous, et il resta droit, plus immobile qu'un mur de plâtre. Léon se mit à courir.
Il aperçut de loin, sur la route, le cabriolet de son patron, et à côté un homme en serpillière qui tenait le cheval. Homais et M. Guillaumin causaient ensemble. On l'attendait.
- Embrassez-moi, dit l'apothicaire les larmes aux yeux. Voilà votre paletot, mon bon ami; prenez garde au froid! Soignez-vous! ménagez-vous!
- Allons, Léon, en voiture! dit le notaire.
Homais se pencha sur le garde-crotte, et d'une voix entrecoupée par les sanglots, laissa tomber ces deux mots tristes : - Bon voyage!
- Bonsoir, répondit M. Guillaumin. Lâchez tout! Ils partirent, et Homais s'en retourna.

Lors des Comices agricoles, l'arrivée de la sommité s'effectue dans un véhicule (le carrosse, ici paraphrasé par la voiture, et comparant princier du simple landau), qui, pour être flatteur de prime abord, n'en sera que plus ironique a posteriori lors de son discours :

(II, ch. 8) M. le préfet n'arrivait pas; et les membres du jury se trouvaient fort embarrassés, ne sachant s'il fallait commencer la séance ou bien attendre encore.
Enfin, au fond de la Place, parut un grand landau de louage, traîné par deux chevaux maigres, que fouettait à tour de bras un cocher en chapeau blanc. Binet n'eut que le temps de crier : Aux armes! et le colonel de l'imiter. On courut vers les faisceaux. On se précipita. Quelques-uns même oublièrent leur col. Mais l'équipage préfectoral sembla deviner cet embarras, et les deux rosses accouplées, se dandinant sur leur chaînette, arrivèrent au petit trot devant le péristyle de la mairie, juste au moment où la garde nationale et les pompiers s'y déployaient, tambour battant, et marquant le pas.
- Balancez! cria Binet.
- Halte! cria le colonel. Par file à gauche!
Et, après un port d'armes où le cliquetis des capucines, se déroulant, sonna comme un chaudron de cuivre qui dégringole les escaliers, tous les fusils retombèrent.
Alors on vit descendre du carrosse un monsieur vêtu d'un habit court à broderie d'argent, chauve sur le front, portant toupet à l'occiput, ayant le teint blafard et l'apparence des plus bénignes. Ses deux yeux, fort gros et couverts de paupières épaisses, se fermaient à demi pour considérer la multitude, en même temps qu'il levait son nez pointu et faisait sourire sa bouche rentrée. Il reconnut le maire à son écharpe, et lui exposa que M. le préfet n'avait pu venir. Il était, lui, un conseiller de préfecture; puis il ajouta quelques excuses. Tuvache y répondit par des civilités, l'autre s'avoua confus; et ils restaient ainsi, face à face, et leurs fronts se touchant presque, avec les membres du jury tout alentour, le conseil municipal, les notables, la garde nationale et la foule. M. le conseiller, appuyant contre sa poitrine son petit tricorne noir, réitérait ses salutations, tandis que Tuvache, courbé comme un arc, souriait aussi, bégayait, cherchait ses phrases, protestait de son dévouement à la monarchie, et de l'honneur que l'on faisait à Yonville.
Hippolyte, le garçon de l'auberge, vint prendre par la bride les chevaux du cocher, et tout en boitant de son pied bot, il les conduisit sous le porche du Lion d'Or, où beaucoup de paysans s'amassèrent à regarder la voiture. Le tambour battit, l'obusier tonna, et les messieurs à la file montèrent s'asseoir sur l'estrade, dans les fauteuils en utrecht rouge qu'avait prêtés madame Tuvache. […]

En effet, l'orateur témoigne d'un style ampoulé, lequel dévalorise en outre un véhicule qu'il évoque :

Enfin, M. le Conseiller se leva. On savait maintenant qu'il s'appelait Lieuvain, et l'on se répétait son nom de l'un à l'autre, dans la foule. Quand il eut donc collationné quelques feuilles et appliqué dessus son œil pour y mieux voir, il commença : "Messieurs, Qu'il me soit permis d'abord (avant de vous entretenir de l'objet de cette réunion d'aujourd'hui, et ce sentiment, j'en suis sûr, sera partagé par vous tous), qu'il me soit permis, dis-je, de rendre justice à l'administration supérieure, au gouvernement, au monarque, messieurs, à notre souverain, à ce roi bien-aimé à qui aucune branche de la prospérité publique ou particulière n'est indifférente, et qui dirige à la fois d'une main si ferme et si sage le char de l'Etat parmi les périls incessants d'une mer orageuse, sachant d'ailleurs faire respecter la paix comme la guerre, l'industrie, le commerce, l'agriculture et les beaux-arts. […]"

Or cette harangue est interrompue par l'attitude des auditeurs parmi lesquels le nouveau couple Emma et Rodolphe, rencontré au chapitre précédent (7) lors d'une saignée que lui effectue Charles. Le mélange des sensations romantiques qu'éprouve la femme est tel qu'elle mélange plusieurs amants potentiels (Rodolphe, Léon, le vicomte) :

Il se tenait les bras croisés sur ses genoux, et, ainsi levant la figure vers Emma, il la regardait de près, fixement. Elle distinguait dans ses yeux des petits rayons d'or s'irradiant tout autour de ses pupilles noires, et même elle sentait le parfum de la pommade qui lustrait sa chevelure. Alors une mollesse la saisit, elle se rappela ce vicomte qui l'avait fait valser à la Vaubyessard, et dont la barbe exhalait, comme ces cheveux-là, cette odeur de vanille et de citron; et, machinalement, elle entre-ferma les paupières pour la mieux respirer. Mais, dans ce geste qu'elle fit en se cambrant sur sa chaise, elle aperçut au loin, tout au fond de l'horizon, la vieille diligence l'Hirondelle *, qui descendait lentement la côte des Leux, en traînant après soi un long panache de poussière. C'était dans cette voiture jaune que Léon, si souvent, était revenu vers elle; et par cette route là-bas qu'il était parti pour toujours! Elle crut le voir en face, à sa fenêtre; puis tout se confondit, des nuages passèrent; il lui sembla qu'elle tournait encore dans la valse, sous le feu des lustres, au bras du vicomte, et que Léon n'était pas loin, qui allait venir… et cependant elle sentait toujours la tête de Rodolphe à côté d'elle. La douceur de cette sensation pénétrait ainsi ses désirs d'autrefois, et comme des grains de sable sous un coup de vent, ils tourbillonnaient dans la bouffée subtile du parfum qui se répandait sur son âme. Elle ouvrit les narines à plusieurs reprises, fortement, pour aspirer la fraîcheur des lierres autour des chapiteaux. […]
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* Cf. déjà
Balzac (référence sera souvent faite ici à ce fondateur du réalisme, concernant les hippomobiles): "La voiture, à laquelle on attelait quatre chevaux gris pommelé qui eussent fait honneur aux Messageries royales, était divisée en coupé, intérieur, rotonde et impériale. Elle ressemblait parfaitement aux diligences appelées Gondoles qui soutiennent aujourd'hui sur la route de Versailles la concurrence avec les deux chemins de fer. A la fois solide et légère bien peinte et bien tenue, doublée de fin drap bleu, garnie de stores à dessins mauresques et de coussins de maroquin rouge, L'Hirondelle de l'Oise contenait dix-neuf voyageurs." (Un début dans la vie; à propos duquel le Dict. œuvres lang. et litt. fr. (DOLF) précise : "Le thème du voyage en voiture publique, outre qu’il offre bien des commodités romanesques, était alors un sujet littéraire en vogue. Son traitement par Balzac consiste à tracer un historique de ce mode de transport, puis à peindre les paysages traversés, enfin à brosser un tableau d’Histoire"). Roman qui débute par cette notation empreinte de nostalgie : "Les chemins de fer, dans un avenir aujourd'hui peu éloigné, doivent faire disparaître certaines industries, en modifier quelques autres, et surtout celles qui concernent les différents modes de transport en usage pour les environs de Paris. [...] Ainsi les pittoresques coucous qui stationnaient sur la place de la Concorde en encombrant le Cours-la-Reine, les coucous, si florissants pendant un siècle, si nombreux encore en 1830, n'existent plus [...] Battu pour le voyage de quatre à six lieues, le coucou se rabattit sur les petites distances, et vécut encore pendant quelques années. Enfin, il succomba dès que les omnibus eurent démontré la possibilité de faire tenir dix-huit personnes sur une voiture traînée par deux chevaux." Roman dans lequel le véhicule qui nous intéresse est en outre indexé à /finance/ : "Il avait bien commandé la voiture chez Farry, Breilmann et Compagnie, les carrossiers qui venaient de substituer les ressorts carrés des Anglais aux cols de cygne et autres vieilles inventions françaises; mais ces défiants et durs fabricants ne voulaient livrer cette diligence que contre des écus. Peu flattés de construire une voiture difficile à placer si elle leur restait, ces sages négociants ne l'entreprirent qu'après un versement de deux mille francs opéré par Pierrotin. Pour satisfaire à la juste exigence des carrossiers, l'ambitieux messager avait épuisé toutes ses ressources et tout son crédit. Sa femme, son beau-père et ses amis s'étaient saignés. Cette superbe diligence, il était allé la voir la veille chez les peintres, elle ne demandait qu'à rouler; mais, pour la faire rouler le lendemain, il fallait accomplir le paiement. Or, il manquait mille francs à Pierrotin! Endetté pour ses loyers avec l'aubergiste, il n'avait osé lui demander cette somme. Faute de mille francs, il s'exposait à perdre les deux mille francs donnés d'avance, sans compter cinq cents francs, prix du nouveau Rougeot, et trois cents francs de harnais neufs pour lesquels il avait obtenu trois mois de crédit. Et poussé par la rage du désespoir et par la folie de l'amour-propre, il venait d'affirmer que sa nouvelle voiture roulerait demain dimanche. En donnant quinze cents francs sur deux mille cinq cents, il espérait que les carrossiers attendris lui livreraient la voiture; mais il s'écria tout haut, après trois minutes de méditation : Non, c'est des chiens finis! des vrais carcans. […] Tu n'es pas encore assez avancé dans la vie, mon cher trésor, pour juger les gens avec lesquels tu vas te rencontrer et il n'y a rien de plus dangereux que de causer dans les voitures publiques. En diligence, d'ailleurs, les gens comme il faut gardent le silence" (ibid.).
On trouve ailleurs chez Balzac une expression rassemblant deux véhicules, qui s'explique par la définition de Littré "Coupé : voiture bourgeoise, dont la caisse n'a qu'un fond. Adjectivement : carrosse coupé. Compartiment antérieur d'une diligence" : "Son père lui ayant dit de voyager seul et modestement, il était venu dans le coupé de la diligence retenu pour lui seul, assez content de ne pas gâter une délicieuse voiture de voyage commandée pour aller au-devant de son Annette, la grande dame qu'il devait rejoindre en juin prochain aux Eaux de Baden." (Eugénie Grandet) "Allez payer vos dettes d'honneur, et revenez ici; je vais retenir le coupé de la diligence, car ma pupille est avec moi, dit le vieillard." (Ursule Mirouet) "Au retour de son voyage dans les contrées méridionales, l'Illustre Gaudissart occupait la première place du coupé dans la diligence de Laffitte-Caillard". Mais revenons à Flaubert.

Le ridicule tangage du passager, dû à l'ivresse de son conducteur, rejaillit sur son fiacre, lequel n'est plus ce véhicule romantique ayant fait rêver Emma (chap. 6); il est d'autant plus grotesque qu'il contraste avec le sublime du stellaire précédent (cf. les yeux de Rodolphe) :

Les étoiles s'allumèrent. Quelques gouttes de pluie vinrent à tomber. Elle noua son fichu sur sa tête nue.
A ce moment, le fiacre du Conseiller sortit de l'auberge. Son cocher, qui était ivre, s'assoupit tout à coup; et l'on apercevait de loin, par-dessus la capote, entre les deux lanternes, la masse de son corps qui se balançait de droite et de gauche selon le tangage des soupentes.

Après le politique, la médecine subit aussi la dévalorisation avec la pathologie d'Hippolyte, son pied-bot, que Charles se laissera convaincre d'opérer. A contrario, le dynamisme itératif autour du véhicule est indexé à l'afférence /bonne santé/ :

(II, ch. 11) Il avait un pied faisant avec la jambe une ligne presque droite, ce qui ne l'empêchait pas d'être tourné en dedans, de sorte que c'était un équin mêlé d'un peu de varus, ou bien un léger varus fortement accusé d'équin. Mais, avec cet équin, large en effet comme un pied de cheval, à peau rugueuse, à tendons secs, à gros orteils, et où les ongles noirs figuraient les clous d'un fer, le stréphopode, depuis le matin jusqu'à la nuit, galopait comme un cerf. On le voyait continuellement sur la place, sautiller tout autour des charrettes, en jetant en avant son support inégal. Il semblait même plus vigoureux de cette jambe-là que de l'autre. A force d'avoir servi, elle avait contracté comme des qualités morales de patience et d'énergie, et quand on lui donnait quelque gros ouvrage, il s'écorait dessus, préférablement. Or, puisque c'était un équin, il fallait couper le tendon d'Achille […]

Après l'échec de Charles, cet épisode du "sacerdoce" de la chirurgie se clôt (le cas /résultatif/ affecte ainsi le domaine //pathologie//) sur l'appel à un spécialiste :

Ce fut dans le village un événement considérable que cette amputation de cuisse par le docteur Canivet! Tous les habitants, ce jour-là, s'étaient levés de meilleure heure, et la Grande-Rue, bien que pleine de monde, avait quelque chose de lugubre comme s'il se fût agi d'une exécution capitale. On discutait chez l'épicier sur la maladie d'Hippolyte; les boutiques ne vendaient rien, et madame Tuvache, la femme du maire, ne bougeait pas de sa fenêtre, par l'impatience où elle était de voir venir l'opérateur.
Il arriva dans son cabriolet, qu'il conduisait lui-même. Mais, le ressort du côté droit s'étant à la longue affaissé sous le poids de sa corpulence, il se faisait que la voiture penchait un peu tout en allant, et l'on apercevait sur l'autre coussin près de lui une vaste boîte, recouverte de basane rouge, dont les trois fermoirs de cuivre brillaient magistralement.
Quand il fut entré comme un tourbillon sous le porche du Lion d'Or, le docteur, criant très haut, ordonna de dételer son cheval, puis il alla dans l'écurie voir s'il mangeait bien l'avoine; car, en arrivant chez ses malades, il s'occupait d'abord de sa jument et de son cabriolet. On disait même à propos : "Ah! M. Canivet, c'est un original!" Et on l'estimait davantage pour cet inébranlable aplomb. L'univers aurait pu crever jusqu'au dernier homme, qu'il n'eût pas failli à la moindre de ses habitudes.

On infère ainsi l'opposition isotopique par les véhicules qui correspondent au statut social des personnages : /humilité/ des charrettes d'Hippolyte vs /prétention/ du cabriolet de Canivet. Si cette isotopie demeure pour indexer le même véhicule du pharmacien, il n'en va pas de même de la première concernant les charrettes introduisant Rodolphe (qualifié de "fanfaron" lors de sa saignée). Cela démontre que les objets subissent la variabilité thématique des personnages qu'ils accompagnent.

La séparation avec Léon étant accomplie, peut s'établir la complicité amoureuse d'Emma avec Rodolphe. L'Ailleurs romantique qu'elle s'imagine pour son nouveau couple illégitime implique la connexion métaphorique de la voiture banale (qui s'élance: /horizontalité terrestre/) avec un ballon merveilleux (qui monte: /verticalité céleste/) :

(II, ch. 12) La mère Bovary, les jours suivants, fut très étonnée de la métamorphose de sa bru. En effet, Emma se montra plus docile, et même poussa la déférence jusqu'à lui demander une recette pour faire mariner des cornichons.
Etait-ce afin de les mieux duper l'un et l'autre ? ou bien voulait-elle, par une sorte de stoïcisme voluptueux, sentir plus profondément l'amertume des choses qu'elle allait abandonner ? Mais elle n'y prenait garde, au contraire; elle vivait comme perdue dans la dégustation anticipée de son bonheur prochain. C'était avec Rodolphe un éternel sujet de causeries. Elle s'appuyait sur son épaule, elle murmurait : - Hein! quand nous serons dans la malle-poste! Y songes-tu ? Est-ce possible ? Il me semble qu'au moment où je sentirai la voiture s'élancer, ce sera comme si nous montions en ballon, comme si nous partions vers les nuages. Sais-tu que je compte les jours ? Et toi ?
Jamais madame Bovary ne fut aussi belle qu'à cette époque; elle avait cette indéfinissable beauté qui résulte de la joie, de l'enthousiasme, du succès, et qui n'est que l'harmonie du tempérament avec les circonstances. […]

L'endettement est le problème terre-à-terre qui vient contrarier Emma dans sa rêverie de voyage adultérin, où elle retrouve l'une des calèches princières de son adolescence. Mais elle n'envisage pas la manipulation de Rodolphe; de là l'isotopie afférente /idéalisme naïf/ (qui est le fondement du bovarysme) :

Quel enfantillage! Elle insista cependant pour qu'il prit au moins la chaîne, et déjà Lheureux l'avait mise dans sa poche et s'en allait, quand elle le rappela.
- Vous laisserez tout chez vous. Quant au manteau, – elle eut l'air de réfléchir, – ne l'apportez pas non plus; seulement, vous me donnerez l'adresse de l'ouvrier et avertirez qu'on le tienne à ma disposition.
C'était le mois prochain qu'ils devaient s'enfuir. Elle partirait d'Yonville comme pour aller faire des commissions à Rouen. Rodolphe aurait retenu les places, pris des passeports, et même écrit à Paris, afin d'avoir la malle entière * jusqu'à Marseille, où ils s'achèteraient une calèche et, de là, continueraient sans s'arrêter, par la route de Gênes. Elle aurait eu soin d'envoyer chez Lheureux son bagage, qui serait directement porté à l'Hirondelle, de manière que personne ainsi n'aurait de soupçons; et, dans tout cela, jamais il n'était question de son enfant.
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* Il s'agit ici de la "malle-poste" précédente (syntagme attesté onze fois dans le corpus Balzac; cf. par exemple dans Les Chouans : "il dirigea deux yeux noirs sur le premier étage de l'auberge, et, de là, sur la malle, comme s'il voulait faire part à un ami de quelque importante observation relative à cette voiture"), ainsi définie par Littré : "voiture par laquelle l'administration des postes envoie les lettres aux bureaux d'administration et dans laquelle on reçoit quelques voyageurs." L'opposition sémique /transport public et régulier/ vs /transport privé et exceptionnel/ est bien distinctif de 'calèche' dans ce contexte. Or cette dernière équivaut à la "chaise de poste" (syntagme attesté neuf fois dans le corpus Balzac), comme il appert de cet extrait de La femme de 30 ans : "La comtesse se souvint du conseil de sa tante, et résolut de rester pendant le voyage au fond de sa chaise de poste, sans en sortir. Mais à chaque relais elle entendait l'Anglais qui se promenait autour des deux voitures; puis, sur la route, le bruit importun de sa calèche retentissait incessamment aux oreilles de Julie." Soit un véhicule noble (que ne mentionne pas Littré en la définissant simplement ainsi : "voiture de voyage à deux ou quatre roues, traînée par un ou plusieurs chevaux"), comme il ressort encore de cette hiérarchie dans Le Lys dans la vallée : "En présence de son voisin et devant tout ce luxe, le comte de Mortsauf, réduit au cabriolet de famille, qui en Touraine tient le milieu entre la patache et la chaise de poste" (celle-ci contraste donc avec la patache, définie par Littré comme une "voiture de transport, non suspendue et coûtant peu"). Ces deux dernières sont aussi co-occurrentes chez George Sand, dans Pauline : "Une chaise de poste entra dans la cour de l'auberge du Lion couronné. Une voix de femme demanda des chevaux, vite, vite! Le postillon vint lui répondre fort lentement que cela était facile à dire; [...] qu'il fallait attendre que l'attelage qui venait de conduire la patache fût un peu rafraîchi." La première demeurant privilégiée pour les voyages nobles, comme le montre ce passage de Lucrezia Floriani : "le prince de Roswald parcourait l'Italie, en chaise de poste, emporté malgré lui, dans un tourbillon de poussière embrasée, par son courageux ami."
Sans nous complaire dans un florilège romantique, citons cependant Hugo qui dans ses lettres de voyage évoque ainsi son quotidien dans Le Rhin : "J'ai eu, du reste, peu d'aventures; j'ai passé deux nuits en malle-poste, ce qui m'a laissé une haute idée de la solidité de notre machine humaine. C' est une horrible chose qu'une nuit en malle-poste. Au moment du départ tout va bien, le postillon fait claquer son fouet, les grelots des chevaux babillent joyeusement, on se sent dans une situation étrange et douce, le mouvement de la voiture donne à l'esprit de la gaîté et le crépuscule de la mélancolie. Peu à peu la nuit tombe, la conversation des voisins languit, on sent ses paupières s'alourdir, les lanternes de la malle s'allument, elle relaie, puis repart comme le vent; il fait tout à fait nuit, on s'endort. [...] Voici mon entrée à Freiburg : il était près de quatre heures du matin; j'avais roulé toute la nuit dans le coupé d'une malle-poste badoise, armoriée d'or à la tranche de gueules, et conduite par ces beaux postillons jaunes dont je vous ai parlé; tout en traversant une foule de jolis villages propres, [...] De temps en temps, une svelte chaise de poste anglaise, calèche ou landau, s'arrête devant la porte de la maison rouge que j'habite, avec son postillon badois. [...] ce que ces lettres contiennent, [...] c'est la voiture où le voyageur est monté, chaise de poste ou carriole; c'est l'enseigne de l'hôtellerie, l'aspect des villes, la forme qu'avait tel arbre du chemin, la causerie de la berline ou de l'impériale; c'est un grand tombeau visité". Les contextes sont mélioratifs, comme dans ce dernier, extrait des Misérables : "On n'avait pas encore compris tout ce qu'il y a de chaste, d'exquis et de décent à cahoter son paradis en chaise de poste, à entrecouper son mystère de clic-clacs, à prendre pour lit nuptial un lit d'auberge, et à laisser derrière soi, dans l'alcôve banale à tant par nuit, le plus sacré des souvenirs de la vie pêle-mêle avec le tête-à-tête du conducteur de diligence et de la servante d'auberge." Avec cette variante : "La France ne pousse pas encore l'élégance jusqu'à faire, comme la nobility anglaise, pleuvoir sur la calèche de poste des mariés une grêle de pantoufles éculées et de vieilles savates, en souvenir de Churchill, depuis Marlborough, ou Malbrouck, assailli le jour de son mariage par une colère de tante qui lui porta bonheur." Moyens de transports souvent indexés à /vie parisienne/ : "les antiques rues étroites qui avoisinent les fossés Saint-Victor et le Jardin des Plantes s'ébranlent, violemment traversées trois ou quatre fois chaque jour par ces courants de diligences, de fiacres et d'omnibus".

Relevons deux occurrences d'un syntagme, certes fort distantes, mais qui font le lien entre les deux amants. La première indexée à /trahison amoureuse/, celle de Rodolphe dont Charles décrit innocemment les mœurs à sa femme :

(II, ch. 13) Il est parti en voyage, ou il doit partir. Elle eut un sanglot.
- Quoi donc t'étonne ? Il s'absente ainsi de temps à autre pour se distraire, et, ma foi! je l'approuve. […]
Tout à coup, un tilbury bleu passa au grand trot sur la place. Emma poussa un cri et tomba roide par terre, à la renverse.
En effet, Rodolphe, après bien des réflexions, s'était décidé à partir pour Rouen. Or, comme il n'y a, de la Huchette à Buchy, pas d'autre chemin que celui d'Yonville, il lui avait fallu traverser le village, et Emma l'avait reconnu à la lueur des lanternes qui coupaient comme un éclair le crépuscule.

Par relation de cause à effet, le véhicule léger est associé à un état de "paroxysme" (le mot est de Homais), celui de la manifestation corporelle du désir féminin qui oscille de la crise épileptique à ce trouble nerveux féminin qu'est l'hystérie, véritable topos médical de l'époque (sur tout cela, cf. B. Didier pp. 16-17 de l'éd. de Poche, 1983). Quoi qu'il en soit, il s'agit là du deuxième événement pathologique après l'opération ratée du garçon d'auberge.

La seconde occurrence, plus lointaine, est indexée à /besoin financier/, lors de l'épisode des rencontres clandestines, cette fois de Léon et Emma :

(III, ch. 5) Le clerc sentit alors l'infimité de sa position; il envia des épaulettes, des croix, des titres. Tout cela devait lui plaire : il s'en doutait à ses habitudes dispendieuses.
Cependant Emma taisait quantité de ses extravagances, telle que l'envie d'avoir, pour l'amener à Rouen, un tilbury bleu, attelé d'un cheval anglais, et conduit par un groom en bottes à revers. C'était Justin qui lui en avait inspiré le caprice, en la suppliant de le prendre chez elle comme valet de chambre; et, si cette privation n'atténuait pas à chaque rendez-vous le plaisir de l'arrivée, elle augmentait certainement l'amertume du retour.

La spécificité d'un tel véhicule à Rouen constitue un détail identique à plus de soixante pages de distance si précis que la seconde occurrence figure un ressouvenir nostalgique de la première; le fait qu'Emma lui conserve une évaluation méliorative prouve qu'elle n'est pas rancunière de la fuite de Rodolphe.

Mais reprenons le cours chronologique du roman. Toujours sur l'isotopie financière, voici de nouveau l'endettement d'Emma qui enrichit son créancier (lequel, avec Homais et Rodolphe, constitue le clan des matérialistes) :

(II, ch. 14) Lheureux courut à sa boutique, en rapporta les écus et dicta un autre billet, par lequel Bovary déclarait devoir payer à son ordre, le premier septembre prochain, la somme de mille soixante et dix francs; ce qui, avec les cent quatre-vingts déjà stipulés, faisait juste douze cent cinquante. […] Tout, d'ailleurs, lui réussissait. Il était adjudicataire d'une fourniture de cidre pour l'hôpital de Neufchâtel; M. Guillaumin lui promettait des actions dans les tourbières de Grumesnil, et il rêvait d'établir un nouveau service de diligences entre Argueil et Rouen, qui ne tarderait pas, sans doute, à ruiner la guimbarde du Lion d'Or, et qui, marchant plus vite, étant à prix plus bas et portant plus de bagages, lui mettrait ainsi dans les mains tout le commerce d'Yonville.
Charles se demanda plusieurs fois par quel, moyen, l'année prochaine, pouvoir rembourser tant d'argent; […]

A propos des distractions et de spectacles proposés à Emma, pour la guérir, le dépaysement à la ville semble un remède. Or en périphérie urbaine, on retrouve la ruralité du "garde-crotte" du cabriolet d'Homais, comme pour signifier que cette nouvelle auberge ne diffère pas du Lion d'Or et de son milieu :

Il n'y voyait aucun empêchement; sa mère leur avait expédié trois cents francs sur lesquels il ne comptait plus, les dettes courantes n'avaient rien d'énorme, et l'échéance des billets à payer au sieur Lheureux était encore si longue, qu'il n'y fallait pas songer. D'ailleurs, imaginant qu'elle y mettait de la délicatesse, Charles insista davantage; si bien qu'elle finit, à force d'obsessions, par se décider. Et, le lendemain, à huit heures, ils s'emballèrent dans l'Hirondelle. L'apothicaire, que rien ne retenait à Yonville, mais qui se croyait contraint de n'en pas bouger, soupira en les voyant partir.
- Allons, bon voyage! leur dit-il, heureux mortels que vous êtes! Puis, s'adressant à Emma, qui portait une robe de soie bleue à quatre falbalas : - Je vous trouve jolie comme un Amour! Vous allez faire florès à Rouen.
La diligence descendait à l'hôtel de la Croix rouge, sur la place Beauvoisine. C'était une de ces auberges comme il y en a dans tous les faubourgs de province, avec de grandes écuries et de petites chambres à coucher, où l'on voit au milieu de la cour des poules picorant l'avoine sous les cabriolets crottés * des commis voyageurs; – bons vieux gîtes à balcon de bois vermoulu qui craquent au vent dans les nuits d'hiver, continuellement pleins de monde, de vacarme et de mangeaille, dont les tables noires sont poissées par les glorias, les vitres épaisses jaunies par les mouches, les serviettes humides tachées par le vin bleu; et qui, sentant toujours le village, comme des valets de ferme habillés en bourgeois, ont un café sur la rue, et du côté de la campagne un jardin à légumes.
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* L'urgence affecte ce moyen de transport campagnard dans La Faute de l'abbé Mouret (Zola) : "J'ai à lui dire qu'Albine est morte, entendez-vous! Dites-lui qu'elle est morte, de ma part! Et il disparut, il lança à son cheval un si rude coup de fouet, que la bête s'emporta. Mais, vingt pas plus loin, il l'arrêta de nouveau, allongeant encore la tête, criant plus fort : Dites-lui aussi de ma part qu'elle était enceinte! Ça lui fera plaisir. Le cabriolet reprit sa course folle. Il montait avec des cahots inquiétants la route pierreuse des coteaux, qui menait au Paradou."

Quelques lignes plus bas, le véhicule campagnard éponyme demeure indexé à l'isotopie /quartier populaire/, valorisée par Emma, mais non par son mari, timoré avant d'entrer au théâtre, où se presse la foule :

(II, ch. 15) […] Un peu plus bas, cependant, on était rafraîchi par un courant d'air glacial qui sentait le suif, le cuir et l'huile. C'était l'exhalaison de la rue des Charrettes, pleine de grands magasins noirs où l'on roule des barriques.
De peur de paraître ridicule, Emma voulut, avant d'entrer, faire un tour de promenade sur le port, et Bovary, par prudence, garda les billets à sa main, dans la poche de son pantalon, qu'il appuyait contre son ventre.

La troisième partie s'ouvre sur la métamorphose du clerc retrouvé, devenu citadin plus audacieux :

(III, ch. 1) Léon ne perdait pas toute espérance, et il y avait pour lui comme une promesse incertaine qui se balançait dans l'avenir, tel qu'un fruit d'or suspendu à quelque feuillage fantastique.
Puis, en la revoyant après trois années d'absence, sa passion se réveilla. Il fallait, pensait-il, se résoudre enfin à la vouloir posséder. D'ailleurs, sa timidité s'était usée au contact des compagnies folâtres, et il revenait en province, méprisant tout ce qui ne foulait pas d'un pied verni l'asphalte du boulevard. Auprès d'une Parisienne en dentelles, dans le salon de quelque docteur illustre, personnage à décorations et à voiture, le pauvre clerc, sans doute, eût tremblé comme un enfant; mais ici, à Rouen, sur le port, devant la femme de ce petit médecin, il se sentait à l'aise, sûr d'avance qu'il éblouirait. […]

On note que dans ce contexte d'arrivisme, le véhicule générique appartient au taxème matérialiste //signes de réussite sociale//, par contraste avec sa déclaration romantique, deux pages plus loin, où il se remémore l'idéalisation des fiacres, pareils à ceux des tableaux de la jeunesse d'Emma (cf. supra I, ch. 6) :

- Souvent, reprit-il, je vous écrivais des lettres qu'ensuite je déchirais.
Elle ne répondait pas. Il continua : - Je m'imaginais quelquefois qu'un hasard vous amènerait. J'ai cru vous reconnaître au coin des rues : et je courais après tous les fiacres où flottait à la portière un châle, un voile pareil au vôtre…
Elle semblait déterminée à le laisser parler sans l'interrompre. Croisant les bras et baissant la figure, elle considérait la rosette de ses pantoufles, et elle faisait dans leur satin de petits mouvements, par intervalles, avec les doigts de son pied.

Mais quelques pages après, le matérialisme de la relation charnelle adultérine reprend le dessus avec la compromission qu'accepte Emma dans cette même voiture. Ce détail réaliste profanatoire qui n'a pas échappé à l'avocat du ministère public Ernest Pinard lors du procès intenté à l'auteur (cf. éd. de Poche, 1983, p. 474) est d'autant plus perceptible qu'il fait "offense à la morale religieuse" en succédant au rendez-vous des amants dans la cathédrale Notre-Dame (par la relation adultérine, 'fiacre' hérite de la symbolique des "flammes de l'enfer" sculptées sur le portail). Celui-ci a lieu à "onze heures"; or la mention de la fin de promenade en "voiture close" qui s'achève "vers six heures" est manifestement une exagération, entorse à la chronologie réaliste; elle confirme l'afférence /anormalité/ du véhicule en fin de chapitre, due au regard choqué des "bourgeois" :

- Imbécile! grommela Léon s'élançant hors de l'église.
Un gamin polissonnait sur le parvis :
- Va me chercher un fiacre!
L'enfant partit comme une balle, par la rue des Quatre-Vents; alors ils restèrent seuls quelques minutes, face à face et un peu embarrassés.
- Ah! Léon! Vraiment… je ne sais… si je dois…!
Elle minaudait. Puis, d'un air sérieux : - C est très inconvenant, savez-vous ?
- En quoi ? répliqua le clerc. Cela se fait à Paris!
Et cette parole, comme un irrésistible argument, la détermina.
Cependant le fiacre n'arrivait pas. Léon avait peur qu'elle ne rentrât dans l'église. Enfin le fiacre parut.
- Sortez du moins par le portail du nord! leur cria le Suisse, qui était resté sur le seuil, pour voir la Résurrection, le Jugement dernier, le Paradis, le Roi David et les Réprouvés dans les flammes d'enfer.
- Où Monsieur va-t-il ? demanda le cocher.
- Où vous voudrez! dit Léon poussant Emma dans la voiture.
Et la lourde machine * se mit en route.
Elle descendit la rue Grand-Pont, traversa la place des Arts, le quai Napoléon, le pont Neuf et s'arrêta court devant la statue de Pierre Corneille.
- Continuez! fit une voix qui sortait de l'intérieur.
La voiture repartit, et, se laissant, dès le carrefour La Fayette, emporter vers la descente, elle entra au grand galop dans la gare du chemin de fer.
- Non, tout droit! cria la même voix.
Le fiacre sortit des grilles, et bientôt, arrivé sur le Cours, trotta doucement, au milieu des grands ormes. Le cocher s'essuya le front, mit son chapeau de cuir entre ses jambes et poussa la voiture en dehors des contre-allées, au bord de l'eau, près du gazon.
Elle alla le long de la rivière, sur le chemin de halage pavé de cailloux secs, et, longtemps, du côté d'Oyssel, au delà des îles. […]
De temps à autre, le cocher sur son siège jetait aux cabarets des regards désespérés. Il ne comprenait pas quelle fureur de la locomotion poussait ces individus à ne vouloir point s'arrêter. Il essayait quelquefois, et aussitôt il entendait derrière lui partir des exclamations de colère. Alors il cinglait de plus belle ses deux rosses tout en sueur, mais sans prendre garde aux cahots, accrochant par-ci par-là, ne s'en souciant, démoralisé, et presque pleurant de soif, de fatigue et de tristesse.
Et sur le port, au milieu des camions et des barriques, et dans les rues, au coin des bornes, les bourgeois ouvraient de grands yeux ébahis devant cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus, et qui apparaissait ainsi continuellement, plus close qu'un tombeau et ballottée comme un navire.
Une fois, au milieu du jour, en pleine campagne, au moment où le soleil dardait le plus fort contre les vieilles lanternes argentées, une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier, qui se dispersèrent au vent et s'abattirent plus loin, comme des papillons blancs, sur un champ de trèfles rouges tout en fleur.
Puis, vers six heures, la voiture s'arrêta dans une ruelle du quartier Beauvoisine, et une femme en descendit qui marchait le voile baissé, sans détourner la tête.
(III, ch. 2)
En arrivant à l'auberge, madame Bovary fut étonnée de ne pas apercevoir la diligence. Hivert, qui l'avait attendue cinquante-trois minutes, avait fini par s'en aller.
Rien pourtant ne la forçait à partir; mais elle avait donné sa parole qu'elle reviendrait le soir même. D'ailleurs, Charles l'attendait; et déjà elle se sentait au cœur cette lâche docilité qui est, pour bien des femmes, comme le châtiment tout à la fois et la rançon de l'adultère.
Vivement elle fit sa malle, paya la note, prit dans la cour un cabriolet, et, pressant le palefrenier, l'encourageant, s'informant à toute minute de l'heure et des kilomètres parcourus, parvint à rattraper L'Hirondelle vers les premières maisons de Quincampoix.
A peine assise dans son coin, elle ferma les yeux et les rouvrit au bas de la côte, où elle reconnut de loin Félicité, qui se tenait en vedette devant la maison du maréchal.
__________

* Une telle mention est surprenante pour cette voiture de promenade. Sans doute le poids écrasant des conséquences de l'adultère consommé avec Léon y est-il pour quelque chose.

Cette cavalcade du changement de multiples véhicules (de transport tantôt privé tantôt public) traduit bien le climat romanesque indexé à /duplicité/ (le retard dû au fiacre est compensé par le cabriolet). De telles actions perfectives et ponctuelles au passé simple n'ont rien de contradictoire avec les imperfectives duratives-itératives dans la mesure où toutes relèvent de la thématique de l'amour passion, que ce soit le déplacement soudain ou la lente promenade :

[…] elle s'embarqua dans l'Hirondelle pour aller à Rouen consulter M. Léon; et elle y resta trois jours.
(III, ch. 3)
Ce furent trois jours pleins, exquis, splendides, une vraie lune de miel.
Ils étaient à l'hôtel de Boulogne, sur le port. Et ils vivaient là, volets fermés, portes closes, avec des fleurs par terre et des sirops à la glace, qu'on leur apportait dès le matin.
Vers le soir, ils prenaient une barque couverte et allaient dîner dans une île.
C'était l'heure où l'on entend, au bord des chantiers, retentir le maillet des calfats contre la coque des vaisseaux. La fumée du goudron s'échappait d'entre les arbres, et l'on voyait sur la rivière de larges gouttes grasses, ondulant inégalement sous la couleur pourpre du soleil, comme des plaques de bronze florentin, qui flottaient. Ils descendaient au milieu des barques amarrées, dont les longs câbles obliques frôlaient un peu le dessus de la barque. Les bruits de la ville insensiblement s'éloignaient, le roulement des charrettes, le tumulte des voix, le jappement des chiens sur le pont des navires. Elle dénouait son chapeau et ils abordaient à leur île. Ils se plaçaient dans la salle basse d'un cabaret, qui avait à sa porte des filets noirs suspendus. Ils mangeaient de la friture d'éperlans, de la crème et des cerises. Ils se couchaient sur l'herbe; ils s'embrassaient à l'écart sous les peupliers; et ils auraient voulu, comme deux Robinsons, vivre perpétuellement dans ce petit endroit, qui leur semblait, en leur béatitude, le plus magnifique de la terre.

On constate que (depuis I, ch. 7-8, et ici même en III), la multiplicité des véhicules hippomobiles regroupés à la charnière de deux chapitres favorise leur transition en prolongeant l'isotopie /dynamisme/ (embarquement, roulement), laquelle contraste avec le statisme de l'idylle insulaire (robinsonade). Il s'agit de l'élan vers la vie de libertinage à Rouen, comparée à "une Babylone", symbolisant LA ville pour Emma. Après le retour mouvementé (III, ch. 2), voici l'aller où l'impatience d'Emma le dispute à la dissimulation :

(III, ch. 5) Hivert attelait sans se dépêcher, et en écoutant d'ailleurs la mère Lefrançois, qui, passant par un guichet sa tête en bonnet de coton, le chargeait de commissions et lui donnait des explications à troubler un tout autre homme. Emma battait la semelle de ses bottines contre les pavés de la cour.
Enfin, lorsqu'il avait mangé sa soupe, endossé sa limousine, allumé sa pipe et empoigné son fouet, il s'installait tranquillement sur le siège.
L'Hirondelle partait au petit trot, et, durant trois quarts de lieue, s'arrêtait de place en place pour prendre des voyageurs, qui la guettaient debout, au bord du chemin, devant la barrière des cours. Ceux qui avaient prévenu la veille se faisaient attendre; quelques-uns même étaient encore au lit dans leur maison; Hivert appelait, criait, sacrait, puis il descendait de son siège, et allait frapper de grands coups contre les portes. Le vent soufflait par les vasistas fêlés.
Cependant les quatre banquettes se garnissaient, la voiture roulait, les pommiers à la file se succédaient; et la route, entre ses deux longs fossés pleins d'eau jaune, allait continuellement se rétrécissant vers l'horizon.
Emma la connaissait d'un bout à l'autre; elle savait qu'après un herbage il y avait un poteau, ensuite un orme, une grange ou une cahute de cantonnier; quelquefois même, afin de se faire des surprises, elle fermait les yeux. […] Elle se penchait des deux mains par le vasistas, en humant la brise; les trois chevaux galopaient, les pierres grinçaient dans la boue, la diligence se balançait, et Hivert, de loin, hélait les carrioles sur la route, tandis que les bourgeois qui avaient passé la nuit au bois Guillaume descendaient la côte tranquillement, dans leur petite voiture de famille.
On s'arrêtait à la barrière; Emma débouclait ses socques, mettait d'autres gants, rajustait son châle, et, vingt pas plus loin, elle sortait de l'Hirondelle.
La ville alors s'éveillait. Des commis, en bonnet grec, frottaient la devanture des boutiques, et des femmes qui tenaient des paniers sur la hanche poussaient par intervalles un cri sonore, au coin des rues. Elle marchait les yeux à terre, frôlant les murs, et souriant de plaisir sous son voile noir baissé.
Par peur d'être vue, elle ne prenait pas ordinairement le chemin le plus court. Elle s'engouffrait dans les ruelles sombres, et elle arrivait tout en sueur vers le bas de la rue Nationale, près de la fontaine qui est là. C'est le quartier du théâtre, des estaminets et des filles. Souvent une charrette passait près d'elle, portant quelque décor qui tremblait. Des garçons en tablier versaient du sable sur les dalles, entre des arbustes verts. On sentait l'absinthe, le cigare et les huîtres. […]

Comme pour "la rue des Charrettes" supra, ce moyen de locomotion à Rouen, instrument de théâtre, est indexé à /agitation populaire citadine/, valorisée par Emma, qui se désennuie par un tel encanaillement.

Quant à l'isotopie aspectuelle /itératif/ (des imparfaits), elle indexe non seulement la régularité des moyens de transports, mais aussi les habitudes des passagers et des rencontres qu'ils font. Ainsi sur le chemin du retour celle du gueux, dont la parabole sera récurrente lors de l'agonie d'Emma en fin de chapitre 8. Sa thématique de l'amour, associée aux meurtrissures de son corps dont l'horreur rejaillit sur les passagers préfigure son tragique destin :

Puis elle s'en allait! Elle remontait les rues; elle arrivait à la Croix rouge; elle reprenait ses socques, qu'elle avait cachés le matin sous une banquette, et se tassait à sa place parmi les voyageurs impatientés. Quelques-uns descendaient au bas de la côte. Elle restait seule dans la voiture. A chaque tournant, on apercevait de plus en plus tous les éclairages de la ville qui faisaient une large vapeur lumineuse au-dessus des maisons confondues. Emma se mettait à genoux sur les coussins, et elle égarait ses yeux dans cet éblouissement. Elle sanglotait, appelait Léon, et lui envoyait des paroles tendres et des baisers qui se perdaient au vent.
Il y avait dans la côte un pauvre diable vagabondant avec son bâton, tout au milieu des diligences. Un amas de guenilles lui recouvrait les épaules, et un vieux castor défoncé, s'arrondissant en cuvette, lui cachait la figure; mais, quand il le retirait, il découvrait, à la place des paupières, deux orbites béantes tout ensanglantées. La chair s'effilochait par lambeaux rouges; et il en coulait des liquides qui se figeaient en gales vertes jusqu'au nez, dont les narines noires reniflaient convulsivement. Pour vous parler, il se renversait la tête avec un rire idiot; – alors ses prunelles bleuâtres, roulant d'un mouvement continu, allaient se cogner, vers les tempes, sur le bord de la plaie vive.
Il chantait une petite chanson en suivant les voitures : "Souvent la chaleur d'un beau jour Fait rêver fillette à l'amour." Et il y avait dans tout le reste des oiseaux, du soleil et du feuillage.
Quelquefois, il apparaissait tout à coup derrière Emma, tête nue. Elle se retirait avec un cri. Hivert venait le plaisanter. Il l'engageait à prendre une baraque à la foire Saint-Romain, ou bien lui demandait, en riant, comment se portait sa bonne amie.
Souvent, on était en marche, lorsque son chapeau, d'un mouvement brusque entrait dans la diligence par le vasistas, tandis qu'il se cramponnait, de l'autre bras, sur le marchepied, entre l'éclaboussure des roues. Sa voix, faible d'abord et vagissante, devenait aiguë. Elle se traînait dans la nuit, comme l'indistincte lamentation d'une vague détresse; et, à travers la sonnerie des grelots, le murmure des arbres et le ronflement de la boîte creuse, elle avait quelque chose de lointain qui bouleversait Emma. Cela lui descendait au fond de l'âme comme un tourbillon dans un abîme, et l'emportait parmi les espaces d'une mélancolie sans bornes. Mais Hivert, qui s'apercevait d'un contrepoids, allongeait à l'aveugle de grands coups avec son fouet. La mèche le cinglait sur ses plaies, et il tombait dans la boue en poussant un hurlement.
Puis les voyageurs de l'Hirondelle finissaient par s'endormir, les uns la bouche ouverte, les autres le menton baissé, s'appuyant sur l'épaule de leur voisin, ou bien le bras passé dans la courroie, tout en oscillant régulièrement au branle de la voiture; et le reflet de la lanterne qui se balançait en dehors, sur la croupe des limoniers, pénétrant dans l'intérieur par les rideaux de calicot chocolat, posait des ombres sanguinolentes sur tous ces individus immobiles. Emma, ivre de tristesse, grelottait sous ses vêtements; et se sentait de plus en plus froid aux pieds, avec la mort dans l'âme. Charles, à la maison, l'attendait; l'Hirondelle était toujours en retard le jeudi. Madame arrivait enfin ! […]

Même avec le véhicule privé qu'est le boc, qui comme le cabriolet précédent est chargé d'intercepter la diligence, les rendez-vous d'Emma avec Léon et ses déplacements suspects d'adultère demeurent indexés à /duplicité/ ainsi qu'à /soupçon/ de la part des villageois, gênés :

A partir de ce moment, son existence ne fut plus qu'un assemblage de mensonges, où elle enveloppait son amour comme dans des voiles, pour le cacher. C'était un besoin, une manie, un plaisir, au point que, si elle disait avoir passé, hier par le côté droit d'une rue, il fallait croire qu'elle avait pris par le côté gauche.
Un matin qu'elle venait de partir, selon sa coutume, assez légèrement vêtue, il tomba de la neige tout à coup; et comme Charles regardait le temps à la fenêtre, il aperçut M. Bournisien dans le boc du sieur Tuvache qui le conduisait à Rouen. Alors il descendit confier à l'ecclésiastique un gros châle pour qu'il le remit à Madame, sitôt qu'il arriverait à la Croix rouge. A peine fut-il à l'auberge que Bournisien demanda où était la femme du médecin d'Yonville. L'hôtelière répondit qu'elle fréquentait fort peu son établissement. Aussi, le soir, en reconnaissant madame Bovary dans l'Hirondelle, le curé lui conta son embarras, sans paraître, du reste y attacher de l'importance; car il entama l'éloge d'un prédicateur qui pour lors faisait merveille à la cathédrale, et que toutes les dames couraient entendre. […]

En revanche Charles ne se doute de rien, même devant l'évidence; de là l'isotopie /naïveté/ qui le caractérise depuis l'incipit du roman. Son activisme avec son boc est ainsi frappé du sceau de l'inefficacité face aux ruses d'Emma, dont il est ici plus qu'ailleurs le faire-valoir :

Un soir, elle ne rentra point à Yonville. Charles en perdait la tête, et la petite Berthe, ne voulant pas se coucher sans sa maman, sanglotait à se rompre la poitrine. Justin était parti au hasard sur la route. M. Homais en avait quitté sa pharmacie.
Enfin, à onze heures, n'y tenant plus, Charles attela son boc, sauta dedans, fouetta sa bête et arriva vers deux heures du matin à la Croix rouge. Personne. Il pensa que le clerc peut-être l'avait vue; mais où demeurait-il ? Charles, heureusement, se rappela l'adresse de son patron. Il y courut. Le jour commençait à paraître. Il distingua des panonceaux au-dessus d'une porte; il frappa. Quelqu'un, sans ouvrir, lui cria le renseignement demandé, tout en ajoutant force injures contre ceux qui dérangeaient le monde pendant la nuit. La maison que le clerc habitait n'avait ni sonnette, ni marteau, ni portier. Charles donna de grands coups de poing contre les auvents. Un agent de police vint à passer; alors il eut peur et s'en alla.
- Je suis fou, se disait-il; sans doute, on l'aura retenue à dîner chez M. Lormeaux. La famille Lormeaux n'habitait plus Rouen. - Elle sera restée à soigner madame Dubreuil. Eh! madame Dubreuil est morte depuis dix mois!… Où est-elle donc ? Une idée lui vint. Il demanda, dans un café, l'Annuaire; et chercha vite le nom de mademoiselle Lempereur, qui demeurait rue de la Renelle-des-Maroquiniers, n° 74. Comme il entrait dans cette rue, Emma parut elle-même à l'autre bout; il se jeta sur elle plutôt qu'il ne l'embrassa, en s'écriant : - Qui t'a retenue hier ?
- J'ai été malade.
- Et de quoi ?… Où ?… Comment ?…
Elle se passa la main sur le front, et répondit :
- Chez mademoiselle Lempereur.
- J'en étais sûr! J'y allais.
- Oh! ce n'est pas la peine, dit Emma. Elle vient de sortir tout à l'heure; mais, à l'avenir, tranquillise-toi. Je ne suis pas libre, tu comprends, si je sais que le moindre retard te bouleverse ainsi.
C'était une manière de permission qu'elle se donnait de ne point se gêner dans ses escapades. Aussi en profita-t-elle tout à son aise, largement.

Le lecteur ne manque pas d'être frappé par l'invraisemblance du comportement de ce mari crédule, qui, après trois heures de route nocturne, ne soupçonne rien des adresses mystérieuses de sa femme.

Autre isotopie caractéristique cette fois du pharmacien : /sans-gêne/, du fait que non seulement il s'invite au déplacement à Rouen (il est vrai suggéré par le clerc), mais il s'impose auprès du couple illégitime, en ce sens emblématique leur séparation, qu'il anticipe :

(III, ch. 6) Donc, un jeudi, Emma fut surprise de rencontrer, dans la cuisine du Lion d'Or, M. Homais en costume de voyageur, c'est-à-dire couvert d'un vieux manteau qu'on ne lui connaissait pas, tandis qu'il portait d'une main une valise, et, de l'autre, la chancelière de son établissement. Il n'avait confié son projet à personne, dans la crainte d'inquiéter le public par son absence. L'idée de revoir les lieux où s'était passée sa jeunesse l'exaltait sans doute, car tout le long du chemin il n'arrêta pas de discourir; puis, à peine arrivé, il sauta vivement de la voiture pour se mettre en quête de Léon; et le clerc eut beau se débattre, M. Homais l'entraîna vers le grand café de Normandie, où il entra majestueusement sans retirer son chapeau, estimant fort provincial de se découvrir dans un endroit public. Emma attendit Léon trois quarts d'heure. […]

La dégradation finale s'effectue aussi bien au niveau de ses dettes auprès de Lheureux qui s'aggravent immédiatement après cet extrait, que sur le plan amoureux. Aussi au lendemain de ses nuits de "débauche" le véhicule utilitaire naguère positif provoque un bruit strident, comme le symbole du signal d'alarme financier et familial, qui met un terme au divertissement du spectacle :

Ils se connaissaient trop pour avoir ces ébahissements de la possession qui en centuplent la joie. Elle était aussi dégoûtée de lui qu'il était fatigué d'elle. Emma retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes du mariage. […]
Le jour de la mi-carême, elle ne rentra pas à Yonville; elle alla le soir au bal masqué. Elle mit un pantalon de velours et des bas rouges, avec une perruque à catogan et un lampion sur l'oreille. Elle sauta toute la nuit au son furieux des trombones; on faisait cercle autour d'elle; et elle se trouva le matin sur le péristyle du théâtre parmi cinq ou six masques, débardeuses et matelots, des camarades de Léon, qui parlaient d'aller souper. […] Le jour commençait à se lever, et une grande tache de couleur pourpre s'élargissait dans le ciel pâle, du côté de Sainte-Catherine. La rivière livide frissonnait au vent; il n'y avait personne sur les ponts; les réverbères s'éteignaient. Elle se ranima cependant, et vint à penser à Berthe, qui dormait là-bas, dans la chambre de sa bonne. Mais une charrette pleine de longs rubans de fer passa, en jetant contre le mur des maisons une vibration métallique assourdissante. Elle s'esquiva brusquement, se débarrassa de son costume, dit à Léon qu'il lui fallait s'en retourner, et enfin resta seule à l'hôtel de Boulogne. Tout et elle-même lui étaient insupportables. Elle aurait voulu, s'échappant comme un oiseau, aller se rajeunir quelque part, bien loin, dans les espaces immaculés.

Toujours à Rouen, elle a une vision fugace, celle d'une aristocratie merveilleuse (souvenir de la Vaubyessard) qui n'est qu'un instant de lueur dans la noirceur dominante :

(III, ch. 7) Quatre heures sonnèrent; et elle se leva pour s'en retourner à Yonville, obéissant comme un automate à l'impulsion des habitudes. Il faisait beau; c'était un de ces jours du mois de mars clairs et âpres, où le soleil reluit dans un ciel tout blanc. Des Rouennais endimanchés se promenaient d'un air heureux. Elle arriva sur la place du Parvis. On sortait des vêpres; la foule s'écoulait par les trois portails, comme un fleuve par les trois arches d'un pont, et, au milieu, plus immobile qu'un roc, se tenait le Suisse.
Alors elle se rappela ce jour où, tout anxieuse et pleine d'espérances, elle était entrée sous cette grande nef qui s'étendait devant elle moins profonde que son amour; et elle continua de marcher, en pleurant sous son voile, étourdie, chancelante, près de défaillir.
- Gare! cria une voix sortant d'une porte cochère qui s'ouvrait.
Elle s'arrêta pour laisser passer un cheval noir, piaffant dans les brancards d'un tilbury que conduisait un gentleman en fourrure de zibeline *. Qui était-ce donc ? Elle le connaissait… La voiture s'élança et disparut.
Mais c'était lui, le vicomte! Elle se détourna; la rue était déserte. Et elle fut si accablée, si triste, qu'elle s'appuya contre un mur pour ne pas tomber. Puis elle pensa qu'elle s'était trompée. Au reste, elle n'en savait rien. Tout, en elle-même et au-dehors, l'abandonnait. Elle se sentait perdue, roulant au hasard dans des abîmes indéfinissables; et ce fut presque avec joie qu'elle aperçut, en arrivant à la Croix rouge, ce bon Homais qui regardait charger sur l'Hirondelle une grande boîte pleine de provisions pharmaceutiques.
__________

* Le véhicule demeure dans ces 4 occurrences du roman indexé à /chic aristocratique/, dans le sillage des 12 occurrences du mot dans Le Député d'Arcis de
Balzac (outre l'isotopie /politique/). Citons-les car elles constituent un pic statistique dans le logiciel Hyperbase : "Or, comme tout Arcis était encore tranquille, trois jours avant la matinée où, par la volonté du créateur de tant d'histoires, celle-ci commence, tout le monde avait vu venir, par la route de la Belle-Étoile, un étranger conduisant un joli tilbury attelé d'un cheval de prix, et accompagné d'un petit domestique gros comme le poing, monté sur un cheval de selle. […] Chacun, dans Arcis, imagina le soir que ce personnage avait l'intention d'acheter la terre d'Arcis, et l'on en parla dans beaucoup de ménages comme du futur propriétaire du château. Le tilbury, le voyageur, ses chevaux, son domestique, tout paraissait appartenir à un homme tombé des plus hautes sphères sociales. […] Il a, monsieur Olivier, dit Ernestine, le plus joli tilbury du monde. […] Comment! Antonin, tu ne m'avais pas dit qu'il avait un tilbury, ce matin quand nous avons parlé de ce conspirateur; mais le tilbury, c'est une circonstance atténuante; ce ne peut plus être un républicain […] Eh bien! donne un coup de pied au Mulet et tâche d'y donner un coup d'œil au tilbury du monsieur qui y loge; puis viens me dire ce qui s'y trouvera peint. Enfin fais bien ton métier, récolte tous les cancans… Si tu vois le domestique, demande-lui à quelle heure monsieur le comte peut recevoir le sous-préfet demain dans le cas où tu verrais les neuf pointes à perles. […] Monsieur, disait dans la salle à manger le domestique d'Antonin à son maître, le tilbury est armoirié […] Le comte, qu'était couché, quand il a lu la lettre, s'est levé; maintenant il s'habille. On attelait le tilbury. Le comte va passer la soirée à Cinq-Cygne. […] Gare! cria le tigre qui précédait à cheval le tilbury. Papa Poupart! ouvrez! cria-t-il d'une voix aigrelette. […] Les trois domestiques du Mulet s'attroupèrent et le tilbury fila sans que personne pût voir un seul des traits de l'inconnu. Le sous-préfet suivit le tilbury et vint sur le seuil de la porte de l'auberge. Maxime de Trailles était en tilbury, sur la route de Troyes, une heure après."

Autre répétition, celle du motif de "la chanson du gueux", rencontré sur le chemin du retour, et dont le triste sort préfigure celui de l'héroïne. On notera que l'ironie du cocher et du pharmacien rajoute une cruauté gratuite, ce qui rend d'autant plus pénibles ses déplacements à Rouen :

- Eh bien! pour la peine, dit Hivert, tu vas nous montrer la comédie.
L'Aveugle s'affaissa sur ses jarrets, et, la tête renversée, tout en roulant ses yeux verdâtres et tirant la langue, il se frottait l'estomac à deux mains, tandis qu'il poussait une sorte de hurlement sourd, comme un chien affamé. Emma, prise de dégoût, lui envoya, par-dessus l'épaule, une pièce de cinq francs. C'était toute sa fortune. Il lui semblait beau de la jeter ainsi.
La voiture était repartie, quand, soudain, M. Homais se pencha en dehors du vasistas et cria : - Pas de farineux ni de laitage! Porter de la laine sur la peau et exposer les parties malades à la fumée de baies de genièvre!
Le spectacle des objets connus qui défilaient devant ses yeux peu à peu détournait Emma de sa douleur présente. Une intolérable fatigue l'accablait, et elle arriva chez elle hébétée, découragée, presque endormie.

(Cf. III, 11) L'aveugle, qu'il n'avait pu guérir avec sa pommade, était retourné dans la côte du Bois-Guillaume, où il narrait aux voyageurs la vaine tentative du pharmacien, à tel point que Homais, lorsqu'il allait à la ville, se dissimulait derrière les rideaux de L'Hirondelle, afin d'éviter sa rencontre. Il l'exécrait [...]

Enfin, troisième épisode de l'isotopie /pathologie/, et deuxième convocation du docteur Larivière auprès d'Emma empoisonnée, son véhicule pourtant banal et régulier hérite le sème /sacralité/ (de sa chirurgie) dû à sa comparaison avec "un dieu" :

(III, ch. 8) Puis elle se mettait à crier, horriblement. Elle maudissait le poison, l'invectivait, le suppliait de se hâter, et repoussait de ses bras raidis tout ce que Charles, plus agonisant qu'elle, s'efforçait de lui faire boire. Il était debout, son mouchoir sur les lèvres, râlant, pleurant et suffoqué par des sanglots qui le secouaient jusqu'aux talons; Félicité courait çà et là dans la chambre; Homais, immobile, poussait de gros soupirs, et M. Canivet, gardant toujours son aplomb, commençait néanmoins à se sentir troublé.
- Diable!… cependant… elle est purgée, et, du moment que la cause cesse…
- L'effet doit cesser, dit Homais; c'est évident.
- Mais sauvez-la! s'exclamait Bovary.
Aussi, sans écouter le pharmacien qui hasardait encore cette hypothèse : "C'est peut-être un paroxysme salutaire", Canivet allait administrer de la thériaque, lorsqu'on entendit le claquement d'un fouet; toutes les vitres frémirent, et une berline de poste *, qu'enlevaient à plein poitrail trois chevaux crottés jusqu'aux oreilles, débusqua d'un bond au coin des halles. C'était le docteur Larivière.
L'apparition d'un dieu n'eût pas causé plus d'émoi. Bovary leva les mains, Canivet s'arrêta court, et Homais retira son bonnet grec bien avant que le docteur fût entré.
Il appartenait à la grande école chirurgicale sortie du tablier de Bichat, à cette génération, maintenant disparue, de praticiens philosophes qui, chérissant leur art d'un amour fanatique, l'exerçaient avec exaltation et sagacité!
__________

* Carrosse suspendu et fermé, à deux fonds et à quatre roues (Littré), du même type que la calèche ou le landau.
Balzac l'assimile à un autre nom : "Lucien était parti dans son cabriolet en poste avec un passeport pris le matin pour Fontainebleau, où il coucha dans la dernière auberge du côté de Nemours. [...] Au jour, il entendit le bruit d'une voiture de poste et vit passer un briska où se trouvaient les gens de la jeune duchesse de Lenoncourt-Chaulieu et la femme de chambre de Clotilde de Grandlieu. Les voilà, se dit Lucien, allons, jouons bien cette comédie, et je suis sauvé, je serai le gendre du duc malgré lui. Une heure après, la berline où étaient les deux femmes fit entendre ce roulement si facile à reconnaître d'une voiture de voyage élégante" (Splendeurs et misères des Courtisanes).

Logiquement, le dernier extrait décrit son enterrement à Yonville :

(III, ch. 10) On se tenait aux fenêtres pour voir passer le cortège. Charles, en avant, se cambrait la taille. Il affectait un air brave et saluait d'un signe ceux qui, débouchant des ruelles ou des portes, se rangeaient dans la foule. Les six hommes, trois de chaque côté, marchaient au petit pas et en haletant un peu. Les prêtres, les chantres et les deux enfants de chœur récitaient le De Profundis; et leurs voix s'en allaient sur la campagne, montant et s'abaissant avec des ondulations. Parfois ils disparaissaient aux détours du sentier; mais la grande croix d'argent se dressait toujours entre les arbres. Les femmes suivaient, couvertes de mantes noires à capuchon rabattu; elles portaient à la main un gros cierge qui brûlait, et Charles se sentait défaillir à cette continuelle répétition de prières et de flambeaux, sous ces odeurs affadissantes de cire et de soutane. Une brise fraîche soufflait, les seigles et les colzas verdoyaient, des gouttelettes de rosée tremblaient au bord du chemin, sur les haies d'épines. Toutes sortes de bruits joyeux emplissaient l'horizon : le claquement d'une charrette roulant au loin dans les ornières, le cri d'un coq qui se répétait ou la galopade d'un poulain que l'on voyait s'enfuir sous les pommiers. Le ciel pur était tacheté de nuages roses; des lumignons bleuâtres se rabattaient sur les chaumières couvertes d'iris; Charles, en passant, reconnaissait les cours. Il se souvenait de matins comme celui-ci, où, après avoir visité quelque malade, il en sortait, et retournait vers elle.

Il s'agit du retour à la campagne initiale, avec la présence du père Rouault qui évoque le "cimetière des Bertaux", indexé aux isotopies /ruralité/ et /rétrospection nostalgique/, ici confirmée par la répercussion mentale du matin chez Charles (topos âme-paysage). Cette évolution chronologique cyclique affecte aussi les véhicules puisque les charrettes mélioratives (de I, ch. 2, bien qu'étant les plus simples des voitures) sont ici récurrentes, mais comme pour symboliser ici que Charles (personnage dominant du début et de la fin du roman; notons à ce stade que seul le mari est indexé avec sa femme à l'isotopie /pathétique/, par contraste avec l'indifférence des deux amants : "Rodolphe […] dormait tranquillement dans son château; et Léon, là-bas, dormait aussi." ibid) ne sort pas de "l'ornière", mais dans un sens qui n'a pas la valeur dysphorique traditionnelle (cf. "joyeux"). Rebondissons d'ailleurs sur ce mot, crédité de trois occurrences au total. Voici les deux premières, porteuses de la même évaluation : à l'incipit on lisait "Les ornières devinrent plus profondes. On approchait des Bertaux." Moins innocente est l'occurrence intermédiaire qui annonçait ce que Flaubert appelait dans sa correspondance la "baisade dans les bois par un temps d'automne" consécutive aux comices (II, 9) : "Ils descendirent. Rodolphe attacha les chevaux. Elle allait devant, sur la mousse, entre les ornières. Mais sa robe trop longue l'embarrassait, bien qu'elle la portât relevée par la queue, et Rodolphe, marchant derrière elle, contemplait entre ce drap noir et la bottine noire, la délicatesse de son bas blanc, qui lui semblait quelque chose de sa nudité."

***

De ce relevé d'attestations en contexte, sémantisées par les parcours interprétatifs, on conclut que de tels éléments matériels a priori anodins balisent systématiquement des épisodes cruciaux du roman (notamment : mariage, bonheur de Charles près de sa femme, remémoration du couvent, bal à la Vaubyessard, apparition d'Yonville, puis de Rodolphe et de Léon, ambiance au Lion d'Or, Comices, innombrables allers-retours à Rouen, pathologies d'Hippolyte puis d'Emma, projet de fuite avec Rodolphe et trahison, lieux populaires, consommation charnelle d'Emma, L'Exclu, les obsèques). Leur importance est aussi thématique; en effet, de par les isotopies afférentes que chacune des occurrences des véhicules réactive, elles contribuent à la cohésion sémantique du roman.

Ajoutons que les hippomobiles échangent leurs isotopies qui ne leur sont pas spécifiques, telle la tonale /ironie/ qui affecte certes le "carrosse" (comparant du landau du conseiller aux Comices), dont se moquent les observateurs, ainsi que les "cabriolets crottés des commis voyageurs", mais non la seconde occurrence du "carrosse" qui blasonne le porte-cigares, magique pour Emma (isotopie /rêverie/ dans ce cas) - dans une de ces conjonctions d'objets de roman qui intéressaient l'approche "socio-sémantique" d'un Cl. Duchet (in Travail de Flaubert, "Points-Seuil", 1983), lequel remarquait en outre que "ceux-ci sont très rarement fonctionnels" (p. 18) et pourvus du seul sème casuel /instrumental/; ils auraient au contraire trois statuts : "Information, l'objet renseigne sur un monde hors-texte, auquel il donne forme et consistance. Signe, il instaure le sens, profile une idéologie ou une vision du monde. Valeur, il bascule dans l'espace romanesque à la fois comme support de signification et comme matière phonique; à ce niveau, il acquiert la plénitude de son statut esthétique" (p. 21). Néanmoins cette tripartition ne quitte pas le plan du signifié verbal contextualisé. Thèse qui va l'encontre de ce que sous-entend Duchet quand il met en parallèle deux objets antagonistes, dont le sémantisme serait extra-textuel, hormis !leur relation avec les personnages :

porte-cigares, "bien né", supra du Vicomte
("brodé" par une "travailleuse pensive") :
bouquet de mariage, qui "sent la roture"
(et qui précédait supra les charrettes d'Yonville) :
"la transgression : l'un dit l'amour - l'adultère noble,
positivité caressante de l'ailleurs
la norme : l'autre le mariage - l'union bourgeoise
négativité agressive de l'ici (Emma s'y pique)"

"D'un côté le monde de la qualité, l'activité noble, parce que gratuite; une pièce originale, personnalisée par le lent travail qui l'a ouvrée à loisir, [...] une totalité lisse et indestructible.

De l'autre, la platitude de l'objet manchestérisé, supposant un travail anonyme et divisé, [...] une hideur sèche qui livre avec impudeur sa carcasse et ses pitoyables secrets."

Or cette afférence relative à "leur mode de production et leurs techniques de fabrication" (p. 31) n'est légitime dans le bouquet que par l'artefact du discours critique de Duchet, qui d'une part le rapproche du porte-cigare et d'autre part cite cet extrait de Correspondance : "Qu'attendre d'une population comme celle de Manchester, qui passe sa vie à faire des épingles ? Et la confection d' une épingle exige cinq à six spécialités différentes! Le travail se subdivisant, il se fait donc, à côté des machines, quantité d'hommes-machines" (ibid.). Soit donc un contenu attribué au contexte du bouquet, en quelque sorte, par allusion intergénérique.

En partant des entrées du champ lexical des hippomobiles, on ressaisira in fine les principales isotopies afférentes et distinctives, diverses et variées, qui constituent l'histoire contextuelle (cf. Rastier) des sémèmes indexés. Duchet observait déjà, à propos des mêmes noms d'objets réitérés, que "d'une occurrence à l'autre il y a, on le voit, des glissements de sens, des variations de rôle" (p. 37).

II. Comparaison avec L'éducation sentimentale (1869) *

* A l'échelle globale, le pessimiste est déterminant; il s'agit en effet d'un faux "roman d’apprentissage", aux "piétinements et impasses", où dominent "l’échec, la faillite tant individuelle qu’historique. La vie s'y répète plutôt qu’elle ne progresse; elle apparaît comme une fade succession d’avortements plutôt que comme une ferme trajectoire aboutissant à la réalisation d’un but." Le tout sur fond historique de "l’effondrement de la République" (cf. III, 5). De là, au niveau littéraire "une écriture qui, à l’image de son objet, est contaminée par la dissolution, vouée aux réitérations et à l’insignifiance" (DOLF). Non plus "Mœurs de province" (sous-titre de Madame Bovary), mais parisiennes.

Visualisons les données quantitatives, pour nos quatre romans, selon Hyperbase (des deux auteurs, qui fournit aussi la pagination). On a mis en évidence les pics frappants relativement aux déficits voisins; et par exemple le milord ou le boc - respectivement corrélés aux épisodes de la réapparition fugace de Mme Arnoux et de la Vaubyessard où ils dominent et dont ils sont le signe - révèlent chez Flaubert des spécificités lexicales distinctives :

34 hippomobiles

Bovary

Education

Bel-Ami

Une vie

véhicule(s)

0

1

0

1

voiture(s)

31

71

47

31

fiacre(s)

7

25

33

0

calèche(s)

3

10

0

13

diligence(s)

7

7

0

0

malle(s)(-poste)

1

1

0

0

chaise(s) de poste

1

1

1

3

cabriolet(s)

7

11

0

0

milord

0

7

0

0

coupé(s)

0

11

3

0

berline(s)

1

5

0

2

omnibus

0

7

1

0

carrosse

2

2

0

0

boc

8

0

0

0

landau

1

5

10

0

phaéton

0

0

0

2

tilbury(s)

4

2

0

1

guimbarde

1

0

0

1

tapissière(s)

1

2

0

0

charrette(s)

14

6

0

5

carriole(s)

6

2

0

13

chariot

0

1

0

0

char(s)

2

3

0

0

tombereaux

0

2

0

0

haquets

0

1

0

0

fourgons

0

1

0

0

escargot

0

1

0

0

break

0

1

0

0

dog-carts

0

1

0

0

briskas

0

1

0

0

wursts

0

1

0

0

tandems

0

1

0

0

victorias

0

1

0

0

stepper à chaise

0

1

0

0

Dans les deux romans de Flaubert, on constate l'absence de "phaéton", la rareté de "chariot", en revanche très présent dans Salammbô, ou encore que "boc" est une spécificité de Madame Bovary (par rapport à l'immense base Auteurs). Le chiffre de "voiture(s)" (à dominante singulier, comme déjà dans Les Liaisons dangereuses où 16 occurrences de "voiture" uniquement sont attestées dans ce roman épistolaire) a plus que doublé dans L'éducation sentimentale (dont la quantité et la variété des hippomobiles sont frappantes); cela nous contraint, pour ne pas alourdir l'exposé, à ne retenir des attestations de l'hyperonyme que celles qui sont en relation anaphorique coréférentielle avec les hyponymes. Cette restriction émise, passons en revue les épisodes pertinents, en suivant toujours le cours chronologique du roman.

1) Le premier est assurément la rencontre de Frédéric et de Mme Arnoux sur un navire, à quoi succède un moyen de locomotion terrestre qu'envisage d'utiliser la famille :

Autour des tables rondes, des bourgeois mangeaient, un garçon de café circulait; M. et Mme Arnoux étaient dans le fond, à droite; il s'assit sur la longue banquette de velours, ayant ramassé un journal qui se trouvait là. Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois *. Mme Arnoux blâma son mari de sa faiblesse pour son enfant. Il chuchota dans son oreille, une gracieuseté, sans doute, car elle sourit. Puis il se dérangea pour fermer derrière son cou le rideau de la fenêtre. (p. 1939)
__________

* On note l'enjeu dialogique de la modalisation épistémique du véhicule : le conditionnel et l'imparfait qui le précède ("devaient") sont les temps constitutifs du style indirect libre, lequel s'insère furtivement dans le récit d'actions factuelles au passé simple.

De là le refus de la séparation. On constate l'opposition isotopique de /voyage terrestre/ vs /fluvial/, à laquelle le finale du roman donne une résonance particulière avec son célèbre "Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots" :

Quand il fut sur le quai, Frédéric se retourna. Elle était près du gouvernail, debout. Il lui envoya un regard où il avait tâché de mettre toute son âme; comme s'il n'eût rien fait, elle demeura immobile. Puis, sans égard aux salutations de son domestique : -" Pourquoi n'as-tu pas amené la voiture jusqu'ici ? "
Le bonhomme s'excusait.
- "Quel maladroit! Donne-moi de l'argent!" Et il alla manger dans une auberge. Un quart d'heure après, il eut envie d'entrer comme par hasard dans la cour des diligences. Il la verrait encore, peut-être ? (p. 1942)

La disjonction physique entraîne de la part du protagoniste, de retour chez lui à Nogent-sur-Seine, une mentalisation (rêverie), subjectivité qui se poursuit par une hypothèse (cf. "sans doute"), laquelle marque le refus de l'omniscience :

La cuisinière annonça que le potage de Monsieur était servi. On se retira, par discrétion. Puis, dès qu'ils furent seuls, dans la salle, sa mère lui dit, à voix basse : - " Eh bien ? "
Le vieillard l'avait reçu très cordialement, mais sans montrer ses intentions.
Mme Moreau soupira.
- " Où est-elle, à présent ? " songeait-il.
La diligence roulait, et, enveloppée dans le châle sans doute, elle appuyait contre le drap du coupé sa belle tête endormie. (p. 1947)

2) Plus de deux mois plus tard, Frédéric sur les conseils d'un ami tente une adaptation au milieu huppé des Dambreuse, bourgeois riches et influents :

[…] " Il faut que tu ailles dans ce monde-là! Tu m'y mèneras plus tard. Un homme à millions, pense donc! Arrange-toi pour lui plaire, et à sa femme aussi. Deviens son amant! "
Frédéric se récriait.
- " Mais je te dis là des choses classiques, il me semble ? Rappelle-toi Rastignac dans la Comédie humaine! Tu réussiras, j'en suis sûr! " […]
Le jeune homme était troublé en allant chez eux.
- " J'aurais mieux fait de prendre mon habit. On m'invitera sans doute au bal pour la semaine prochaine ? Que va-t-on me dire ? "
L'aplomb lui revint en songeant que M. Dambreuse n'était qu'un bourgeois, et il sauta gaillardement de son cabriolet sur le trottoir de la rue d'Anjou. (p. 1959)

La "jolie Mme Dambreuse, que citaient les journaux de modes" possède sa propre voiture, à laquelle elle propage donc le sème /chic féminin/ :

Un coupé bleu, attelé d'un cheval noir, stationnait devant le perron. La portière s'ouvrit, une dame y monta, et la voiture, avec un bruit sourd, se mit à rouler sur le sable. Frédéric, en même temps qu'elle, arriva de l'autre côté, sous la porte cochère. L'espace n'étant pas assez large, il fut contraint d'attendre. La jeune femme, penchée en dehors du vasistas, parlait tout bas au concierge. Il n'apercevait que son dos, couvert d'une mante violette. Cependant, il plongeait dans l'intérieur de la voiture, tendue de reps bleu, avec des passementeries et des effilés de soie. Les vêtements de la dame l'emplissaient; il s'échappait de cette petite boîte capitonnée un parfum d'iris, et comme une vague senteur d'élégances féminines. Le cocher lâcha les rênes, le cheval frôla la borne brusquement, et tout disparut. Frédéric s'en revint à pied, en suivant les boulevards. Il regrettait de n'avoir pu distinguer Mme Dambreuse. (p. 1961)

Comme bien souvent dans le roman, on note que l'échec de l'approche par le protagoniste se traduit par la modalité épistémique, dans la reconnaissance trop tardive, a posteriori.

3) La deuxième approche de Mme Arnoux est indexée à l'isotopie /densité/, concernant les belles promeneuses; elle donne lieu à une rêverie sur le milieu aisé ainsi que sur la poésie du lieu :

Les jours de soleil il continuait sa promenade jusqu'au bout des Champs-Elysées. Des femmes, nonchalamment assises dans des calèches, et dont les voiles flottaient au vent, défilaient près de lui, au pas ferme de leurs chevaux, avec un balancement insensible qui faisait craquer les cuirs vernis. Les voitures devenaient plus nombreuses, et, se ralentissant à partir du Rond-Point, elles occupaient toute la voie. Les crinières étaient près des crinières, les lanternes près des lanternes; les étriers d'acier, les gourmettes d'argent, les boucles de cuivre, jetaient çà et là des points lumineux entre les culottes courtes, les gants blancs, et les fourrures qui retombaient sur le blason des portières. Il se sentait comme perdu dans un monde lointain. Ses yeux erraient sur les têtes féminines; et de vagues ressemblances amenaient à sa mémoire Mme Arnoux. Il se la figurait, au milieu des autres, dans un de ces petits coupés, pareils au coupé de Mme Dambreuse.
Mais le soleil se couchait, et le vent froid soulevait des tourbillons de poussière. Les cochers baissaient le menton dans leurs cravates, les roues se mettaient à tourner plus vite, le macadam grinçait; et tous les équipages * descendaient au grand trot la longue avenue, en se frôlant, se dépassant, s'écartant les uns des autres, puis, sur la place de la Concorde, se dispersaient. (p. 1967)
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* On relève ici au total 4 occurrences de équipage(s), 2 dans Madame Bovary et Une vie; en revanche attelage(s) est attesté ici trois fois, et une fois dans Madame Bovary, Une vie et Bel-Ami, lorsque Georges et Suzanne préparent leur fuite finale. Cette relative équivalence quantitative ne fait que mieux ressortir la disproportion qui affecte le corpus balzacien, avec 111 occurrences de équipage(s) – bien que marin dans La femme de trente ans – contre seulement 7 occurrences de attelage(s).

Et il suffit de la notation de l'omnibus populaire (cette "voiture qui parcourt une ville, et où chacun peut monter pour une somme modique", selon Littré) pour camper le milieu bohème artiste que fréquente le héros :

L'Art industriel était un établissement hybride, comprenant un journal de peinture et un magasin de tableaux. Frédéric avait vu ce titre-là, plusieurs fois, à l'étalage du libraire de son pays natal, sur d'immenses prospectus, où le nom de Jacques Arnoux se développait magistralement. [...] L'Art industriel, posé au point central de Paris, était un lieu de rendez-vous commode, un terrain neutre où les rivalités se coudoyaient familièrement. On y voyait, ce jour-là, Anténor Braive, le portraitiste des rois, Jules Burrieu, qui commençait à populariser par ses dessins les guerres d'Algérie; le caricaturiste Sombaz, le sculpteur Vourdat, d'autres encore, et aucun ne répondait aux préjugés de l'étudiant. Leurs manières étaient simples, leurs propos libres. Le mystique Lovarias débita un conte obscène; et l'inventeur du paysage oriental, le fameux Dittmer, portait une camisole de tricot sous son gilet, et prit l'omnibus pour s'en retourner. (p. 1986)

Au fond des cafés solitaires, la dame du comptoir bâillait entre ses carafons remplis; les journaux demeuraient en ordre sur la table des cabinets de lecture; dans l'atelier des repasseuses, des linges frissonnaient sous les bouffées du vent tiède. De temps à autre, il s'arrêtait à l'étalage d'un bouquiniste; un omnibus, qui descendait en frôlant le trottoir, le faisait se retourner ; et, parvenu devant le Luxembourg, il n'allait pas plus loin. (p. 2043)

Comme les résolutions excessives lui coûtaient peu, il s'était juré de ne jamais revenir à Paris, et même de ne point s'informer de Mme Arnoux. Cependant, il regrettait jusqu'à la senteur du gaz et au tapage des omnibus. (p. 2093)

Cette nostalgie intermittente l'empêche de rompre et le pousse à se rendre à la réception chez les Arnoux, rue de Choiseul. La mention d'une voiture banale l'indexe à /exotisme (culinaire)/, /rareté/, /luxe/ par son contenu :

Il eut à choisir entre dix espèces de moutarde. Il mangea du daspachio, du cari, du gingembre, des merles de Corse, des lasagnes romaines; il but des vins extraordinaires, du lip-fraoli et du tokay. Arnoux se piquait effectivement de bien recevoir. Il courtisait en vue des comestibles tous les conducteurs de malles-poste, et il était lié avec des cuisiniers de grandes maisons qui lui communiquaient des sauces. (p. 2010) *
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* La cooccurrence lexicale unique avec
Balzac est frappante : "Taillefer se piqua d'animer ses convives, et fit avancer les terribles vins du Rhône, le chaud Tokay, le vieux Roussillon capiteux. Déchaînés comme les chevaux d'une malle-poste qui part d'un relais, ces hommes fouettés par les flammèches du vin de Champagne impatiemment attendu, mais abondamment versé, laissèrent alors galoper leur esprit dans le vide de ces raisonnements que personne n'écoute […]" (La Peau de chagrin). Ici la fougue équine sert de comparant aux effets de l'enivrement.

Le départ s'opère sur l'opposition /désir/ (amoureux) vs /réalité/, symbolisée par un véhicule fruste indexé sociologiquement et péjorativement à /milieu populaire/ (désert-calme ou surpeuplé-agité), du fait qu'il est indice de la conscience d'une appartenance de classe :

Mme Arnoux s'était avancée dans l'antichambre; Dittmer et Hussonnet la saluaient, elle leur tendit la main; elle la tendit également à Frédéric; et il éprouva comme une pénétration à tous les atomes de sa peau. Il quitta ses amis; il avait besoin d'être seul. Son cœur débordait. Pourquoi cette main offerte ? Etait-ce un geste irréfléchi, ou un encouragement ? " Allons donc! je suis fou! " Qu'importait d'ailleurs, puisqu'il pouvait maintenant la fréquenter tout à son aise, vivre dans son atmosphère. Les rues étaient désertes. Quelquefois une charrette lourde passait, en ébranlant les pavés. Les maisons se succédaient avec leurs façades grises, leurs fenêtres closes; et il songeait dédaigneusement à tous ces êtres humains couchés derrière ces murs, qui existaient sans la voir, et dont pas un même ne se doutait qu'elle vécût! Il n'avait plus conscience du milieu, de l'espace, de rien (p. 2015).

Quelquefois, l'espoir d'une distraction l'attirait vers les boulevards. Après de sombres ruelles exhalant des fraîcheurs humides, il arrivait sur de grandes places désertes, éblouissantes de lumière, et où les monuments dessinaient au bord du pavé des dentelures d'ombre noire. Mais les charrettes, les boutiques recommençaient, et la foule l'étourdissait, le dimanche surtout, quand, depuis la Bastille jusqu'à la Madeleine, c'était un immense flot ondulant sur l'asphalte, au milieu de la poussière, dans une rumeur continue; il se sentait tout écœuré par la bassesse des figures, la niaiserie des propos, la satisfaction imbécile transpirant sur les fronts en sueur! Cependant, la conscience de mieux valoir que ces hommes atténuait la fatigue de les regarder. (p. 2044)

L'échec est réitéré lors de sa fausse joie à l'idée une nouvelle tentative infructueuse d'approche :

A la nouvelle du départ d'Arnoux, une joie l'avait saisi. Il pouvait se présenter là-bas, tout à son aise, […] Pour savoir s'il irait chez Mme Arnoux, il jeta par trois fois, dans l'air, des pièces de monnaie. Toutes les fois, le présage fut heureux. Donc, la fatalité l'ordonnait. Il se fit conduire en fiacre rue de Choiseul. Il monta vivement l'escalier, tira le cordon de la sonnette; elle ne sonna pas; il se sentait près de défaillir. Puis il ébranla, d'un coup furieux, le lourd gland de soie rouge. Un carillon retentit, s'apaisa par degrés; et l'on n'entendait plus rien. Frédéric eut peur. (p. 2039)

4) Cette voiture n'est toutefois pas indexée uniquement à /déception/; lui sont aussi propagées les afférences /vie mondaine/ et /distraction/ lorsque, pour détourner Frédéric de son obsession, ses amis recherchent des lieux d'amusement :

Frédéric n'invita pas le Citoyen. Deslauriers se priva de Sénécal. Ils emmenèrent seulement Hussonnet et Cisy avec Dussardier; et le même fiacre les descendit tous les cinq à la porte de l'Alhambra [bal public des Champs-Elysées]. Deux galeries moresques s'étendaient à droite et à gauche, parallèlement. (p. 2052)

Que ce soit pour un déplacement fonctionnel ou festif, le fiacre apparaît comme le mode de transport parisien normal pour le particulier. Interchangeable avec le suivant, les deux étant en relation de cause à effet par le biais de la discussion sur les femmes :

Arnoux les regarda s'éloigner, puis, se tournant vers Frédéric : - ” Vous plairait-elle, la Vatnaz ? Au reste, vous n'êtes pas franc là-dessus! Je crois que vous cachez vos amours ? ”
Frédéric, devenu blême, jura qu'il ne cachait rien.
- ” C'est qu'on ne vous connaît pas de maîtresse ”, reprit Arnoux.
Frédéric eut envie de citer un nom, au hasard. Mais l'histoire pouvait lui être racontée. Il répondit qu'effectivement, il n'avait pas de maîtresse. Le marchand l'en blâma.
- " Ce soir, l'occasion était bonne! Pourquoi n'avez-vous pas fait comme les autres, qui s'en vont tous avec une femme ? "
- " Eh bien, et vous ? " dit Frédéric, impatienté d'une telle persistance.
- " Ah! moi! mon petit! c'est différent! Je m'en retourne auprès de la mienne! " Il appela un cabriolet et disparut. (p. 2062)
- ” Veux-tu parier cent francs que je fais la première qui passe ? ” - ” Oui! accepté! ”
La première qui passa était une mendiante hideuse; et ils désespéraient du hasard, lorsqu'au milieu de la rue de Rivoli, ils aperçurent une grande fille, portant à la main un petit carton. Deslauriers l'accosta sous les arcades. Elle inclina brusquement du côté des Tuileries, et elle prit bientôt par la Place du Carrousel; elle jetait des regards de droite et de gauche. Elle courut après un fiacre; Deslauriers la rattrapa. Il marchait près d'elle, en lui parlant avec des gestes expressifs. Enfin elle accepta son bras, et ils continuèrent le long des quais. Puis, à la hauteur du Châtelet, pendant vingt minutes au moins, ils se promenèrent sur le trottoir, comme deux marins faisant leur quart. (p. 2063)

On constate que les deux types de voitures légères sont perfectivées par l'usage du passé simple, contrairement à l'imperfectivité frappant de son sceau les calèches, charrettes, diligences (qui descendaient lentement, qui roulaient, etc.).

Toujours dans le contexte du divertissement, ici au théâtre, Frédéric, comme au début, ne reconnaît pas d'emblée celle de Mme Dambreuse, qu'il rencontrera peu après à l'entracte avec son mari. L'erreur se justifie par le fait que le véhicule suivant est nettement distinct du coupé bleu précédent qui appartenait déjà à Mme Dambreuse :

La scène représentait un marché d'esclaves à Pékin, avec clochettes, tam-tams, sultanes, bonnets pointus et calembours. Puis, la toile baissée, il erra dans le foyer, solitairement, et admira, sur le boulevard, au bas du perron, un grand landau vert, attelé de deux chevaux blancs, tenus par un cocher en culotte courte.
Il regagnait sa place, quand, au balcon, dans la première loge d'avant-scène, entrèrent une dame et un monsieur. Le mari avait un visage pâle, bordé d'un filet de barbe grise, la rosette d'officier, et cet aspect glacial qu'on attribue aux diplomates. Sa femme, de vingt ans plus jeune pour le moins, ni grande ni petite, ni laide, ni jolie, portait ses cheveux blonds tire-bouchonnés à l'anglaise, une robe à corsage plat, et un large éventail de dentelle noire. Pour que des gens d'un pareil monde fussent venus au spectacle dans cette saison il fallait supposer un hasard, ou l'ennui de passer leur soirée en tête-à- tête. (p. 2087)

Quant au véhicule utilitaire suivant, son apparition a lieu peu après lors d'un retour temporaire en province (aux environs de Nogent-sur-Seine), comme en témoigne la mention du lieu-dit :

A ce moment, des coups de fouet retentirent sous la fenêtre, en même temps qu'une voix l'appelait. C'était le père Roque, seul dans sa tapissière *. Il allait passer toute la journée à la Fortelle, chez M. Dambreuse, et proposa cordialement à Frédéric de l'y conduire.
- ” Vous n'avez pas besoin d'invitation avec moi; soyez sans crainte! ”
Frédéric eut envie d'accepter. Mais comment expliquerait-il son séjour définitif à Nogent ? (p. 2101)
Frédéric lui demanda si elle ne viendrait pas cette année à la Fortelle. Mme Dambreuse n'en savait rien. Il concevait cela, du reste : Nogent devait l'ennuyer. (p. 2158)
__________

* Voiture légère ouverte de tous côtés qui sert principalement au transport des meubles; on l'emploie aussi pour les déménagements, pour le transport de certaines marchandises; elle s'emploie aussi pour les promenades populaires dans les environs de Paris (Littré).

5) Cet acte de dévouement de la part du régisseur du banquier M. Dambreuse précède l'événement qui clôturera la première partie du roman, à savoir l'héritage de Frédéric. Parmi ses conséquences, le choix d'une multitude de voitures, soit rêvées soit réellement empruntées (on note que la diligence reparaît en début de partie comme cela était le cas en I pour le voyage initial des Arnoux, et comme cela se vérifiera en III lors de la gêne provoquée à Frédéric et Rosanette par l'insurrection) :

Il relut la lettre trois fois de suite; rien de plus vrai! toute la fortune de l'oncle! Vingt-sept mille livres de rente! et une joie frénétique le bouleversa, à l'idée de revoir Mme Arnoux. Avec la netteté d'une hallucination, il s'aperçut auprès d'elle, chez elle, lui apportant quelque cadeau dans du papier de soie, tandis qu'à la porte stationnerait son tilbury, non, un coupé plutôt! un coupé noir, avec un domestique en livrée brune; il entendait piaffer son cheval et le bruit de la gourmette se confondant avec le murmure de leurs baisers. (p. 2103) […]
S'il eût écouté son impatience, Frédéric fût parti à l'instant même. Le lendemain, toutes les places dans les diligences étaient retenues; il se rongea jusqu'au surlendemain, à sept heures du soir.
[…fin de I, chap. 6, début de II, chap. 1:]
Quand il fut à sa place, dans le coupé, au fond, et que la diligence s'ébranla, emportée par les cinq chevaux détalant à la fois, il sentit une ivresse le submerger. Comme un architecte qui fait le plan d'un palais, il arrangea, d'avance, sa vie. Il l'emplit de délicatesses et de splendeurs; elle montait jusqu'au ciel; une prodigalité de choses y apparaissait; et cette contemplation était si profonde, que les objets extérieurs avaient disparu. […]
La lanterne, suspendue au siège du postillon, éclairait les croupes des limoniers. Il n'apercevait au-delà que les crinières des autres chevaux qui ondulaient comme des vagues blanches; leurs haleines formaient un brouillard de chaque côté de l'attelage; les chaînettes de fer sonnaient, les glaces tremblaient dans leurs châssis; et la lourde voiture, d'un train égal, roulait sur le pavé. Çà et là, on distinguait le mur d'une grange, ou bien une auberge, toute seule. Parfois, en passant dans les villages, le four d'un boulanger projetait des lueurs d'incendie, et la silhouette monstrueuse des chevaux courait sur l'autre maison en face. Aux relais, quand on avait dételé, il se faisait un grand silence, pendant une minute. Quelqu'un piétinait en haut, sous la bâche, tandis qu'au seuil d'une porte, une femme, debout, abritait sa chandelle avec sa main. Puis, le conducteur sautant sur le marchepied, la diligence repartait. [...] Un bruit sourd de planches le réveilla, on traversait le pont de Charenton, c'était Paris. (p. 2105-8)

Cette arrivée à la capitale débouche sur la description des quartiers populaires parisiens, où l'énumération des véhicules s'opère sur le rythme ternaire :

Des enseignes de sage-femme représentaient une matrone en bonnet, dodelinant un poupon dans une courtepointe garnie de dentelles. Des affiches couvraient l'angle des murs, et, aux trois quarts déchirées, tremblaient au vent comme des guenilles. Des ouvriers en blouse passaient, et des haquets de brasseurs, des fourgons de blanchisseuses, des carrioles de bouchers; une pluie fine tombait, il faisait froid, le ciel était pâle, mais deux yeux qui valaient pour lui le soleil resplendissaient derrière la brume. […]
Le commis de l'octroi grimpa sur l'impériale, et une fanfare de cornet à piston éclata. On descendit le boulevard au grand trot, les palonniers battants, les traits flottants. La mèche du long fouet claquait dans l'air humide. Le conducteur lançait son cri sonore : " Allume! allume! ohé! " et les balayeurs se rangeaient, les piétons sautaient en arrière, la boue jaillissait contre les vasistas, on croisait des tombereaux, des cabriolets, des omnibus. Enfin la grille du Jardin des Plantes se déploya. La Seine, jaunâtre, touchait presque au tablier des ponts. Une fraîcheur s'en exhalait. Frédéric l'aspira de toutes ses forces, savourant ce bon air de Paris qui semble contenir des effluves amoureuses et des émanations intellectuelles; il eut un attendrissement en apercevant le premier fiacre. Et il aimait jusqu'au seuil des marchands de vin garni de paille, jusqu'aux décrotteurs avec leurs boîtes, jusqu'aux garçons épiciers secouant leur brûloir à café. (p. 2110-11)
Frédéric dîna seul, puis flâna sur les boulevards. Des nuages roses, en forme d'écharpe, s'allongeaient au-delà des toits; on commençait à relever les tentes des boutiques; des tombereaux d'arrosage versaient une pluie sur la poussière, et une fraîcheur inattendue se mêlait aux émanations des cafés (p. 2086).

Pour rencontrer un informateur, susceptible de fournir l'adresse des Arnoux, Frédéric choisit un moyen de locomotion dont la rapidité contraste avec l'attente interminable au café, laquelle, avec la pluie dysphorique, finit par lui propager les afférences /retard/, /déception/ :

Mais, dans leur dernière entrevue, le Citoyen avait parlé de l'estaminet Alexandre. Frédéric avala une brioche, et, sautant dans un cabriolet, s'enquit près du cocher s'il n'y avait point quelque part, sur les hauteurs de Sainte-Geneviève, un certain café Alexandre. […] La pluie sonnait comme grêle, sur la capote du cabriolet. Par l'écartement du rideau de mousseline, il apercevait dans la rue le pauvre cheval, plus immobile qu'un cheval de bois. Le ruisseau, devenu énorme, coulait entre deux rayons de roue, et le cocher s'abritant de la couverture sommeillait; mais, craignant que son bourgeois ne s'esquivât, de temps à autre il entrouvrait la porte, tout ruisselant comme un fleuve [...] Frédéric se fit ramener vers les boulevards, indigné du temps perdu, furieux contre le Citoyen, implorant sa présence comme celle d'un dieu, et bien résolu à l'extraire du fond des caves les plus lointaines. Sa voiture l'agaçait, il la renvoya (p. 2115-17).

Quant à Mme Arnoux, elle fait preuve de mansuétude envers son mari, dont les excès sont d'abord alimentaires. Ceux-ci, avec les moyens de locomotion et les distractions, participent de l'isotopie /matérialisme/, selon une idéologie globalement afférente au roman :

-" Va, va, mon ami. Amuse-toi! "
Arnoux héla un fiacre.
- " Palais-Royal! galerie Montpensier. "
Et, se laissant tomber sur les coussins :
- " Ah! comme je suis las, mon cher! j'en crèverai. Du reste, je peux bien vous le dire, à vous. "
Il se pencha vers son oreille, mystérieusement :
- " Je cherche à retrouver le rouge de cuivre des Chinois. "
Et il expliqua ce qu'étaient la couverte et le petit feu. Arrivé chez Chevet, on lui remit une grande corbeille, qu'il fit porter sur le fiacre. Puis il choisit pour "sa pauvre femme" du raisin, des ananas, différentes curiosités de bouche et recommanda qu'elles fussent envoyées de bonne heure, le lendemain. (p. 2131)

6) La même voiture, associée à la maîtresse d'Arnoux (avant de devenir celle de Frédéric), est indexée à /vie mondaine/ et /théâtralité/, par le rôle qu'elle s'octroie :

- "Messieurs, écoutez-moi! un mot! J'ai de l'expérience, messieurs!"
Rosanette, ayant frappé avec son couteau sur un verre, finit par obtenir du silence; et, s'adressant au Chevalier qui gardait son casque, puis au Postillon coiffé d'un bonnet à longs poils :
- "Voulez-vous bien m'obéir, saprelotte * ! Regardez donc mes épaulettes! Je suis votre maréchale"!
Ils s'exécutèrent, et tous applaudirent en criant : - "Vive la Maréchale! vive la Maréchale!" […]
Puis, en attendant les voitures, on s'embobelina dans les capelines et les manteaux. Sept heures sonnèrent. L'Ange était toujours dans la salle, attablée devant une compote de beurre et de sardines; et la Poissarde, près d'elle, fumait des cigarettes, tout en lui donnant des conseils sur l'existence. Enfin, les fiacres étant survenus, les invités s'en allèrent. Hussonnet, employé dans une correspondance pour la province, devait lire avant son déjeuner cinquante-trois journaux; la Sauvagesse avait une répétition à son théâtre, Pellerin un modèle, l'Enfant de chœur trois rendez-vous. Mais l'Ange, envahie par les premiers symptômes d'une indigestion, ne put se lever. Le Baron moyen âge la porta jusqu'au fiacre. […] Puis deux grands yeux noirs, qui n'étaient pas dans le bal, parurent; et légers comme des papillons, ardents comme des torches, ils allaient, venaient, vibraient, montaient dans la corniche, descendaient jusqu'à sa bouche. Frédéric s'acharnait à reconnaître ces yeux sans y parvenir. Mais déjà le rêve l'avait pris; il lui semblait qu'il était attelé près d'Arnoux, au timon d'un fiacre, et que la Maréchale, à califourchon sur lui, l'éventrait avec ses éperons d'or.
Chap. 2
Frédéric trouva, au coin de la rue Rumford, un petit hôtel et il s'acheta, tout à la fois, le coupé, le cheval, les meubles et deux jardinières prises chez Arnoux, pour mettre aux deux coins de la porte dans son salon. (p. 2150, 52, 54-5)
__________

* Expression absente du corpus Maupassant et dont les deux seules occurrences dans Madame Bovary, contre huit dans L'éducation sentimentale, sont prononcées par Homais. Rien ne vient inhiber l'afférence /médiocrité/ ainsi propagée par assimilation inter-romanesque.

Ce coupé dont il a rêvé devient un élément du standing bourgeois qui lui sera indispensable, notamment pour honorer l'invitation des Dambreuse :

Frédéric montait en coupé pour s'y rendre quand arriva un billet de la Maréchale. A la lueur des lanternes, il lut: "Cher, j'ai suivi vos conseils. Je viens d'expulser mon Osage. A partir de demain soir, liberté! Dites que je ne suis pas brave. " Rien de plus! Mais c'était le convier à la place vacante. Il poussa une exclamation, serra le billet dans sa poche et partit. Deux municipaux à cheval stationnaient dans la rue. Une file de lampions brûlaient sur les deux portes cochères; et des domestiques, dans la cour, criaient, pour faire avancer les voitures jusqu'au bas du perron sous la marquise. Puis, tout à coup, le bruit cessait dans le vestibule. De grands arbres emplissaient la cage de l'escalier; les globes de porcelaine versaient une lumière qui ondulait comme des moires de satin blanc sur les murailles. Frédéric monta les marches allègrement. Un huissier lança son nom : M. Dambreuse lui tendit la main; presque aussitôt, Mme Dambreuse parut. (p. 2206)

En revanche, l'ami de Frédéric fait preuve de muflerie à l'égard de sa maîtresse; de là l'afférence /ironie/ propagée au véhicule, par dérision :

Il la repoussait, elle eut un grand sanglot.
- " Ah! tu m'ennuies, à la fin! "
- " C'est que je t'aime! "
- " Je ne demande pas qu'on m'aime, mais qu'on m'oblige! "
Ce mot, si dur, arrêta les larmes de Clémence. Elle se planta devant la fenêtre, et y restait immobile, le front posé contre le carreau. Son attitude et son mutisme agaçaient Deslauriers.
- " Quand tu auras fini, tu commanderas ton carrosse, n'est-ce pas ? " Elle se retourna en sursaut.
- "Tu me renvoies! - Parfaitement!" (p. 2247)

L'injustice du traitement est d'autant plus criante qu'on se rappelle le premier portrait de la jeune fille victime de Deslauriers "le Clerc" (la commande graphique de Hyperbase révèle le pic du mot "clerc" dans L'éducation sentimentale (29 occurrences, avec un écart réduit de + 4), mais surtout dans Madame Bovary (35 occurrences, écart réduit de + 7); un trait sémantique leur est commun : /séducteur/, attendrissant, concernant sa relation avec Emma; en revanche surtout ami de Frédéric ici) :

Mlle Clémence Daviou, brodeuse en or pour équipements militaires, la plus douce personne qui fût, et svelte comme un roseau, avec de grands yeux bleus, continuellement ébahis. Le Clerc abusait de sa candeur […] Du reste, il la tenait à distance, se laissait caresser comme un pacha, et l'appelait "fille du peuple" par manière de rire. (p. 2067)

Quant à la seconde et dernière occurrence de ce véhicule, elle demeurera indexée à l'isotopie /conflit amoureux/, cette fois entre Mlle Vatnaz, maîtresse d'Arnoux, donc rivale de la Maréchale à qui elle voue une haine féroce :

Elle le [Frédéric] railla de sa bonhomie, en manifestant contre Rosanette une exécration incompréhensible; elle ne souhaitait même la fortune que pour l'écraser plus tard avec son carrosse. (p. 2645)

Mais reprenons le cours chronologique du récit. L'isotopie de l'arme financière se poursuit sur le domaine //spéculation// auquel est indexé l'épisode du placement lucratif de l'industriel. Cela implique des moyens de locomotion pour aller à sa recherche dans la manufacture de faïence :

En route, l'idée des Arnoux l'assaillit de nouveau; et, ne découvrant point de raison à leur conduite, il fut pris par une angoisse, un pressentiment funèbre. Pour s'en débarrasser, il appela un cabriolet et se fit conduire rue Paradis. Arnoux était en voyage.
- ” Et Madame ? ”
- ” A la campagne, à la fabrique ! ”
- ” Quand revient Monsieur ? ”
- ” Demain, sans faute ! ”
Il la trouverait seule; c'était le moment. Quelque chose d'impérieux criait dans sa conscience : ”Vas-y donc !” (p. 2269)
Frédéric s'enquit d'une voiture, on n'en trouvait qu'à la gare. Il y retourna. Une calèche disloquée, attelée d'un vieux cheval dont les harnais décousus pendaient dans les brancards, stationnait devant le bureau des bagages, solitairement. (p. 2271)

Or cette isotopie /dégradation/ ('disloquée') traduit bien l'échec aussi bien de l'intercession financière que de la vaine recherche. Elle contraste avec l'évaluation méliorative de l'isotopie /galanterie/ :

- ” Nous dînerons ensemble quelque part, au Café Anglais, où vous voudrez ! - Soit ! ”
Ses petits chiens jappaient autour d'elle. - ” On peut les emmener, n'est-ce pas ? ”
Frédéric les porta lui-même jusqu'à la voiture. C'était une berline de louage avec deux chevaux de poste et un postillon; il avait mis sur le siège de derrière son domestique. La Maréchale parut satisfaite de ses prévenances; puis, dès qu'elle fut assise, lui demanda s'il avait été chez Arnoux, dernièrement. [...]
La voiture prit un train plus rapide; le bruit des roues faisait se retourner les passants, le cuir de la capote rabattue brillait, le domestique se cambrait la taille, et les deux havanais l'un près de l'autre semblaient deux manchons d'hermine, posés sur les coussins. Frédéric se laissait aller au bercement des soupentes. La Maréchale tournait la tête, à droite et à gauche, en souriant. (p. 2289-90)

7) Autre manifestation de l'isotopie /vie mondaine/, celle du domaine //hippisme//, lequel constitue en quelque sorte une amplification du taxème //hippomobiles//. C'est cet hippodrome du Champ de Mars que vient hanter une voiture étrange pour Frédéric qui ne l'attribuera avec certitude à Mme Arnoux qu'a posteriori; de là l'afférence /mystère/ (amoureux) :

Les jockeys, en casaque de soie, tâchaient d'aligner leurs chevaux et les retenaient à deux mains. Quelqu'un abaissa un drapeau rouge. Alors, tous les cinq, se penchant sur les crinières, partirent. Ils restèrent d'abord serrés en une seule masse; bientôt elle s'allongea, se coupa; celui qui portait la casaque jaune, au milieu du premier tour, faillit tomber; longtemps il y eut de l'incertitude entre Filly et Tibi, puis Tom-Pouce parut en tête; mais Culbstick, en arrière depuis le départ, les rejoignit et arriva premier, battant Sir-Charles de deux longueurs; ce fut une surprise; on criait; les baraques de planches vibraient sous les trépignements.
- ”Nous nous amusons !” dit la Maréchale. ”Je t'aime, mon chéri !” Frédéric ne douta plus de son bonheur; ce dernier mot de Rosanette le confirmait.
A cent pas de lui, dans un cabriolet milord, une dame parut. Elle se penchait en dehors de la portière, puis se renfonçait vivement; cela recommença plusieurs fois; Frédéric ne pouvait distinguer sa figure. Un soupçon le saisit, il lui sembla que c'était Mme Arnoux. Impossible, cependant! Pourquoi serait-elle venue ? Il descendit de voiture, sous prétexte de flâner au pesage.
-" Vous n'êtes guère galant! " dit Rosanette.
Il n'écouta rien et s'avança. Le milord, tournant bride, se mit au trot. Frédéric, au même moment, fut happé par Cisy.
- " Bonjour, cher! comment allez-vous ? Hussonnet est là-bas! Ecoutez donc! "
Frédéric tâchait de se dégager pour rejoindre le milord. La Maréchale lui faisait signe de retourner près d'elle. Cisy l'aperçut [...] Il commença par se plaindre du Champ de Mars, turf exécrable, parla ensuite des courses de Chantilly et des farces qu'on y faisait, jura qu'il pouvait boire douze verres de vin de Champagne pendant les douze coups de minuit, proposa à la Maréchale de parier, caressait doucement ses deux bichons; et de l'autre coude s'appuyant sur la portière, il continuait à débiter des sottises, le pommeau de son stick dans la bouche, les jambes écartées, les reins tendus. Frédéric, à côté de lui, fumait, tout en cherchant à découvrir ce que le milord était devenu. La cloche ayant tinté, Cisy s'en alla, au grand plaisir de Rosanette, qu'il ennuyait beaucoup, disait-elle. (p. 2293-95)

En revanche il est une autre forme de féminité qui ne se dissimule plus, mais est indexée à /théâtralité/, le narrateur s'amusant à lui associer le sème /vulgarité/ :

Les spectateurs des tribunes avaient grimpé sur les bancs. Les autres, debout dans les voitures, suivaient avec des lorgnettes à la main l'évolution des jockeys; [...] Il y avait aussi des illustrations de bals publics, des comédiennes du boulevard; - et ce n'étaient pas les plus belles qui recevaient le plus d'hommages. La vieille Georgine Aubert, celle qu'un vaudevilliste appelait le Louis XI de la prostitution, horriblement maquillée et poussant de temps à autre une espèce de rire pareil à un grognement, restait tout étendue dans sa longue calèche, sous une palatine de martre comme en plein hiver. Mme de Remoussot, mise à la mode par son procès, trônait sur le siège d'un break * en compagnie d'Américains; et Thérèse Bachelu, avec son air de vierge gothique, emplissait de ses douze falbalas l'intérieur d'un escargot ** qui avait, à la place du tablier, une jardinière pleine de roses. La Maréchale fut jalouse de ces gloires (p. 2297).
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* "Voiture ayant un siège sur le devant et deux autres derrière dans le sens de la longueur se faisant face; c'est comme un petit omnibus découvert" (Littré).
** "Sorte de voiture"; sans autre précision, Littré cite ce passage du roman. Cf. Béatrix: "Les deux roués, le jeune et le vieux, se levèrent. En regagnant son escargot à un cheval, Maxime […]", Ursule Mirouët: "Quand, en voyant passer aux Champs-Elysées une de ces charmantes petites voitures basses appelées escargots, doublée de soie gris de lin ornée d'agréments bleus".

Quels que soient ces nouveaux véhicules, les 4 occurrences de la berline (localisées pp. 2289 à 2302) dans laquelle se trouve le couple contribuent à maintenir la cohésion de cet épisode des courses. Leur enjeu dans la trame narrative leur ôte leur apparente gratuité.
Toujours par alternance, le retour à la femme discrète implique l'isotopie /gêne/ de son admirateur, très perceptible par contraste avec la provocation de Rosanette, ex-maîtresse de M. Arnoux :

Elle mangeait avec une gloutonnerie affectée une tranche de foie gras; Frédéric, par obéissance, l'imitait, en tenant une bouteille de vin sur ses genoux. Le milord reparut, c'était Mme Arnoux. Elle pâlit extraordinairement.
- "Donne-moi du champagne!" dit Rosanette.
Et, levant le plus haut possible son verre rempli, elle s'écria :
- "Ohé là-bas! les femmes honnêtes, l'épouse de mon protecteur, ohé!"
Des rires éclatèrent autour d'elle, le milord disparut. Frédéric la tirait par sa robe, il allait s'emporter. Mais Cisy était là, dans la même attitude que tout à l'heure; et, avec un surcroît d'aplomb, il invita Rosanette à dîner pour le soir même. - ” Impossible ! ” répondit-elle. ” Nous allons ensemble au Café Anglais. ”
Frédéric, comme s'il n'eût rien entendu, demeura muet; et Cisy quitta la Maréchale d'un air désappointé. Tandis qu'il lui parlait, debout contre la portière de droite, Hussonnet était survenu du côté gauche, et, relevant ce mot de Café Anglais : - ” C'est un joli établissement! si l'on y cassait une croûte, hein ? - Comme vous voudrez ”, dit Frédéric, qui, affaissé dans le coin de la berline, regardait à l'horizon le milord disparaître *, sentant qu'une chose irréparable venait de se faire et qu'il avait perdu son grand amour. Et l'autre était là, près de lui, l'amour joyeux et facile! Mais, lassé, plein de désirs contradictoires et ne sachant même plus ce qu'il voulait, il éprouvait une tristesse démesurée, une envie de mourir. (p. 2299)
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* En révélant (tardivement) au héros observateur l'identité de sa passagère, le véhicule est donc fortement modalisé par l'épistémique. On note incidemment que "le chic anglomane" dont parle le narrateur affecte le nom même aristocratique de ce "cabriolet hippomobile à quatre roues et à deux places, dans lequel le siège du cocher, situé au-dessus de l’avant-train, était surélevé" (dictionnaire Hachette) et dont Littré précisait : "une de ces voitures nouvellement mises en circulation sur les places de Paris et nommées des milords". Proust s'en souviendra en ajoutant le cab d'Odette, indexé à l'isotopie /prétexte/ dans Du côté de chez Swann : "- Je pourrais même dîner seule avec vous, si vous aimiez mieux cela, lui disait-elle. - Et Mme Verdurin ? - Oh! ce serait bien simple. Je n' aurais qu' à dire que ma robe n'a pas été prête, que mon cab est venu en retard. Il y a toujours moyen de s'arranger." Celle-là même qui faisait souffrir Swann : "à d'autres moments, sa douleur le reprenait, il s'imaginait qu'Odette était la maîtresse de Forcheville et que quand tous deux l'avaient vu, du fond du landau des Verdurin, au Bois, la veille de la fête de Chatou où il n'avait pas été invité, la prier vainement, avec cet air de désespoir qu'avait remarqué jusqu'à son cocher, de revenir avec lui, puis s'en retourner de son côté, seul et vaincu [...]" Plus tard, Odette apparaît à Marcel dans un véhicule indexé à /ostentation/ : "je voyais une incomparable victoria, à dessein un peu haute et laissant passer à travers son luxe dernier cri des allusions aux formes anciennes, au fond de laquelle reposait avec abandon Mme Swann, ses cheveux maintenant blonds avec une seule mèche grise ceints d'un mince bandeau de fleurs, le plus souvent des violettes, d'où descendaient de longs voiles, à la main une ombrelle mauve, aux lèvres un sourire ambigu où je ne voyais que la bienveillance d'une Majesté et où il y avait surtout la provocation de la cocotte, et qu'elle inclinait avec douceur sur les personnes qui la saluaient." L'humilité roturière de Combray n'empêche pas le comparant banal d'acquérir une portée transcendante en montrant l'inscription minérale du Temps : "le doux effleurement des mantes des paysannes entrant à l'église et de leurs doigts timides prenant de l'eau bénite, pouvait, répété pendant des siècles, acquérir une force destructive, infléchir la pierre et l'entailler de sillons comme en trace la roue des carrioles dans la borne contre laquelle elle bute tous les jours." Dans Le côté de Guermantes, la noblesse utilise un autre vénicule : "Mais le moment de la vie des Guermantes qui excitait le plus vivement l'intérêt de Françoise, lui donnait le plus de satisfaction et lui faisait aussi le plus de mal, c'était précisément celui où la porte cochère s'ouvrant à deux battants, la duchesse montait dans sa calèche." Souvenir des "carrosses des duchesses de Montpensier, de Guermantes et de Montmorency quand elles avaient à venir à Combray pour quelque contestation avec leurs fermiers". Quant au neveu de Mme de Guermantes, il apparaît glacial à Marcel dans un véhicule plus léger : "Vers une heure et demie, je me préparais à aller à tout hasard au quartier pour y être dès son arrivée, quand en traversant une des avenues qui y conduisait, je vis, dans la direction même où j'allais, un tilbury qui, en passant près de moi, m'obligea à me garer; un sous-officier le conduisait le monocle à l'œil, c'était Saint-Loup." Le même opus témoigne de la sacralité des hippomobiles dans l'apprentissage des signes : "Or, dans la voiture qui me menait chez M. de Charlus, j'étais en proie à cette seconde sorte d'exaltation bien différente de celle qui nous est donnée par une impression personnelle, comme celle que j'avais eue dans d'autres voitures, une fois à Combray, dans la carriole du docteur Percepied, d'où j'avais vu se peindre sur le couchant les clochers de Martinville, un jour à Balbec dans la calèche de Mme de Villeparisis en cherchant à demêler la réminiscence que m'offrait une allée d'arbres." Cf. encore cette comparaison archéologique dans la poésie du couchant : "Le soleil déclinait; il enflammait un interminable mur que notre fiacre avait à longer avant d'arriver à la rue que nous habitions, mur sur lequel l'ombre, projetée par le couchant, du cheval et de la voiture, se détachait en noir sur le fond rougeâtre, comme un char funèbre dans une terre cuite de Pompéi." Plus trivialement, le baron de Charlus entretient des relations louches avec un conducteur : "A ce moment un fiacre passa qui allait tout de travers; un jeune cocher, ayant déserté son siège le conduisait du fond de la voiture où il était assis sur les coussins, l'air à moitié gris. M. de Charlus l'arrêta vivement. Le cocher parlementa un moment. - De quel côté allez-vous ? - Du vôtre (cela m'étonnait, car M. de Charlus avait déjà refusé plusieurs fiacres ayant des lanternes de la même couleur). - Mais je ne veux pas remonter sur le siège. Ça vous est égal que je reste dans la voiture ? - Oui, seulement, baissez la capote." Avant que Le Temps retrouvé ne précise : "Le chemin de fer devait ainsi tuer la contemplation, il était vain de regretter le temps des diligences, mais l'automobile remplit leur fonction [...]" Volume où est attesté le véhicule rural et inconfortable typique : "ce n'était que grâce à la charrette d'un paysan sur laquelle elle avait fait dix heures d'un trajet atroce, qu'elle avait pu gagner Tansonville! Et là, imaginez-vous ce qui attendait votre vieille amie, m'écrivait en finissant Gilberte." Bref, jalousie maladive de Swann, morgue de St-Loup, voire "inversion" de Charlus, chic aristocratique des héroïnes en promenade, réminiscences artistes en roulant et temps passé par les affres de la guerre, durée imperfective, constituent autant d'afférences contextuelles à portée globale dans La Recherche, qui déterminent localement les hippomobiles.

Clou du spectacle, la parade des véhicules énumérés active non seulement la paire /ostentation/ et /luxe/ des raretés, mais aussi /chic féminin/ du point de vue de Frédéric, pour qui toutes ces mondaines réunies (hormis la discrète Mme Arnoux, absente de la réunion) sont des objets aussi convoités que leurs parures mobiles. Notons que par un procédé "réaliste" l'accumulation des voitures est motivée par l'embouteillage, lui-même justifié par la météo capricieuse qui rythme la progression de la scène et s'inscrit dans la thématique (cf. les reflets luisants de la pluie) :

Quelques gouttes de pluie tombèrent. L'embarras des voitures augmenta, Hussonnet était perdu.
- ” Eh bien, tant mieux! dit Frédéric. - On préfère être seul ? ” reprit la Maréchale, en posant la main sur la sienne.
Alors passa devant eux, avec des miroitements de cuivre et d'acier, un splendide landau attelé de quatre chevaux, conduits à la Daumont par deux jockeys en veste de velours, à crépines d'or. Mme Dambreuse était près de son mari, Martinon sur l'autre banquette en face, tous les trois avaient des figures étonnées.
-" Ils m'ont reconnu! " se dit Frédéric. Rosanette voulut qu'on arrêtât, pour mieux voir le défilé. Mme Arnoux pouvait reparaître. Il cria au postillon : - " Va donc! va donc! en avant! "
Et la berline se lança vers les Champs-Elysées au milieu des autres voitures, calèches, briskas *, wursts **, tandems, tilburys, dog-carts ***, tapissières à rideaux de cuir où chantaient des ouvriers en goguette, demi-fortune que dirigeaient avec prudence des pères de famille eux-mêmes. Dans des victorias bourrées de monde, quelque garçon, assis sur les pieds des autres, laissait pendre en dehors ses deux jambes. De grands coupés à siège de drap promenaient des douairières qui sommeillaient; ou bien un stepper magnifique passait, emportant une chaise, simple et coquette comme l'habit noir d'un dandy. **** L'averse cependant redoublait. On tirait les parapluies, les parasols, les mackintosh; on se criait de loin : - ” Bonjour! - ça va bien ? - Oui! - Non! - A tantôt! ” et les figures se succédaient avec une vitesse d'ombres chinoises.
Frédéric et Rosanette ne se parlaient pas, éprouvant une sorte d'hébétude à voir auprès d'eux continuellement toutes ces roues tourner. Par moments, les files de voitures, trop pressées, s'arrêtaient toutes à la fois sur plusieurs lignes. Alors, on restait les uns près des autres, et l'on s'examinait. Du bord des panneaux armoriés, des regards indifférents tombaient sur la foule; des yeux pleins d'envie brillaient au fond des fiacres; des sourires de dénigrement répondaient aux ports de tête orgueilleux; des bouches grandes ouvertes exprimaient des admirations imbéciles; et, çà et là, quelque flâneur, au milieu de la voie, se rejetait en arrière d'un bond pour éviter un cavalier qui galopait entre les voitures et parvenait à en sortir.
Puis tout se remettait en mouvement; les cochers lâchaient les rênes, abaissaient leurs longs fouets; les chevaux, animés, secouant leur gourmette, jetaient de l'écume autour d'eux; et les croupes et les harnais humides fumaient dans la vapeur d'eau que le soleil couchant traversait. Passant sous l'Arc de Triomphe, il allongeait à hauteur d'homme une lumière roussâtre, qui faisait étinceler les moyeux des roues, les poignées des portières, le bout des timons, les anneaux des sellettes; et, sur les deux côtés de la grande avenue, pareille à un fleuve où ondulaient des crinières, des vêtements, des têtes humaines, les arbres tout reluisants de pluie se dressaient, comme deux murailles vertes.
Le bleu du ciel, au-dessus, reparaissant à de certaines places, avait des douceurs de satin. Alors, Frédéric se rappela les jours déjà loin où il enviait l'inexprimable bonheur de se trouver dans une de ces voitures, à côté d'une de ces femmes. Il le possédait, ce bonheur-là, et n'en était pas plus joyeux. La pluie avait fini de tomber. Les passants, réfugiés entre les colonnes du Garde-Meubles, s'en allaient. Des promeneurs, dans la rue Royale, remontaient vers le boulevard. Devant l'hôtel des Affaires Etrangères, une file de badauds stationnait sur les marches. A la hauteur des Bains-Chinois, comme il y avait des trous dans le pavé, la berline se ralentit. Un homme en paletot noisette marchait au bord du trottoir. Une éclaboussure, jaillissant de dessous les ressorts, s'étala dans son dos. L'homme se retourna, furieux. Frédéric devint pâle; il avait reconnu Deslauriers. A la porte du Café Anglais, il renvoya la voiture. Rosanette était montée devant lui, pendant qu'il payait le postillon. (p. 2300-2)
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* "Calèche de voyage très légère. Mot russe" (Littré). Cf. Modeste Mignon: "l'élégant briska du colonel pour les deux femmes de chambre et les paquets. La voiture à quatre chevaux était menée par des tigres mis avec une coquetterie ordonnée par le grand écuyer, souvent mieux servi que le roi".
** Voiture longue, en forme de boudin, selon le mot allemand.
*** Voiture aménagée pour le transport des chiens de chasse.
**** Le corpus zolien est intéressant, d'abord dès l'incipit de La Curée par l'isotopie /sensualité/ servant à décrire le corps de l'héroïne Renée dans sa voiture, dont le point de vue intériorisant (focalisation interne et rêverie) contraste avec l'isotopie /ostentation/ féminine (identique au contexte des véhicules mondains chez Flaubert) : "Leurs chapeaux, ornés d'une cocarde noire, avaient une grande dignité. Seuls, les chevaux, un superbe attelage bai, soufflaient d'impatience. Tiens, dit Maxime, Laure d'Aurigny, là-bas, dans ce coupé… Vois donc, Renée. Renée se souleva légèrement, cligna les yeux, avec cette moue exquise que lui faisait faire la faiblesse de sa vue. Je la croyais en fuite, dit-elle … Elle a changé la couleur de ses cheveux, n'est-ce pas ? - Oui, reprit Maxime en riant, son nouvel amant déteste le rouge. Renée, penchée en avant, la main appuyée sur la portière basse de la calèche, regardait, éveillée du rêve triste qui, depuis une heure, la tenait silencieuse, allongée au fond de la voiture, comme dans une chaise longue de convalescente. [...] Les voitures n'avançaient toujours pas. Au milieu des taches unies, de teinte sombre, que faisait la longue file des coupés, fort nombreux au Bois par cet après-midi d'automne, brillaient le coin d'une glace, le mors d'un cheval, la poignée argentée d'une lanterne, les galons d'un laquais haut placé sur son siège. Çà et là, dans un landau découvert, éclatait un bout d'étoffe, un bout de toilette de femme, soie ou velours. Il était peu à peu tombé un grand silence sur tout ce tapage éteint, devenu immobile. On entendait, du fond des voitures, les conversations des piétons. Il y avait des échanges de regards muets, de portières à portières; et personne ne causait plus, dans cette attente que coupaient seuls les craquements des harnais et le coup de sabot impatient d'un cheval. Au loin, les voix confuses du Bois se mouraient. Malgré la saison avancée, tout Paris était là : la duchesse de Sternich, en huit-ressorts; Mme de Lauwerens, en victoria très correctement attelée; la baronne de Meinhold, dans un ravissant cab bai-brun; la comtesse Vanska, avec ses poneys pie; Mme Daste, et ses fameux stappers noirs; Mme de Guende et Mme Teissière, en coupé; la petite Sylvia dans un landau gros bleu. Et encore don Carlos, en deuil, avec sa livrée antique et solennelle; Selim pacha, avec son fez et sans son gouverneur; la duchesse de Rozan, en coupé-égoïste, avec sa livrée poudrée à blanc; M. le comte de Chibray, en dog-cart; M. Simpson, en mail de la plus belle tenue; toute la colonie américaine. Enfin deux académiciens, en fiacre. Les premières voitures se dégagèrent et, de proche en proche, toute la file se mit bientôt à rouler doucement. Ce fut comme un réveil. Mille clartés dansantes s'allumèrent, des éclairs rapides se croisèrent dans les roues, des étincelles jaillirent des harnais secoués par les chevaux. Il y eut sur le sol, sur les arbres, de larges reflets de glace qui couraient. Ce pétillement des harnais et des roues, ce flamboiement des panneaux vernis dans lesquels brûlait la braise rouge du soleil couchant, ces notes vives que jetaient les livrées éclatantes perchées en plein ciel et les toilettes riches débordant des portières, se trouvèrent ainsi emportés dans un grondement sourd, continu, rythmé par le trot des attelages. Et le défilé alla, dans les mêmes bruits, dans les mêmes lueurs, sans cesse et d'un seul jet, comme si les premières voitures eussent tiré toutes les autres après elles. Renée avait cédé à la secousse légère de la calèche se remettant en marche, et, laissant tomber son binocle, s'était de nouveau renversée à demi sur les coussins. Elle attira frileusement à elle un coin de la peau d'ours qui emplissait l'intérieur de la voiture d'une nappe de neige soyeuse. Ses mains gantées se perdirent dans la douceur des longs poils frisés. Une bise se levait. Le tiède après-midi d'octobre qui, en donnant au Bois un regain de printemps, avait fait sortir les grandes mondaines en voiture découverte, menaçait de se terminer par une soirée d'une fraîcheur aiguë. Un moment, la jeune femme resta pelotonnée, retrouvant la chaleur de son coin, s'abandonnant au bercement voluptueux de toutes ces roues qui tournaient devant elle. [...] Elle était mollement envahie par l'ombre du crépuscule; tout ce que cette ombre contenait d'indécise tristesse, de discrète volupté, d'espoir inavoué, la pénétrait, la baignait dans une sorte d'air alangui et morbide. [...] Là, sa rêverie s'égarait. Elle faisait effort, mais toujours le mot cherché se dérobait dans la nuit tombante, se perdait dans le roulement continu des voitures. Le bercement souple de la calèche était une hésitation de plus qui l'empêchait de formuler son envie. Et une tentation immense montait de ce vague, de ces taillis que l'ombre endormait aux deux bords de l'allée, de ce bruit de roues et de cette oscillation molle qui l'emplissait d'une torpeur délicieuse. Mille petits souffles lui passaient sur la chair : songeries inachevées, voluptés innommées, souhaits confus, tout ce qu'un retour du Bois, à l'heure où le ciel pâlit, peut mettre d'exquis et de monstrueux dans le cœur lassé d'une femme."
Mais aussi lors de la scène hippique de Nana, qui semble une reprise de Rosanette aux courses, la festivité alimentaire en plus : "Cependant, là pelouse s'emplissait. Des voitures, continuellement, arrivaient par la porte de la Cascade, en une file compacte, interminable. C'étaient de grands omnibus, la Pauline partie du boulevard des Italiens, chargée de ses cinquante voyageurs, et qui allait se ranger à droite des tribunes; puis, des dog-cart, des victorias, des landaus d'une correction superbe, mêlés à des fiacres lamentables que des rosses secouaient; et des four-inhand, poussant leurs quatre chevaux, et des mail-coach *, avec les maîtres en l'air, sur les banquettes, laissant à l'intérieur les domestiques garder les paniers de champagne; et encore des araignées ** dont les roues immenses jetaient un éblouissement d'acier, des tandems *** légers, fins comme des pièces d'horlogerie, qui filaient au milieu d'un bruit de grelots. Par moments, un cavalier passait, un flot de piétons courait, effaré, à travers les équipages. Sur l'herbe, tout d'un coup, le roulement lointain qui venait des allées du Bois cessait dans un frôlement sourd; on n'entendait plus que le brouhaha de la foule croissante, des cris, des appels, des claquements de fouet, envolés dans le plein air. Et, lorsque le soleil, sous les coups de vent, reparaissait au bord d'un nuage, une traînée d'or courait, allumait les harnais et les panneaux vernis, incendiait les toilettes; tandis que, dans cette poussière de clarté, les cochers, très hauts surleurs sièges, flambaient avec leurs grands fouets. Mais Labordette descendait d'une calèche où Gaga, Clarisse et Blanche de Sivry lui avaient réservé une place. Comme il se hâtait pour traverser la piste et entrer dans l'enceinte du pesage, Nana le fit appeler par Georges. [...] A ce moment, la pelouse s'animait davantage. Des lunchs s'organisaient en plein air, en attendant le Grand Prix. On mangeait, on buvait plus encore, un peu partout, sur l'herbe, sur les banquettes élevées des four-inhand et des mail-coach, dans les victorias, les coupés, les landaus. C'était un étalage de viandes froides, une débandade de paniers de champagne, qui sortaient des caissons, aux mains des valets de pied. Les bouchons partaient avec de faibles détonations, emportées par le vent; des plaisanteries se répondaient, des bruits de verres qui se brisaient mettaient des notes fêlées dans cette gaieté nerveuse. Gaga et Clarisse faisaient avec Blanche un repas sérieux, mangeant des sandwichs sur une couverture étalée dont elles couvraient leurs genoux. Louise Violaine, descendue de son panier ****, avait rejoint Caroline Héquet; et, à leurs pieds, dans le gazon, des messieurs installaient une buvette, où venaient boire Tatan, Maria, Simonne et les autres; tandis que, près de là, en l'air, on vidait des bouteilles sur le mail-coach de Léa de Horn, toute une bande se grisant dans le soleil, avec des bravades et des poses, au-dessus de la foule. Mais bientôt on se pressa surtout devant le landau de Nana. Debout, elle s'était mise à verser des verres de champagne aux hommes qui la saluaient. [...] - C est bête tout de même, de ne pas savoir pour quel cheval on parie, disait Nana. Faut que je risque quelques louis moi-même. Elle s'était mise debout pour choisir un bookmaker qui eût une bonne figure. Cependant, elle oublia son désir, en apercevant toute une foule de sa connaissance. Outre les Mignon, outre Gaga, Clarisse et Blanche, il y avait là, à droite, à gauche, en arrière, au milieu de la masse des voitures qui maintenant emprisonnait son landau, Tatan Néné en compagnie de Maria Blond dans une victoria, Caroline Héquet avec sa mère et deux messieurs dans une calèche, Louise Violaine toute seule, conduisant elle-même un petit panier enrubanné aux couleurs de l'écurie Méchain, orange et vert, Léa de Horn sur une banquette haute de mail-coach [...] Plus loin, dans un huit-ressorts d'une tenue aristocratique, Lucy Stewart, en robe de soie noire très simple, prenait des airs de distinction, à côté d'un grand jeune homme qui portait l'uniforme des aspirants de marine. Mais ce qui stupéfia Nana, ce fut devoir arriver Simonne dans un tandem que Steiner conduisait, avec un laquais derrière, immobile, les bras croisés; elle était éblouissante, toute en satin blanc, rayé de jaune, couverte de diamants depuis la ceinture jusqu'au chapeau; tandis que le banquier, allongeant un fouet immense, lançait les deux chevaux attelés en flèche, le premier un petit alezan doré, au trot de souris, le second un grand bai brun, un stepper *****, qui trottait les jambes hautes."
Il faut L'Assommoir pour qu'apparaisse ce chariot bas et solide, à quatre roues, servant au transport de charges très pesantes : "Le boulevard Magenta et la rue du Faubourg-Poissonnière en lâchaient des bandes, essoufflées de la montée. Dans le roulement plus assourdi des omnibus et des fiacres, parmi les haquets, les tapissières, les fardiers, qui rentraient vides et au galop, un pullulement toujours croissant de blouses et de bourgerons couvrait la chaussée." Celui-là même qui servira à provoquer l'accident de la Lison (locomotive) de La Bête humaine : "Elle m'aimait bien, elle m'aurait soignée, elle! tandis que Flore, mon Dieu! je ne m'en plains pas, mais elle a pour sûr quelque chose de dérangé, toujours à n'en faire qu'à sa tête, disparue pendant des heures, et fière, et violente! Tout ça est triste, bien triste. En écoutant, Jacques continuait à suivre des yeux le fardier, qui, maintenant, traversait la voie. Mais les roues s'embarrassèrent dans les rails, il fallut que le conducteur fit claquer son fouet, tandis que Flore elle-même criait, excitant les chevaux. - Fichtre! déclara le jeune homme, il ne faudrait pas qu'un train arrive… Il y en aurait une, de marmelade!"
Ajoutons que la métaphore du flot relevée supra dans dans L'éducation sentimentale, sert à montrer la profusion des véhicules, à l'arrivée devant la Bourse, dans L'Argent : "Et, par les quatre angles, les quatre carrefours, il semblait que le fleuve des fiacres et des piétons augmentât, dans un enchevêtrement inextricable; tandis que le bureau des omnibus aggravait les embarras et que les voitures des remisiers, en ligne, barraient le trottoir presque d'un bout à l'autre de la grille. [...] tandis que, sur la rue Vivienne, les victorias des remisiers s'allongeaient en un rang pressé, que dominaient les cochers, guides en main, prêts à fouetter au premier ordre."
Bref, on constate combien le taxème lexicalisé des hippomobiles consitue sinon un topos du moins un poncif du roman réaliste-naturaliste, genre dans lequel il suscite les relations intertextuelles, dans les descriptions des comportements aristocratiques, de la Comédie humaine aux Rougon-Macquart. Jusqu'à Maupassant où cette métaphore du fleuve ondulant est récurrente, dans Fort comme la mort : "Quand on eut pris la duchesse, rue de Varenne, ils filèrent vers les Invalides, traversèrent la Seine et gagnèrent l'avenue des Champs-Élysées en montant vers l'Arc de Triomphe de l'Etoile, au milieu d'un flot de voitures. La jeune fille s'était assise près d'Olivier, à reculons, et elle ouvrait, sur ce fleuve d'équipages, des yeux avides et naïfs. De temps en temps, quand la duchesse et la comtesse accueillaient un salut d'un court mouvement de tête, elle demandait : ”Qui est-ce ?” Il nommait les Pontaiglin, ou les Puicelci, ou la comtesse de Lochrist, ou la belle Mme Mandelière. On suivait à présent l'avenue du Bois de Boulogne, au milieu du bruit et de l'agitation des roues. Les équipages, un peu moins serrés qu'avant l'Arc de Triomphe, semblaient lutter dans une course sans fin. Les fiacres, les landaus lourds, les huit-ressorts solennels se dépassaient tour à tour, distancés soudain par une victoria rapide, attelée d'un seul trotteur, emportant avec une vitesse folle, à travers toute cette foule roulante, bourgeoise ou aristocrate, à travers tous les mondes, toutes les classes, toutes les hiérarchies, une femme jeune, indolente, dont la toilette claire et hardie jetait aux voitures qu'elle frôlait un étrange parfum de fleur inconnue." Cf. dans le même style de supériorité féminine de classe et de physique l'incipit de L'inutile beauté : "La victoria fort élégante, attelée de deux superbes chevaux noirs, attendait devant le perron de l'hôtel."
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* Berline tirée par quatre chevaux, dont le toit était muni de banquettes.
** "Nom d'une espèce de voiture, Figaro, 5 mars 1870" (Littré).
*** "Cabriolet découvert d'origine anglaise, à deux chevaux en flèche" (Littré).
**** "Le panier à salade est aussi une voiture élégante en osier pour la promenade" (Littré).
***** Cette forgerie de l'anglais (step), désignant un cheval rapide, par son unique occurrence chez Zola et Flaubert, scelle l'union des deux contextes hippiques.

Un tel comique de situation détend l'atmosphère qui, comme le montre l'échange suivant, a tendance à tourner à la jalousie entre femmes, ce dont témoigne l'afférence /curiosité/ par la question rétrospective de Rosanette, qui ne laisse pas son interlocuteur indifférent :

[...] toute sa personne avait quelque chose d'insolent, d'ivre et de noyé qui exaspérait Frédéric, et pourtant lui jetait au cœur des désirs fous. Puis elle demanda, d'une voix calme, à qui appartenait ce grand landau avec une livrée marron.
- "A la comtesse Dambreuse", répliqua Cisy.
- "Ils sont très riches, n'est-ce pas ?"
- "Oh! très riches! bien que Mme Dambreuse, qui est, tout simplement, une demoiselle Boutron, la fille d'un préfet, ait une fortune médiocre."
Son mari, au contraire, devait recueillir plusieurs héritages, Cisy les énuméra; fréquentant les Dambreuse, il savait leur histoire. Frédéric, pour lui être désagréable, s'entêta à le contredire. Il soutint que Mme Dambreuse s'appelait de Boutron, certifiait sa noblesse.
- "N'importe! je voudrais bien avoir son équipage! dit la Maréchale, en se renversant sur le fauteuil." (p. 2308)

Indirectement, l'acte de galanterie témoigné à Rosanette (dont "les deux toutous étaient reconduits", cf. supra p. 2289) procure à Frédéric une vexation publique :

Frédéric demanda la note. Elle était longue; et le garçon, la serviette sous le bras, attendait son argent, quand un autre, un individu blafard qui ressemblait à Martinon vint lui dire :
- " Faites excuse, on a oublié au comptoir de porter le fiacre. "
- " Quel fiacre? "
- " Celui que ce monsieur a pris tantôt, pour les petits chiens. "
Et la figure du garçon s'allongea, comme s'il eût plaint le pauvre jeune homme. Frédéric eut envie de le gifler. Il donna de pourboire les vingt francs qu'on lui rendait. (p. 2311)

8) Cela est isotope de l'humiliation par Cisy qui déclenchera peu après le duel, motif romanesque ici indexé à l'isotopie /ridicule/, et qui requiert trois voitures. Les deux plus fréquentes se lisent sur la thématique de l'anti-héroïsme de leur occupant, puisque Frédéric sera sauvé par son "protecteur" sans avoir à combattre :

Frédéric se mit à défendre Arnoux. Il garantissait sa probité, finissait par y croire, inventait des chiffres, des preuves. Le Vicomte, plein de rancune, et qui était gris d'ailleurs, s'entêta dans ses assertions, si bien que Frédéric lui dit gravement :
- ” Est-ce pour m'offenser, monsieur ? ”
Et il le regardait, avec des prunelles ardentes comme son cigare.
- ” Oh! pas du tout! je vous accorde même qu'il a quelque chose de très bien : sa femme. ”
- ” Vous la connaissez ? ”
- ” Parbleu! Sophie Arnoux, tout le monde connaît ça! ”
- ” Vous dites ? ”
Cisy, qui s'était levé, répéta en balbutiant :
- ” Tout le monde connaît ça! ”
- ” Taisez-vous! Ce ne sont pas celles-là que vous fréquentez! ”
- ” Je m'en flatte. ”
Frédéric lui lança son assiette au visage. Elle passa comme un éclair par-dessus la table, renversa deux bouteilles, démolit un compotier, et, se brisant contre le surtout en trois morceaux, frappa le ventre du Vicomte. [...] le Baron alla fermer la fenêtre, car le tapage, malgré le bruit des voitures, aurait pu s'entendre du boulevard. [...] Une angoisse abominable le saisit à l'idée d'avoir peur sur le terrain.
- ” Si j'étais tué, cependant ? Mon père est mort de la même façon. Oui, je serai tué! ”
Et, tout à coup, il aperçut sa mère, en robe noire; des images incohérentes se déroulèrent dans sa tête. Sa propre lâcheté l'exaspéra. Il fut pris d'un paroxysme de bravoure, d'une soif carnassière. [...] Si le courage, pourtant, consiste à vouloir dominer sa faiblesse, le Vicomte * fut courageux, car, à la vue de ses témoins qui venaient le chercher, il se roidit de toutes ses forces, la vanité lui faisant comprendre qu'une reculade le perdrait. M. de Comaing le complimenta sur sa bonne mine. Mais, en route, le bercement du fiacre et la chaleur du soleil matinal l'énervèrent. Son énergie était retombée. Il ne distinguait même plus où l'on était. […] Et personne dans la voiture ne parla plus. A sept heures dix minutes, on arriva devant la porte Maillot. Frédéric et ses témoins s'y trouvaient, habillés de noir tous les trois. [...] De rares passants les croisaient. Le ciel était bleu, et on entendait, par moments, des lapins bondir. Au détour d'un sentier, une femme en madras causait avec un homme en blouse, et, dans la grande avenue sous les marronniers, des domestiques en veste de toile promenaient leurs chevaux. Cisy se rappelait les jours heureux où, monté sur son alezan et le lorgnon dans l'œil, il chevauchait à la portière des calèches; ces souvenirs renforçaient son angoisse; une soif intolérable le brûlait; la susurration des mouches se confondait avec le battement de ses artères; ses pieds enfonçaient dans le sable; il lui semblait qu'il était en train de marcher depuis un temps infini. […] Le Vicomte rouvrit les yeux, puis tout à coup, bondit comme un furieux sur son épée. Frédéric avait gardé la sienne; et il l'attendait, l'œil fixe, la main haute.
- " Arrêtez, arrêtez! " cria une voix qui venait de la route, en même temps que le bruit d'un cheval au galop; et la capote d'un cabriolet cassait les branches! Un homme penché en dehors agitait un mouchoir, et criait toujours : " Arrêtez, arrêtez! "
M. de Comaing, croyant à une intervention de la police, leva sa canne.
-" Finissez donc! le Vicomte saigne! "
- " Moi ? " dit Cisy.
En effet, il s'était, dans sa chute, écorché le pouce de la main gauche.
- " Mais c'est en tombant ", ajouta le Citoyen.
Le Baron feignit de ne pas entendre. Arnoux avait sauté du cabriolet.
- " J'arrive trop tard! Non! Dieu soit loué! "
Il tenait Frédéric à pleins bras, le palpait, lui couvrait le visage de baisers.
- " Je sais le motif : vous avez voulu défendre votre vieil ami! C'est bien, cela, c'est bien! Jamais je ne l'oublierai! Comme vous êtes bon! Ah! cher enfant! "
Il le contemplait et versait des larmes, tout en ricanant de bonheur. (p. 2325, 32, 35-37, 40)
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* Les 30 occurrences de ce vocable dans le roman (au singulier, et précédé de l'article défini qui désigne le même personnage, rival de Frédéric, M. de Cisy, paradoxalement "enfant de grande famille et qui semblait une demoiselle, à la gentillesse de ses manières", p. 1965) ont une évaluation péjorative contraire aux 12 occurrences du même vocable de Madame Bovary.

9) L'isotopie /trahison/ est afférente à l'épisode où Deslauriers, "ami" de Frédéric, en dépit de leur brouille financière, et de sa lassitude de l'univers populaire :

Il était las de ces choses, et des restaurants à trente-deux sous, des voyages en omnibus, de sa misère, de ses efforts. (p. 2367)

annonce à Mme Arnoux qu'il courtise, le mariage de ce dernier avec Mlle Roque; de là l'isotopie /déception amoureuse/ afférente à cette scène psychologique où l'imperfectivité du passage des voitures traduit le vide sentimental ressenti par l'héroïne, ce qui ne l'empêche pas par la suite de renouer avec Frédéric :

Elle porta la main sur son cœur, comme au choc d'un grand coup; mais tout de suite elle tira la sonnette. Deslauriers n'attendit pas qu'on le mît dehors. Quand elle se retourna, il avait disparu. Mme Arnoux suffoquait un peu. Elle s'approcha de la fenêtre pour respirer. De l'autre côté de la rue, sur le trottoir, un emballeur en manches de chemise clouait une caisse. Des fiacres passaient. Elle ferma la croisée et vint se rasseoir. Les hautes maisons voisines interceptant le soleil, un jour froid tombait dans l'appartement. Ses enfants étaient sortis, rien ne bougeait autour d'elle. C'était comme une désertion immense. (p. 2374)

Frédéric, dès lors, multiplia ses visites. Il promettait au cocher de gros pourboires. Mais souvent, la lenteur du cheval l'impatientant, il descendait; puis, hors d'haleine, grimpait dans un omnibus *; et comme il examinait dédaigneusement les figures des gens assis devant lui, et qui n'allaient pas chez elle! (p. 2415)
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* Ces changements de véhicules ne signifient pas - commme on pourrait le croire - que le protagoniste passe de la lenteur de l'hippomobile privé à la rapidité d'un transport public ferroviaire (ce serait là le rôle d'un tramway), mais bien son échec qui le réduit à emprunter un hippomobile collectif plus lent encore que le fiacre antérieur non lexicalisé. Pour preuve, ces deux contextes distinctifs de Zola, dans l'univers ferroviaire de La Bête humaine : "lorsque, à sept heures cinquante-cinq, Misard, de deux sons de trompe, signala l'omnibus du Havre, sur la voie montante, Flore se leva, ferma la barrière et se planta devant, le drapeau au poing. Déjà, au loin, le train se perdait"; et dans Au Bonheur des dames où un accident narré durant trois pages requiert la répétition pour la dramatisation et l'enquête : "La foule se précipitait, un coup de panique soufflait, ce vent de peur et de pitié qui ameute brusquement une rue. C'était un omnibus à caisse brune, une des voitures faisant le trajet de la Bastille aux Batignolles, dont les roues passaient sur le corps d'un homme, au débouché de la rue Neuve-Saint-Augustin, devant la fontaine. Debout sur son siège, dans un mouvement furieux, le cocher retenait ses deux chevaux noirs, qui se cabraient; et il jurait, il s'emportait en gros mots. "- Nom de Dieu! nom de Dieu! Faites donc attention, sacré maladroit!" Maintenant, l'omnibus était arrêté. La foule entourait le blessé, un sergent de ville se trouvait là par hasard. [...] Toujours debout, appelant en témoignage les voyageurs de l'impériale, qui s'étaient levés, eux aussi, pour se pencher et voir le sang, le cocher s'expliquait avec des gestes exaspérés, la gorge étranglée d'une colère croissante. [...] Des dames, toutes pâles, descendaient vivement, emportaient, sans se retourner, l'horreur de la secousse molle dont l'omnibus leur avait remué les entrailles, en passant sur le corps. [...] Tout de suite, le sergent de ville interrogea cette jeune fille. Elle donna le nom, la profession, l'adresse. Grâce à l'énergie du cocher, l'omnibus avait fait un crochet, et les jambes seules de Robineau s'étaient trouvées engagées sous les roues. Quatre hommes de bonne volonté transportèrent le blessé chez un pharmacien de la rue Gaillon, pendant que l'omnibus reprenait lentement sa marche. - Nom de Dieu! dit le cocher en enveloppant ses chevaux d'un coup de fouet, j'ai fait ma journée."
En évitant la confusion avec l'homonyme latin, dans Le Rêve : "Et omnibus habitantibus in ea. Monseigneur venait de poser, sur la table blanche, entre les deux cierges [...]" et La Faute de l'abbé Mouret : "on l'entendit se perdre, au milieu du noir de la nuit, en répétant le dernier verset du psaume : Et ipse redimet israël ex omnibus iniquitatibus ejus, d'un air d'extraordinaire jubilation."

10) Toujours à Paris, Frédéric se rend chez Rosanette, dont le standing est indexé à /embourgeoisement/ (/luxe/ + /ostentation/: "Elle était, maintenant, avec un homme très riche, un Russe, le prince Tzernoukoff, qui l'avait vue aux courses du Champ de Mars, l'été dernier") :

Ce fut un domestique mâle qui vint ouvrir, un valet en gilet rouge. Dans l'antichambre, sur la banquette, une femme et deux hommes, des fournisseurs sans doute, attendaient, comme dans un vestibule de ministre. A gauche, la porte de la salle à manger, entrebâillée, laissait apercevoir des bouteilles vides sur les buffets, des serviettes au dos des chaises; et parallèlement s'étendait une galerie, où des bâtons couleur d'or soutenaient un espalier de roses. En bas, dans la cour, deux garçons, les bras nus, frottaient un landau. Leur voix montait jusque-là, avec le bruit intermittent d'une étrille que l'on heurtait contre une pierre. (p. 2389)

11) La troisième partie s'ouvre sur la fusillade urbaine, lors des événements de 1848 auxquels Frédéric assiste en spectateur, dans un contexte macabre :

La veille au soir, le spectacle du chariot contenant cinq cadavres recueillis parmi ceux du boulevard des Capucines avait changé les dispositions du peuple; et, pendant qu'aux Tuileries les aides de camp se succédaient, et que M. Molé, en train de faire un cabinet nouveau, ne revenait pas, et que M. Thiers tâchait d'en composer un autre, et que le Roi chicanait, hésitait, puis donnait à Bugeaud le commandement général pour l'empêcher de s'en servir, l'insurrection, comme dirigée par un seul bras, s'organisait formidablement. (p. 2442)

L'émeute se traduit par l'utilisation détournée d'un véhicule et d'un conducteur :

La troupe de ligne avait disparu et les municipaux restaient seuls à défendre le poste. Un flot d'intrépides se rua sur le perron; ils s'abattirent, d'autres survinrent; et la porte, ébranlée sous des coups de barres de fer, retentissait; les municipaux ne cédaient pas. Mais une calèche bourrée de foin, et qui brûlait comme une torche géante, fut traînée contre les murs. On apporta vite des fagots, de la paille, un baril d'esprit-de-vin. (p. 2445)
Quelques-uns des curieux s'attablèrent en plaisantant; les autres restaient debout, et, parmi ceux-là, un cocher de fiacre. Il saisit à deux mains un bocal plein de sucre en poudre, jeta un regard inquiet de droite et de gauche, puis se mit à manger voracement, son nez plongeant dans le goulot. (p. 2447)

L'usage des voitures implique l'action; or c'est au niveau des discours que l'une d'elles est indexée à l'isotopie /engagement politique/ :

Hussonnet [le bohème], toujours de service avec lui, profitait, plus que personne, de sa gourde et de ses cigares; mais, irrévérencieux par nature, il se plaisait à le contredire, dénigrant le style peu correct des décrets, les conférences du Luxembourg, les vésuviennes, les tyroliens, tout, jusqu'au char de l'Agriculture *, traîné par des chevaux à la place de bœufs et escorté de jeunes filles laides. Arnoux, au contraire, défendait le Pouvoir et rêvait la fusion des partis. (p. 2494)
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* Par assimilation, la majuscule du complément active l'acception de "voiture riche ou élégante" (Littré); il renvoie au "char de l'Etat" ostentatoire du conseiller Lieuvain, au figuré et littéraire : l'isotopie est ici /style élevé/.

En revanche, la promenade décontractée de Frédéric et Rosanette aux alentours de Paris suscite l'isotopie afférente /inconscience/, par contraste avec les batailles ensanglantant la capitale :

On leur amena une voiture découverte. Ils sortirent de Fontainebleau […] Le lendemain, ils allèrent voir la Gorge-au-Loup, la Mare-aux-Fées, le Long-Rocher, la Marlotte; le surlendemain, ils recommencèrent au hasard, comme leur cocher voulait, sans demander où ils étaient, et souvent même négligeant les sites fameux. Ils se trouvaient si bien dans leur vieux landau, bas comme un sofa et couvert d'une toile à raies déteintes! Les fossés pleins de broussailles filaient sous leurs yeux, avec un mouvement doux et continu. Des rayons blancs traversaient comme des flèches les hautes fougères; quelquefois, un chemin, qui ne servait plus, se présentait devant eux, en ligne droite; et des herbes s'y dressaient çà et là, mollement. Au centre des carrefours, une croix étendait ses quatre bras; ailleurs, des poteaux se penchaient comme des arbres morts, et de petits sentiers courbes, en se perdant sous les feuilles, donnaient envie de les suivre; au même moment, le cheval tournait, ils y entraient, on enfonçait dans la boue; plus loin, de la mousse avait poussé au bord des ornières profondes. […] Quand la voiture s'arrêtait, il se faisait un silence universel; seulement, on entendait le souffle du cheval dans les brancards, avec un cri d'oiseau très faible, répété. (p. 2512)

Thématique banalement concrète qui contraste avec celle de la rêverie de Frédéric concernant le voyage dans une voiture avec madame Arnoux qu'il convoite, soit la femme de celui dont il se plaît à imaginer la mort violente :

Et, tout de suite, des tableaux à n'en plus finir se déroulèrent. Il s'aperçut avec Elle, la nuit, dans une chaise de poste; puis, au bord d'un fleuve par un soir d'été, et sous le reflet d'une lampe, chez eux, dans leur maison. Il s'arrêtait même à des calculs de ménage, des dispositions domestiques, contemplant, palpant déjà son bonheur; et, pour le réaliser, il aurait fallu seulement que le chien du fusil se levât! (p. 2498)

A la lecture dans un journal de la blessure de son ami Dussardier, le héros réagit sur l'isotopie /urgence/; néanmoins la multiplicité des véhicules, qu'ils soient bourgeois ou populaires, est indexée à /blocus/, voire /destruction/ :

Frédéric sonna pour avoir la note. Mais il n'était pas facile de s'en retourner à Paris. La voiture des messageries Leloir venait de partir, les berlines Lecomte ne partiraient pas, la diligence du Bourbonnais ne passerait que tard dans la nuit, et serait peut-être pleine; on n'en savait rien. Quand il eut perdu beaucoup de temps à ces informations, l'idée lui vint de prendre la poste. Le maître de poste refusa de fournir des chevaux, Frédéric n'ayant point de passeport. Enfin, il loua une calèche (la même qui les avait promenés) et ils arrivèrent devant l'hôtel du Commerce, à Melun, vers cinq heures. […]
Arrivé à Corbeil, dans la gare, on lui apprit que les insurgés avaient de distance en distance coupé les rails, et le cocher refusa de le conduire plus loin; ses chevaux, disait-il, étaient "rendus". Par sa protection cependant, Frédéric obtint un mauvais cabriolet qui, pour la somme de soixante francs, sans compter le pourboire, consentit à le mener jusqu'à la barrière d'Italie. Mais, à cent pas de la barrière, son conducteur le fit descendre et s'en retourna. Frédéric marchait sur la route, quand tout à coup une sentinelle croisa la baïonnette. Quatre hommes l'empoignèrent en vociférant : - "C'en est un! Prenez garde! Fouillez-le! Brigand! Canaille"!
Et sa stupéfaction fut si profonde, qu'il se laissa entraîner au poste de la barrière, dans le rond-point même où convergent les boulevards des Gobelins et de l'Hôpital et les rues Godefroy et Mouffetard. […]
L'insurrection avait laissé dans ce quartier-là des traces formidables. Le sol des rues se trouvait, d'un bout à l'autre, inégalement bosselé. Sur les barricades en ruines, il restait des omnibus, des tuyaux de gaz, des roues de charrettes; de petites flaques noires, en de certains endroits, devaient être du sang. Les maisons étaient criblées de projectiles, et leur charpente se montrait sous les écaillures du plâtre. (p. 2526-27, 31)

12) Lors d'un dîner parisien, l'isotopie /urgence/ continue d'indexer les déplacements des personnages, mais ici dans le contexte amoureux de Mlle Roque demandant Frédéric en mariage:

Dès que son père fut endormi, Louise entra dans la chambre de Catherine, et, la secouant par l'épaule :
- " Lève-toi! vite! plus vite! et va me chercher un fiacre. "
Catherine lui répondit qu'il n'y en avait plus à cette heure.
- " Tu vas m'y conduire toi-même, alors ? - Où donc ? - Chez Frédéric! " (p. 2561)

Or, toujours dans ce contexte amoureux, la transition page avec le troisième chapitre s'effectue dans une même sur l'opposition /déception/ ('charrettes') vs /plénitude/ ('calèche'), de la fille Roque éconduite du domicile de Frédéric à la continuité des amours de ce dernier avec la Maréchale :

Louise fut obligée de s'asseoir sur une borne; et elle pleura, la tête dans ses mains, abondamment, de tout son cœur. Le jour se levait, des charrettes passaient. Catherine la ramena en la soutenant, en la baisant, en lui disant toutes sortes de bonnes choses tirées de son expérience. Il ne fallait pas se faire tant de mal pour les amoureux. Si celui-là manquait, elle en trouverait d'autres!
Chap. 3
Quand l'enthousiasme de Rosanette pour les gardes mobiles se fut calmé, elle redevint plus charmante que jamais, et Frédéric prit l'habitude insensiblement de vivre chez elle. Le meilleur de la journée, c'était le matin sur leur terrasse. En caraco de batiste et pieds nus dans ses pantoufles, elle allait et venait autour de lui, nettoyait la cage de ses serins, donnait de l'eau à ses poissons rouges, et jardinait avec une pelle à feu dans la caisse remplie de terre, d'où s'élevait un treillage de capucines garnissant le mur. Puis, accoudés sur leur balcon, ils regardaient ensemble les voitures, les passants; et on se chauffait au soleil, on faisait des projets pour la soirée. Il s'absentait, pendant deux heures tout au plus; ensuite, ils allaient dans un théâtre quelconque, aux avant-scènes; et Rosanette, un gros bouquet de fleurs à la main, écoutait les instruments, tandis que Frédéric, penché à son oreille, lui contait des choses joviales ou galantes. D'autres fois, ils prenaient une calèche pour les conduire au bois de Boulogne; ils se promenaient tard, jusqu'au milieu de la nuit. Enfin, ils s'en revenaient par l'Arc de Triomphe et la grande avenue, en humant l'air, avec les étoiles sur leur tête, et, jusqu'au fond de la perspective, tous les becs de gaz alignés comme un double cordon de perles lumineuses. (p. 2564)

Mais Frédéric se déclare à Mme Arnoux, et par une coïncidence romanesque c'est au moment où "ils s'étreignirent debout, dans un long baiser" que l'isotopie /jalousie/ indexe le véhicule des passions :

Un craquement se fit sur le parquet. Une femme était près d'eux, Rosanette. Mme Arnoux l'avait reconnue; ses yeux, ouverts démesurément, l'examinaient, tout pleins de surprise et d'indignation. Enfin, Rosanette lui dit :
- " Je viens parler à M. Arnoux, pour affaires. "
- " I1 n'y est pas, vous le voyez. "
- " Ah! c'est vrai! " reprit la Maréchale, " votre bonne avait raison! Mille excuses! "
Et, se tournant vers Frédéric :
- " Te voilà ici, toi ? "
Ce tutoiement, donné devant elle, fit rougir Mme Arnoux, comme un soufflet en plein visage.
- " Il n'y est pas, je vous le répète! "
Alors, la Maréchale, qui regardait çà et là, dit tranquillement :
- " Rentrons-nous ? J'ai un fiacre, en bas. "
Il faisait semblant de ne pas entendre.
- " Allons, viens! "
- " Ah! oui! c'est une occasion! Partez! partez! " dit Mme Arnoux.
Ils sortirent. Elle se pencha sur la rampe pour les voir encore; et un rire aigu, déchirant, tomba sur eux, du haut de l'escalier. Frédéric poussa Rosanette dans le fiacre, se mit en face d'elle, et, pendant toute la route, ne prononça pas un mot. L'infamie dont le rejaillissement l'outrageait, c'était lui-même qui en était la cause. Il éprouvait tout à la fois la honte d'une humiliation écrasante et le regret de sa félicité; quand il allait enfin la saisir, elle était devenue irrévocablement impossible! – et par la faute de celle-là, de cette catin. (p. 2573)

13) A cette précipitation due à la compromission, répond peu après la détente des réunions à l'hôtel Dambreuse où domine l'isotopie /engagement politique/ :

Nonancourt s'occupait de la propagande dans les campagnes, M. de Grémonville travaillait le clergé, Martinon ralliait de jeunes bourgeois. Chacun, selon ses moyens, s'employa, jusqu'à Cisy lui-même. Pensant maintenant aux choses sérieuses, tout le long de la journée, il faisait des courses en cabriolet, pour le parti. M. Dambreuse, tel qu'un baromètre, en exprimait constamment la dernière variation. On ne parlait pas de Lamartine sans qu'il citât ce mot d'un homme du peuple : " Assez de lyre! " (p. 2582)

Toujours sur l'isotopie aspectuelle /itératif/, la liaison avec Mme Dambreuse, adultérine, est indexée à /dissimulation/ :

Elle montait dans un fiacre, le renvoyait à l'entrée d'un passage, sortait par l'autre bout; puis, se glissant le long des murs, avec un double voile sur le visage, elle atteignait la rue où Frédéric en sentinelle lui prenait le bras, vivement, pour la conduire dans sa maison. Ses deux domestiques se promenaient, le portier faisait des courses; elle jetait les yeux tout à l'entour; rien à craindre! et elle poussait comme un soupir d'exilé qui revoit sa patrie. (p. 2599)

Lors des obsèques de M. Dambreuse, le recueillement intérieur contraste avec la perception des véhicules à l'extérieur, dont l'isotopie /animation/ ("Paris s'éveille") indexe aussi la reprise d'activité de Frédéric (dans une sorte de mimétisme), maintenant qu'il a le champ libre :

Cependant, le prêtre lisait son bréviaire; la religieuse, immobile, sommeillait; les mèches des trois flambeaux s'allongeaient. On entendit, pendant deux heures, le roulement sourd des charrettes défilant vers les Halles. Les carreaux blanchirent, un fiacre passa, puis une compagnie d'ânesses qui trottinaient sur le pavé, et des coups de marteau, des cris de vendeurs ambulants, des éclats de trompette; tout déjà se confondait dans la grande voix de Paris qui s'éveille. Frédéric se mit en courses. Il se transporta premièrement à la mairie pour faire la déclaration; puis, quand le médecin des morts eut donné un certificat, il revint à la mairie dire quel cimetière la famille choisissait, et pour s'entendre avec le bureau des pompes funèbres. L'employé exhiba un dessin et un programme, l'un indiquant les diverses classes d'enterrement, l'autre le détail complet du décor. Voulait-on un char avec galerie ou un char avec panaches, des tresses aux chevaux, des aigrettes aux valets, des initiales ou un blason, des lampes funèbres, un homme pour porter les honneurs, et combien de voitures ? Frédéric fut large; Mme Dambreuse tenait à ne rien ménager. (p. 2609-10)

Pareil choix d'un véhicule ostentatoire est paraphrasé lors de la cérémonie du banquier député :

Le corbillard, orné de draperies pendantes et de hauts plumets, s'achemina vers le Père-Lachaise, tiré par quatre chevaux noirs ayant des tresses dans la crinière, des panaches sur la tête, et qu'enveloppaient jusqu'aux sabots de larges caparaçons brodés d'argent. Leur cocher, en bottes à l'écuyère, portait un chapeau à trois cornes avec un long crêpe retombant. Les cordons étaient tenus par quatre personnages : un questeur de la Chambre des députés, un membre du Conseil général de l'Aube, un délégué des houilles, et Fumichon, comme ami. La calèche du défunt et douze voitures de deuil suivaient. Les conviés, par derrière, emplissaient le milieu du boulevard. [...] D'énormes câbles en verre filé, noir, blanc et azur, descendent du haut des stèles jusqu'au pied des dalles, avec de longs replis, comme des boas. Le soleil, frappant dessus, les faisait scintiller entre les croix de bois noir; et le corbillard s'avançait dans les grands chemins, qui sont pavés comme les rues d'une ville. De temps à autre, les essieux claquaient. Des femmes à genoux, la robe traînant dans l'herbe, parlaient doucement aux morts. (p. 2614)

Et la maîtresse devient initiatrice sur l'isotopie /stratégie électorale/ :

Frédéric devait songer maintenant à se pousser. Elle lui donna même sur sa candidature d'admirables conseils. Le premier point était de savoir deux ou trois phrases d'économie politique. Il fallait prendre une spécialité, comme les haras par exemple, écrire plusieurs mémoires sur une question d'intérêt local, avoir toujours à sa disposition des bureaux de poste ou de tabac, rendre une foule de petits services. M. Dambreuse s'était montré là-dessus un vrai modèle. Ainsi, une fois à la campagne, il avait fait arrêter son char à bancs, plein d'amis, devant l'échoppe d'un savetier, avait pris pour ses hôtes douze paires de chaussures, et, pour lui, des bottes épouvantables – qu'il eut même l'héroïsme de porter durant quinze jours. (p. 2621)

14) Mais la Maréchale qui au retour de la scène de jalousie ci-dessus avait lancé à Frédéric "Ne me tue pas! Je suis enceinte!" l'oblige à des déplacements indexés à l'isotopie /maternité/ :

Un commissionnaire l'attendait chez lui avec un mot au crayon, le prévenant que Rosanette allait accoucher. Il avait eu tant d'occupation, depuis quelques jours, qu'il n'y pensait plus. Elle s'était mise dans un établissement spécial, à Chaillot. Frédéric prit un fiacre et partit. Au coin de la rue de Marbeuf, il lut sur une planche en grosses lettres : "Maison de santé et d'accouchement tenue par Mme Alessandri, sage-femme de première classe, ex-élève de la Maternité, auteur de divers ouvrages, etc." (p. 2622)

Si la ville noue les fils des différentes intrigues, l'isotopie précédente est très vite liée à /exil rural/ :

Il mena dès lors une existence double, couchant religieusement chez la Maréchale et passant l'après-midi chez Mme Dambreuse, si bien qu'il lui restait à peine, au milieu de la journée, une heure de liberté. L'enfant était à la campagne, à Andilly. On allait le voir toutes les semaines. La maison de la nourrice se trouvait sur la hauteur du village, au fond d'une petite cour, sombre comme un puits, avec de la paille par terre, des poules çà et là, une charrette à légumes sous le hangar. Rosanette commençait par baiser frénétiquement son poupon; et, prise d'une sorte de délire, allait et venait, essayait de traire la chèvre, mangeait du gros pain, aspirait l'odeur du fumier, voulait en mettre un peu dans son mouchoir. Puis ils faisaient de grandes promenades; elle entrait chez les pépiniéristes, arrachait les branches de lilas qui pendaient en dehors des murs, criait : " Hue, bourriquet! " aux ânes traînant une carriole, s'arrêtait à contempler, par la grille l'intérieur des beaux jardins; ou bien la nourrice prenait l'enfant, on le posait à l'ombre sous un noyer; et les deux femmes débitaient, pendant des heures, d'assommantes niaiseries. (p. 2626)

Quant au divertissement de Mme Dambreuse, il s'insère plus globalement dans un épisode de provocation, en aboutissant à l'achat d'un objet des Arnoux, où Frédéric ne voit que de la vénalité :

Frédéric ne pouvait cacher sa tristesse [celle de sa rupture avec Rosanette qu'il accuse d'avoir provoqué la ruine des Arnoux]. Mme Dambreuse, pour l'en distraire sans doute, redoublait d'attentions. Toutes les après-midi, elle le promenait dans sa voiture; et, une fois qu'ils passaient sur la place de la Bourse, elle eut l'idée d'entrer dans l'hôtel des commissaires-priseurs, par amusement. C'était le premier décembre, jour même où devait se faire la vente de Mme Arnoux. Il se rappela la date, et manifesta sa répugnance, en déclarant ce lieu intolérable, à cause de la foule et du bruit. Elle désirait y jeter un coup d'œil seulement. Le coupé s'arrêta. Il fallait bien la suivre. (p. 2672)
Mme Dambreuse n'avait pas quitté son bras; et elle n'osa le regarder en face jusque dans la rue, où l'attendait sa voiture. Elle s'y jeta comme un voleur qui s'échappe, et, quand elle fut assise, se retourna vers Frédéric. Il avait son chapeau à la main. - " Vous ne montez pas ? " - " Non, madame! " Et, la saluant froidement, il ferma la portière, puis fit signe au cocher de partir. (p. 2678)

Bref le mariage programmé avec Mme Dambreuse est lui aussi frappé du sceau de la discorde, alors que celui de l'ami de Frédéric avec la jeune Louise Roque – éconduite – marque la réussite. Cette euphorie contraste non seulement avec la désillusion du protagoniste, dont le retour temporaire en province est un échec, mais de nouveau avec l'isotopie /blocus/ :

A mesure qu'il avançait vers Nogent, elle se rapprochait de lui. Quand on traversa les prairies de Sourdun, il l'aperçut sous les peupliers comme autrefois, coupant des joncs au bord des flaques d'eau; on arrivait; il descendit. Puis il s'accouda sur le pont, pour revoir l'île et le jardin où ils s'étaient promenés un jour de soleil; – et l'étourdissement du voyage et du grand air, la faiblesse qu'il gardait de ses émotions récentes, lui causant une sorte d'exaltation, il se dit : "Elle [Louise] est peut-être sortie; si j'allais la rencontrer!" La cloche de Saint-Laurent tintait; et il y avait sur la place, devant l'église, un rassemblement de pauvres, avec une calèche, la seule du pays (celle qui servait pour les noces), quand, sous le portail, tout à coup, dans un flot de bourgeois en cravate blanche, deux nouveaux mariés parurent. Il se crut halluciné. Mais non! C'était bien elle, Louise! – couverte d'un voile blanc qui tombait de ses cheveux rouges à ses talons; et c'était bien lui, Deslauriers! – portant un habit bleu brodé d'argent, un costume de préfet. Pourquoi donc ? Frédéric se cacha dans l'angle d'une maison, pour laisser passer le cortège. Honteux, vaincu, écrasé, il retourna vers le chemin de fer, et s'en revint à Paris. Son cocher de fiacre assura que les barricades étaient dressées depuis le Château-d'Eau jusqu'au Gymnase, et prit par le faubourg Saint-Martin. Au coin de la rue de Provence, Frédéric mit pied à terre pour gagner les boulevards. Il était cinq heures, une pluie fine tombait. (p. 2680-81)

15) Ce véhicule demeure modalisé par la dysphorie, en fin de roman. En effet, bien des années plus tard, en 1867, Frédéric reçoit la visite de Mme Arnoux. Elle se clôt sur leur séparation définitive, l'histoire d'amour s'achevant ainsi sur l'isotopie /déception/ :

- " Adieu, mon ami, mon cher ami! Je ne vous reverrai jamais! C'était ma dernière démarche de femme. Mon âme ne vous quittera pas. Que toutes les bénédictions du ciel soient sur vous! "
Et elle le baisa au front, comme une mère. Mais elle parut chercher quelque chose, et lui demanda des ciseaux. Elle défit son peigne; tous ses cheveux blancs tombèrent. Elle s'en coupa, brutalement, à la racine, une longue mèche.
- " Gardez-les! Adieu! "
Quand elle fut sortie, Frédéric ouvrit sa fenêtre. Mme Arnoux, sur le trottoir, fit signe d'avancer à un fiacre qui passait. Elle monta dedans. La voiture disparut. (p. 2690)

III. Les hippomobiles de Maupassant

Chez Jourdain, la grande salle était pleine de mangeurs, comme la vaste cour était pleine de véhicules de toute race, charrettes, cabriolets, chars à bancs, tilbury, carrioles innommables, jaunes de crotte, déformées, rapiécées, levant au ciel, comme deux bras, leurs brancards ou bien le nez par terre et le derrière en l'air. (La ficelle) Cité par F. Rastier (Sémantique interprétative, PUF, 1987, pp. 85-6) à propos des grilles sémiques contextuelles élaborées dans un esprit "d'économie descriptive", concernant les voitures de la nouvelle de Maupassant (dont l'anthropomorphisme mais aussi le jaune crotte favorisent leur identification humoristique aux animaux campagnards).

On a opté pour la comparaison avec deux autres classiques, Bel-Ami et Une vie, dans lesquels l’entrée s’effectue toujours par des mots vedettes appartenant au même taxème. Comme toujours, le choix a priori de ce thème (micro-générique) ne trouve de justification qu’a posteriori par la densité et la consistance des relations sémantiques qui indexent ce corrélat à ses différents contextes.

A la fréquence remarquable de la voiture dans laquelle se noue l’intrigue de Boule de suif, proportionnellement à la nouvelle (5 occurrences, contre aucune dans les deux romans), à tel point qu'elle en devient emblématique,

Donc, une grande diligence à quatre chevaux ayant été retenue pour ce voyage, et dix personnes s'étant fait inscrire chez le voiturier, on résolut de partir un mardi matin, avant le jour, pour éviter tout rassemblement. […] Enfin, la diligence étant attelée, avec six chevaux au lieu de quatre à cause du tirage plus pénible, une voix du dehors demanda : Tout le monde est-il monté ? Une voix du dedans répondit : Oui. – On partit. […] La voiture allait si lentement qu'à dix heures du matin on n'avait pas fait quatre lieues. Les hommes descendirent trois fois pour monter des côtes à pied. On commençait à s'inquiéter, car on devait déjeuner à Tôtes et l'on désespérait maintenant d'y parvenir avant la nuit. Chacun guettait pour apercevoir un cabaret sur la route, quand la diligence sombra dans un amoncellement de neige. […] Bien que la diligence fût immobile, personne ne descendait, comme si l'on se fût attendu à être massacré à la sortie. Alors le conducteur apparut, tenant à la main une de ses lanternes, qui éclaira subitement jusqu'au fond de la voiture les deux rangs de têtes effarées, dont les bouches étaient ouvertes et les yeux écarquillés de surprise et d'épouvante. […] La diligence, attelée enfin, attendait devant la porte, tandis qu'une armée de pigeons blancs, rengorgés dans leurs plumes épaisses, avec un œil rose, taché, au milieu, d'un point noir, se promenaient gravement entre les jambes des six chevaux, et cherchaient leur vie dans le crottin fumant qu'ils éparpillaient.

s'oppose celle du "fiacre(s)" dans Bel-Ami d'autant plus saillante que le tableau chiffré supra montre par comparaison la rareté des véhicules dans ce roman. Les 33 occurrences du vocable sont régulièrement réparties, avec deux pics, thématiquement concentrés sur la relation amoureuse. Première partie : I: 1 occ., II: 1 occ., IV: 1 occ., V: 6 occ. (épisode de la liaison Duroy\Mme de Marelle), VII: 1 occ. Deuxième partie : I: 4 occ., II: 6 occ. (la promenade au bois), III: 1 occ., IV: 2 occ., V: 2 occ., VII: 1 occ., VIII: 3 occ., IX: 4 occ. Si le fiacre est paraphrasé par le "coupé" (3 occ.), l'autre véhicule est le "landau" (10 occ.); les trois ont ainsi des potentialités narratives plus variées que la "diligence" indexée à la seule isotopie /voyage/ (décomposable en /déplacement/, /en Normandie/, /hivernal/, /duratif/, /mouvementé/).

Une requête quantitative aussi bien dans L'Encyclopédie littéraire numérisée (Bibliopolis) que dans la base Auteurs de Hyperbase, concernant "fiacre(s)", apprend que Maupassant ne vient cependant qu’en quatrième position, après Zola, Balzac (le mot fiacre(s) eût parfaitement convenu pour une étude sur cet auteur, consistant, avec les 56 occurrences de Splendeurs et misères des courtisanes), et le Hugo des Misérables (dépourvu de la thématique sulfureuse, puisqu’il n’y est question que du moyen de locomotion pris dans des syntagmes utilitaires comme "poursuite du, suivre le, renvoie le, monter dans le, descendre du, etc." sur une simple isotopie /locatif/, et des afférences comme ici /luxe/ : "- Là, vrai, il vient? - Il vient en fiacre. - En fiacre. C'est Rothschild! Le père se leva. - Comment es-tu sûre? s'il vient en fiacre, comment se fait-il que tu arrives avant lui ?").

C'est la parenté attestée avec le vocabulaire de Flaubert (cf. Brunet, 2004, en ligne au site Texto! : "Nous avons réuni l'œuvre de Flaubert et celle de Maupassant et là encore le seuil de fusion est atteint pour Madame Bovary et Une vie") qui nous a poussé à sélectionner le corpus de cet auteur présenté comme son disciple.

En revanche, pour le second lexème qui nous retiendra, "calèche", le corpus Maupassant n’occupe que la sixième place avec 13 occurrences au singulier uniquement, derrière cette fois Dumas (51 occ.), Zola (40 occ.), Chateaubriand (37 occ.), Balzac (29 occ.) et Stendhal (16 occ.). Cela contraste le mot sur un fond couleur romantique, dont on avait l’intuition en pensant à des déplacements aventureux, héroïques et liés à la royauté.

Comme pour L'éducation sentimentale, le nombre élevé des attestations de "voiture(s)" dans Une Vie (31 occ.) et Bel-Ami (47 occ.), qui remplit encore son rôle de générique en paraphrasant tous types de véhicules, nous contraint à ne pas les aborder exhaustivement. Mais à ne pas les négliger non plus car l'anaphore coréférentielle par l'hyperonyme permet en contexte de donner de la consistance à la fonction (au sens proppien) dans laquelle les noms de véhicule s'insèrent.

L'analyse demeure chronologique, dans Hyperbase corpus Maupas, pour permettre (a) l'intelligence des épisodes dans le suivi du roman; (b) l'interrelation des différents véhicules :

A l'incipit de Bel-Ami (1885), le héros Duroy retrouve son ancien ami Forestier qui l'introduira dans sa sphère journalistique; l'isotopie /initiation/ se poursuit dans l'extrait suivant, mais concernant les plaisirs; en effet la file de véhicules garés devant les Folies-Bergères témoigne de leur afférence /tourisme/ (selon le code culturel du Paris canaille) :

Fonction 1, Rencontre avec l'ancien ami : (p. 10) Et ils pivotèrent sur leurs talons pour gagner la rue du Faubourg-Montmartre. La façade illuminée de l'établissement jetait une grande lueur dans les quatre rues qui se joignent devant elle. Une file de fiacres attendait la sortie. Forestier entrait, Duroy l'arrêta: "Nous oublions de passer au guichet." L'autre répondit d'un ton important : "Avec moi on ne paie pas."

Succède le repas mondain, en présence de M. Walter, député, financier et patron du journal La Vie Française. Les topoï de la conversation (sur ce Barthes eût appelé le code métalinguistique) sont dénoncés comme autant de clichés superficiels et généralisateurs qui créent cependant un "effet de réel" à partir de notations typiques matérialistes et de banalités sur la vie quotidienne parisienne, ici dans le domaine des transports :

Fonction 2, Repas d'affaire : (p. 23) Tous les hommes maintenant parlaient en même temps, avec des gestes et des éclats de voix; on discutait le grand projet du chemin de fer métropolitain. Le sujet ne fut épuisé qu’à la fin du dessert, chacun ayant une quantité de choses à dire sur la lenteur des communications dans Paris, les inconvénients des tramways, les ennuis des omnibus et la grossièreté des cochers de fiacre.*
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* Déjà dans Le Rouge et le Noir, on pouvait lire : "il recommença à l'accabler d'injures atroces et dignes d'un cocher de fiacre", voiture associée par ailleurs au rendez-vous amoureux : "Tout est perdu, lui écrivait Mathilde; accourez le plus vite possible, sacrifiez tout, désertez s'il le faut. A peine arrivé, attendez-moi dans un fiacre, près la petite porte du jardin [...]". Stendhal est encore le prédécesseur de Maupassant avec la décoration suivante : "deux ou trois amis de collège l'accompagnaient jusqu'à la calèche dont ils admirèrent les armoiries"; véhicule féminin par excellence : "M. Valenod, qui comptait prêter sa calèche aux plus jolies femmes de la ville [...]", alors que le suivant est l'apanage des hauts dignitaires : "M. l'abbé de Frilair prit le carrosse de Monseigneur l'évêque [...]", les trois suivants étant indexés à l'isotopie /accidents de circulation/ : "- Ah! jeune téméraire, dit Norbert, il y a trop de voitures, et encore menées par des imprudents! Une fois par terre, leurs tilburys vont vous passer sur le corps; ils n'iront pas risquer de gâter la bouche de leur cheval en l'arrêtant tout court. [...] en revenant du bois de Boulogne, au beau milieu de la rue du Bac, il tomba, en voulant éviter brusquement un cabriolet, et se couvrit de boue. [...] Elle trouva qu'il valait la peine de l'écouter, même quand on parlait des choses les plus communes, même quand il s'agissait d'un pauvre chien écrasé, comme il traversait la rue, par la charrette d'un paysan allant au trot. Le spectacle de cette douleur donnait son gros rire à son mari, tandis qu'elle voyait se contracter les beaux sourcils noirs et si bien arqués de Julien." La notation est ici un exemplum (dirait Barthes) à portée psychologique (témoignant de la sensibilité de "notre héros", expression mi-ironique attestée 19 fois). Quant au véhicule suivant (de même que la diligence), contrairement au rêve de l'ailleurs romantique ou à l'exotisme qu'il revêtait chez Flaubert, il est banalement concret pour signifier l'aller Genève-Paris au cours duquel Julien écoute la conversation politique de deux voyageurs : "Monsieur vient sans doute attendre la malle-poste de Paris ? lui dit le maître d'une auberge où il s'arrêta pour déjeuner. - Celle d'aujourd'hui ou celle de demain, peu m'importe, dit Julien. La malle-poste arriva comme il faisait l'indifférent. Il y avait deux places libres. - Quoi! c'est toi, mon pauvre Falcoz, dit le voyageur qui arrivait du côté de Genève à celui qui montait en voiture en même temps que Julien." On ne le confondra pas avec le suivant : "A peine arrivé, attendez-moi dans un fiacre, près la petite porte du jardin, au n°… de la rue… J'irai vous parler; peut-être pourrai-je vous introduire dans le jardin. Tout est perdu, et je le crains, sans ressource, comptez sur moi, vous me trouverez dévouée et ferme dans l'adversité. Je vous aime. En quelques minutes, Julien obtint une permission du colonel et partit de Strasbourg à franc étrier; mais l'affreuse inquiétude qui le dévorait ne lui permit pas de continuer cette façon de voyager au-delà de Metz. Il se jeta dans une chaise de poste; et ce fut avec une rapidité presque incroyable qu'il arriva au lieu indiqué, près la petite porte du jardin de l'hôtel de La Mole. [...] Quel père voudrait donner sa fille chérie à un tel homme! Adieu! Julien sauta à bas du fiacre, et courut à sa chaise de poste arrêtée au bout de la rue."
Quant à La Chartreuse de Parme, elle réitère ce type de véhicule de voyage : "Riscara monta seul en chaise de poste. Il était à peine à Bologne depuis deux jours, lorsqu'il aperçut dans une calèche Fabrice et la petite Marietta. Diable! se dit-il, il paraît que notre futur archevêque ne se gêne point; il faudra faire connaître ceci à la duchesse, qui en sera charmée." En ajoutant par goût de couleur locale un nom italien, lequel supporte l'afférence /espionnage/ : "Il avait loué une sediola, sorte de tilbury champêtre et rapide, à l'aide duquel il put suivre, à cinq cents pas de distance, la voiture de sa mère; il était déguisé en domestique de la casa del Dongo, et aucun des nombreux employés de la police ou de la douane n'eut l'idée de lui demander son passeport. [...] Une fois sorti de Ferrare sans encombre, comme pour faire une promenade, Ludovic renvoya le fiacre, puis il rentra en ville par une autre porte, et revint prendre Fabrice avec une sediola qu'il avait louée pour faire douze lieues."

En revanche dans le roman historique de cape et d'épée tel Les trois Mousquetaires, Dumas ne vise pas la variété des moyens de transport, et seul le carrosse romanesque le dispute au générique voiture; cf. l'incipit : "la première chose qu'il [D'Artagnan] aperçut fut son provocateur qui causait tranquillement au marchepied d'un lourd carrosse attelé de deux gros chevaux normands. [...] - Songez, s'écria Milady en voyant le gentilhomme porter la main à son épée, songez que le moindre retard peut tout perdre. - Vous avez raison, s'écria le gentilhomme; partez donc de votre côté, moi, je pars du mien. Et, saluant la dame d'un signe de tête, il s'élança sur son cheval, tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc au galop, s'éloignant chacun par un côté opposé de la rue." Un autre véhicule aristocratique le concurrence dans Le Vicomte de Bragelonne : "Madame, de son côté, s’étendit paresseusement dans l’autre coin de la calèche et ferma les yeux aussi, non pas pour dormir, mais pour songer tout à son aise. Cependant le roi, assis sur le devant de la voiture [...]", tandis que le voyage De Paris à Cadix est indexé aux isotopies /préparatifs/, /exotisme/, /surcharge/ (cf. l'hyperbole finale) : "si peu que soient peuplées les voitures espagnoles, c'était nous bercer d'une trop douce illusion que d'espérer que nous trouverions sept places ensemble. Nous allâmes en tout cas à la diligence et à la malle-poste retenir pour le lendemain tout ce qu'il y avait de places disponibles. [...] Enfin au milieu de tout ce conflit de piétons aux vêtements bariolés, de carrosses massifs, de calessinos aux roues immenses, de cavaliers sur leurs chevaux andalous, l'omnibus passe avec une célérité inaccoutumée, chargé d'autant de curieux que peut en contenir non seulement son intérieur, mais encore son impériale, labourant tout ce flot humain comme Léviathan fait de la mer." Dans Ingénue, c'est /espionnage/ qui prend le relais : "Sans doute, le second fiacre était arrêté à un endroit indiqué d'avance, car l'homme courut vers ce fiacre sans s'inquiéter de celui de Christian. Christian pensa que, par cet homme, il en apprendrait probablement plus que par les cochers, et, sautant à terre, il s'avança, rasant les maisons, jusqu'à une porte cochère dont l'enfoncement lui offrait un abri. L'homme qui était sorti de la maison, et qui s'était avancé vers le second fiacre, était vêtu avec une recherche singulière." Mais revenons à Flaubert.

Comme dans l'extrait précédent, on retrouve une énumération, cette fois des acteurs situés sur l’échelle sociale, allant des proxénètes aux princes, ceux que Duroy est désormais chargé de côtoyer, ses informateurs, afin d'éviter l'échec de ses chroniques, trop coupées de son vécu. Si bien qu'il plonge dans un cosmopolitisme et un nivellement de valeurs qui relèvent de l’isotopie (im)morale /opportunisme/ du protagoniste :

Fonction 3, Métier de reporter : (p. 55) Il eut des rapports continus avec des ministres, des concierges, des généraux, des agents de police, des princes, des souteneurs, des courtisanes, des ambassadeurs, des évêques, des proxénètes, des rastaquouères, des hommes du monde, des grecs, des cochers de fiacre, des garçons de café et bien d’autres, étant devenu l’ami intéressé et indifférent de tous ces gens, les confondant dans son estime, les toisant à la même mesure, les jugeant avec le même œil, à force de les voir tous les jours, à toute heure, sans transition d’esprit, et de parler avec eux tous des mêmes affaires concernant son métier.

On note ici la modification aspectuelle des isotopies : après /duratif/ du début descriptif, voici /itératif/ des innombrables rencontres furtives, conformément au projet de "faire son métier de reporter avec zèle".

Au terme d'un deuxième repas d'amis mettant en valeur les qualités de Duroy, et équivalant à son intronisation dans la sphère médiatico-politico-financière, par la séduction qu’exerce Duroy sur son auditoire, voici le premier fiacre individualisé, par lequel se conclut sa réussite amoureuse, le roulement ininterrompu (aspectualisé en /imperfectif/) symbolisant la progression continue. La relation charnelle sous-entendue dans ce type de véhicule est un motif flaubertien. A la descente, son premier succès de prédateur se trouve confirmé, comme si la "boîte noire" avait révélé son image positive auprès de la mondaine :

Fonction 4, Repas d'amis; raccompagnement : (p. 67) On serra les mains des Forestier, et Duroy se trouva seul avec Mme de Marelle dans un fiacre qui roulait. Il la sentait contre lui, si près, enfermée avec lui dans cette boîte noire, qu’éclairaient brusquement, pendant un instant, les becs de gaz des trottoirs. […] Elle ne disait rien non plus, immobile, enfoncée en son coin. Il eût pensé qu'elle dormait s'il n'avait vu briller ses yeux chaque fois qu'un rayon de lumière pénétrait dans la voiture. [...] Elle jeta un cri, un petit cri, voulut se dresser, se débattre, le repousser; puis elle céda, comme si la force lui eût manqué pour résister plus longtemps. Mais la voiture s'étant arrêtée bientôt devant la maison qu'elle habitait, Duroy, surpris, n'eut point à chercher des paroles passionnées pour la remercier, la bénir et lui exprimer son amour reconnaissant. Cependant elle ne se levait pas, elle ne remuait point, étourdie par ce qui venait de se passer. Alors il craignit que le cocher n'eût des doutes, et il descendit le premier pour tendre la main à la jeune femme. Elle sortit enfin du fiacre en trébuchant et sans prononcer une parole. Il sonna, et, comme la porte s'ouvrait, il demanda, en tremblant: quand vous reverrai-je ? […] Il en tenait une, enfin, une femme mariée! une femme du monde! du vrai monde! du monde parisien! Comme ça avait été facile et inattendu!

A peine plus loin, le départ du rendez-vous amoureux inscrit la scène dans l'habitude :

Fonction 5, RDV amoureux : (p. 71) Elle arriva vers cinq heures un quart, et, séduite par le papillotement coloré des dessins, elle s'écria : "Tiens, c'est gentil chez vous. Mais il y a bien du monde dans l'escalier." Il l'avait prise dans ses bras, et il baisait ses cheveux avec emportement, entre le front et le chapeau, à travers le voile. Une heure et demie plus tard, il la reconduisit à la station de fiacres de la rue de Rome. Lorsqu'elle fut dans la voiture, il murmura : "Mardi, à la même heure." Elle dit : "A la même heure, mardi." Et, comme la nuit était venue, elle attira sa tête dans la portière et le baisa sur les lèvres. Puis, le cocher ayant fouetté sa bête, elle cria : "Adieu, Bel-Ami" et le vieux coupé s'en alla au trot fatigué d'un cheval blanc *. Pendant trois semaines, Duroy reçut ainsi Mme de Marelle tous les deux ou trois jours, tantôt le matin, tantôt le soir.
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* Le coupé ("voiture bourgeoise", Littré) est ici anaphorique du fiacre ("voiture de louage" et "mauvaise, par dénigrement", Littré). Or ils sont pourtant distincts, au moins depuis
Balzac : "Deux valets dépliaient le marchepied d'un coupé de bon goût, chargé d'armoiries. La fille aux yeux d'or y monta la première, prit le côté où elle devait être vue quand la voiture se retournerait, mit sa main sur la portière, et agita son mouchoir […]. Puis apercevant un fiacre prêt à s'en aller après avoir amené du monde, il fit signe au cocher de rester. Suivez ce coupé". Voir encore ce goût des énumérations, sur l'isotopie balzacienne /dissipation/ : "Quinze mois après son apparition à l'Opéra, qui le jeta trop tôt dans un monde où l'abbé ne voulait le voir qu'au moment où il aurait achevé de l'armer contre le monde, Lucien avait trois beaux chevaux dans son écurie, un coupé pour le soir, un cabriolet et un tilbury pour le matin" (Splendeurs et misères des Courtisanes). "Moi, je veux au contraire afficher un luxe à la Louis XIV, dit Crevel. J'ai commandé des voitures neuves, celles de madame, deux jolis coupés, une calèche, une berline d'apparat avec un siège superbe qui tressaille comme Mme Hulot" (La Cousine Bette). Ou /modernisation/ : "Alençon, qui ne comptait pas en 1816 deux voitures propres, vit en dix ans rouler dans ses rues des calèches, des coupés, des landaus, des cabriolets et des tilburys, sans s'en étonner" (La vieille fille).

L’encanaillement social se poursuit dans le milieu que fréquentent cette fois non seulement Duroy mais sa maîtresse Clotilde qui l’accompagne; l’isotopie /péjoratif/ provient dans ce contexte du mystérieux 'personnage', client de l’humble restaurateur, comme le sont les cochers ainsi que les amants (soit paire isotopique /locatif/ + /populaire/) :

Fonction 5, RDV amoureux suite : (p. 76) Il demanda : - Veux-tu aller chez le père Lathuile ? Elle répondit : - Oh non, c'est trop chic. Je voudrais quelque chose de drôle, de commun, comme un restaurant où vont les employés et les ouvrières; j'adore les parties dans les guinguettes! Comme il ne connaissait rien en ce genre dans le quartier, ils errèrent le long du boulevard, et ils finirent par entrer chez un marchand de vin qui donnait à manger dans une salle à part. […] Trois cochers de fiacre dînaient dans le fond de la pièce étroite et longue, et un personnage, impossible à classer dans aucune profession, fumait sa pipe, les jambes allongées, les mains dans la ceinture de sa culotte, étendu sur sa chaise et la tête renversée en arrière par-dessus la barre. Sa jaquette semblait un musée de taches, et dans les poches gonflées comme des ventres on apercevait le goulot d’une bouteille, un morceau de pain, un paquet enveloppé dans un journal, et un bout de ficelle qui pendait.

Par contraste avec ce calme et cette lenteur imperfectives, la même Clotilde de Marelle est cette amante qui oblige Duroy à la promptitude, car à la fin du même chapitre et de nouveau aux Folies-Bergères, elle est en proie à "une sorte de crise nerveuse" qui n’est qu’un effet de sa jalousie possessive la faisant fuir une rencontre scandaleuse de son amant volage avec Rachel. La dispute s'achève sur le départ mouvementé indexé à l'isotopie /humiliation/ dont Duroy est l'objet, sous les quolibets péjoratifs des anonymes :

Fonction 6, Scandale mondain au spectacle : (p. 88) Mme de Marelle avait ouvert la porte de la loge et elle se sauvait, à travers la foule, cherchant éperdument la sortie. Duroy s'était élancé derrière elle et s'efforçait de la rejoindre. Alors Rachel les voyant fuir, hurla, triomphante : "Arrêtez-la! Arrêtez-la! Elle m'a volé mon amant." Des rires coururent dans le public. Deux messieurs, pour plaisanter, saisirent par les épaules la fugitive et voulurent l'emmener en cherchant à l'embrasser. Mais Duroy l'ayant rattrapée, la dégagea violemment et l'entraîna dans la rue. Elle s’élança dans un fiacre vide arrêté devant l’établissement. Il y sauta derrière elle, et comme le cocher demandait : "Où faut-il aller, bourgeois ?" Il répondit : "Où vous voudrez." La voiture se mit en route lentement, secouée par les pavés. […] Alors elle tira sa bourse et chercha de la monnaie à la lueur de la lanterne, puis ayant pris deux francs cinquante, elle les mit dans les mains du cocher, en lui disant d'un ton vibrant : "Tenez… voilà votre heure… C'est moi qui paie… Et reconduisez-moi ce salop-là rue Boursault, aux Batignolles *. Une gaieté s'éleva dans le groupe qui l’entourait. Un monsieur dit : "Bravo, la petite!" et un jeune voyou arrêté entre les roues du fiacre, enfonçant sa tête dans la portière ouverte, cria avec un accent suraigu : "Bonsoir, Bibi."
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* La querelle (familiale) peut être plus violente, dans Pot-Bouille (Zola) : "On fit entrer le fiacre sous le porche, au crépuscule. Saturnin descendit, tenant la main de Berthe, croyant partir avec elle pour la campagne. Mais, lorsqu'il fut dans la voiture, il se débattit furieusement, cassa les vitres, agita par les portières des poings ensanglantés. Et M. Josserand remonta en pleurant, bouleversé de ce départ au fond des ténèbres, ayant toujours dans les oreilles les hurlements du malheureux, mêlés au claquement du fouet et au galop du cheval."

Bref, l'ambivalence évaluative du moyen de transport fait de cet habitacle un lieu crucial, véritable point nodal pour la caractérisation des protagonistes.

Quant aux passés simples suivants qui indiquent toujours la promptitude des actions (aspectualisées en /ponctuel/), ils renouent avec l’isotopie générique /ennuis/, ceux que Duroy doit subir en début de roman (chap. 7), notamment la rivalité et la diffamation entre journalistes. L’ambiance dysphorique est en outre corroborée par cette double froideur directive qui va du patron à l’employé, puis de Duroy au cocher, sans même parler du guide colporteur de ragots (cf. le morphème 'potin' du patronyme) :

Fonction 7, Attaque journalistique (l'épée de la plume) : (p. 117) Alors Duroy s’élança chez le patron qu’il trouva un peu froid, avec un œil soupçonneux. Après avoir écouté le cas, M. Walter répondit : - Allez vous-même chez cette dame et démentez de façon qu’on n’écrive plus de pareilles choses sur vous. Je parle de ce qui suit. C’est fort ennuyeux pour le journal, pour moi et pour vous. Pas plus que la femme de César, un journaliste ne doit être soupçonné. Duroy monta en fiacre avec Saint-Potin pour guide, et il cria au cocher : - 18, rue de l’Écureuil, à Montmartre.

Or la voiture change de nom et de d'utilisation puisqu'elle augmente de contenance, à mesure que le duel se précise, proportionnellement à l'intensité dramatique et à son statut officiel, selon un motif éminemment romanesque :

Fonction 8, Duel, affaire d'honneur (la plume et l'épée) : (p. 122, 126-9) Jacques Rival vint lui serrer la main vers le milieu de l'après-midi; et il fut convenu que ses témoins le prendraient chez lui en landau, le lendemain à sept heures du matin, pour se rendre au bois du Vésinet où la rencontre aurait lieu. Tout cela s'était fait inopinément, sans qu'il y prît part, sans qu'il dît un mot, sans qu'il donnât son avis, sans qu'il acceptât ou refusât, et avec tant de rapidité qu'il demeurait étourdi, effaré, sans trop comprendre ce qui se passait. […] Ils descendirent. Un monsieur les attendait dans le landau. Rival nomma : "Le docteur Le Brument." Duroy lui serra la main en balbutiant : "Je vous remercie", puis il voulut prendre place sur la banquette du devant et il s'assit sur quelque chose de dur qui le fit relever comme si un ressort l'eût redressé. C'était la boîte aux pistolets. […] La voiture fut bientôt en pleine campagne. Il était neuf heures environ. C'était une de ces rudes matinées d'hiver où toute la nature est luisante, cassante et dure comme du cristal. Les arbres, vêtus de givre, semblent avoir sué de la glace; la terre sonne sous les pas; l'air sec porte au loin les moindres bruits : le ciel bleu paraît brillant à la façon des miroirs et le soleil passe dans l'espace, éclatant et froid lui-même, jetant sur la création gelée des rayons qui n'échauffent rien. Rival disait à Duroy : "J'ai pris les pistolets chez Gastine-Renette. Il les a chargés lui-même. La boîte est cachetée. On les tirera au sort, d'ailleurs, avec ceux de notre adversaire." Duroy répondit machinalement : "Je vous remercie." Alors Rival lui fit des recommandations minutieuses […] "Quand on commandera feu, j'élèverai le bras." Le landau entra sous un bois, tourna à droite dans une avenue, puis encore à droite. Rival, brusquement, ouvrit la portière pour crier au cocher : "Là, par ce petit chemin." Et la voiture s'engagea dans une route à ornières * entre deux taillis où tremblotaient des feuilles mortes bordées d'un liséré de glace. Duroy marmottait toujours : "Quand on commandera feu, j'élèverai le bras." Et il pensa qu'un accident de voiture arrangerait tout. Oh! si on pouvait verser, quelle chance! s'il pouvait se casser une jambe!…" Mais il aperçut au bout d'une clairière une autre voiture arrêtée et quatre messieurs qui piétinaient pour s'échauffer les pieds; […] Tous les témoins causèrent quelques minutes, prenant rendez-vous dans le jour pour la rédaction du procès-verbal, puis on remonta dans la voiture, et le cocher, qui riait sur son siège, repartit en faisant claquer son fouet.
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* Unique occurrence du mot dans Bel-Ami, on retrouve ce corrélat comme dégradation du sort du héros - conformément à la phraséologie être dans l'ornière - alors que les 5 occurrences du mot dans Une Vie traduisent la normalité boueuse de la campagne où l'héroïne a ses racines. Unique occurrence aussi dans L'éducation sentimentale, supra, les "ornières profondes" sont indexées à l'opposition /rural/ + /paix/ vs /citadin/ + /guerre/.

Rire de bon sens populaire devant le ridicule de la situation, le duel n'ayant servi qu'à sauver les apparences.

Quelques pages plus loin, la même voiture sert à promener le malade, lequel n'est plus Duroy mais son initiateur. Si bien que par meurtre ou pathologie, elle est indirectement associée à la mort :

Fonction 9, En ambulance, soutien de l'ancien ami : (p. 137-141) "je ne verrai plus rien… rien de ce qui existe… les plus petits objets qu'on manie… les verres… les assiettes… les lits où l'on se repose si bien… les voitures. C'est bon de se promener en voiture, le soir… Comme j'aimais tout çà." […] Duroy demanda : "Eh bien, comment vas-tu ? Tu m'as l'air gaillard ce matin." L'autre murmura : "Oui, ça va mieux, j'ai repris des forces. Déjeune bien vite avec Madeleine, parce que nous allons faire un tour en voiture." La jeune femme, dès qu'elle fut seule avec Duroy, lui dit : "Voilà! aujourd'hui il se croit sauvé. Il fait des projets depuis le matin. Nous allons tout à l'heure au golfe Juan acheter des faïences pour notre appartement de Paris. Il veut sortir à toute force, mais j'ai horriblement peur d'un accident. Il ne pourra pas supporter les secousses de la route." Quand le landau fut arrivé, Forestier descendit l'escalier pas à pas, soutenu par son domestique. Mais dès qu'il aperçut la voiture, il voulut qu'on la découvrît. Sa femme résistait : "Tu vas prendre froid. C'est de la folie." Il s'obstina: "Non, je vais beaucoup mieux. Je le sens bien." On passa d'abord dans ces chemins ombreux qui vont toujours entre deux jardins et qui font de Cannes une sorte de parc anglais, puis on gagna la route d'Antibes, le long de la mer. […] Ils arrivèrent devant une sorte de grand pavillon où on lisait : "Faïences d'art du golfe Juan", et la voiture ayant tourné autour d'un gazon s'arrêta devant la porte. Forestier voulait acheter deux vases pour les poser sur sa bibliothèque. Comme il ne pouvait guère descendre de voiture, on lui apportait les modèles l'un après l'autre. […] Forestier suffoquait, et chaque fois qu'il voulait respirer la toux lui déchirait la gorge, sortie du fond de sa poitrine. Rien ne la calmait, rien ne l'apaisait. Il fallut le porter du landau dans sa chambre, et Duroy, qui lui tenait les jambes, sentait les secousses de ses pieds, à chaque convulsion de ses poumons. La chaleur du lit n'arrêta point l'accès qui dura jusqu'à minuit; puis les narcotiques, enfin, engourdirent les spasmes mortels de la toux.

Anticipons. Elle servira, sur l'isotopie /séduction (adultérine)/, à côtoyer la riche famille des propriétaires du journal où travaille le désormais auto-anobli Du Roy :

Fonction 10, Réception mondaine : (p. 192) Comme il passait devant la vitrine d'un photographe, le portrait d'une grande femme aux larges yeux lui rappela Mme Walter : "C'est égal, se dit-il, elle ne doit pas être mal encore. Comment se fait-il que je ne l'aie jamais remarquée. J'ai envie de voir quelle tête elle me fera jeudi." Il se frottait les mains, tout en marchant avec une joie intime, la joie du succès sous toutes ses formes, la joie égoïste de l'homme adroit qui réussit, la joie subtile, faite de vanité flattée et de sensualité contente, que donne la tendresse des femmes. Le jeudi venu, il dit à Madeleine : "Tu ne viens pas à cet assaut chez Rival ? - Oh! non. Cela ne m'amuse guère, moi; j'irai à la Chambre des députés." Et il alla chercher Mme Walter, en landau découvert *, car il faisait un admirable temps. Il eut une surprise en la voyant, tant il la trouva belle et jeune.

Fonction 10, Réception mondaine suite : (p. 201) Il fallut donc s'en aller. Des messieurs regrettaient les vingt francs donnés à la quête; ils s'indignaient que ceux d'en haut eussent ripaillé sans rien payer. Les dames patronnesses avaient recueilli plus de trois mille francs. Il resta, tous frais payés, deux cent vingt francs pour les orphelins du sixième arrondissement. Du Roy, escortant la famille Walter, attendait son landau *. En reconduisant la Patronne, comme il se trouvait assis en face d'elle, il rencontra encore une fois son œil caressant et fuyant, qui semblait troublé. Il pensait : "Bigre, je crois qu'elle mord".
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* Véhicule d'élégance féminine, au moins depuis Balzac : "Cette femme-là doit cent mille écus, dit le juge en montant dans le cabriolet de son neveu. [...] Elle était à grand-peine sortie d'un landau vert qui lui seyait à merveille : la femme ne se concevait pas sans le landau, ni le landau sans la femme" (L'interdiction).

Souvenir de cette apparition réitérée d'une "amazone" anonyme, dans un véhicule chevaleresque (sans lexicalisation de l'hyponyme), qui appâte davantage Duroy et aiguise son appétit d'arrivisme :

(p. 112) Mais, s'étant arrêté pour laisser passer une femme parfumée qui descendait de voiture et rentrait chez elle, il aspira d'un grand souffle avide la senteur de verveine et d'iris envolée dans l'air. […] Mais une voiture passa, découverte, basse et charmante, traînée au grand trot par deux minces chevaux blancs dont la crinière et la queue voltigeaient, et conduite par une petite jeune femme blonde, une courtisane connue qui avait deux grooms assis derrière elle. Duroy s'arrêta, avec une envie de saluer et d'applaudir cette parvenue de l'amour qui étalait avec audace dans cette promenade et à cette heure des hypocrites aristocrates, le luxe crâne gagné sur ses draps.

Revenons à la chronologie du roman. Le décès de Forestier permet le remariage de sa femme à sa convenance :

Fonction 11, Visite familiale et provinciale : (p. 159) Elle avait décidé que le mariage se ferait en grand secret, en présence des seuls témoins, et qu'on partirait le soir même pour Rouen. On irait le lendemain embrasser les vieux parents du journaliste, et on demeurerait quelques jours auprès d'eux.
(p. 167) Ils partirent une heure plus tard, car ils devaient déjeuner chez les vieux, prévenus depuis quelques jours. Un fiacre découvert et rouillé les emporta avec un bruit de chaudronnerie secouée. Ils suivirent un long boulevard assez laid, puis traversèrent des prairies où coulait une rivière, puis ils commencèrent à gravir la côte. Madeleine, fatiguée, s'était assoupie sous la caresse pénétrante du soleil qui la chauffait délicieusement au fond de la vieille voiture, comme si elle eût été couchée dans un bain tiède de lumière et d'air champêtre.

A cette péripétie romanesque du voyage en province, s’opposent la passivité et la patience du cocher dont le bon sens populaire le dote de la connaissance des mœurs de ses clients :

Fonction 12, Poésie touristique : (p. 168) Des îles, étalées sur l’eau, s’alignaient toujours l’une au bout de l’autre, ou bien laissant entre elles de grands intervalles, comme les grains inégaux d’un chapelet verdoyant. Le cocher du fiacre attendait que les voyageurs eussent fini de s’extasier. Il connaissait par expérience la durée de l’admiration de toutes les races de promeneurs. Mais quand il se remit en marche, Duroy aperçut soudain, à quelques centaines de mètres, deux vieilles gens qui s'en venaient, et il sauta de la voiture, en criant : "Les voilà. Je les reconnais." C'étaient deux paysans, l'homme et la femme, qui marchaient d'un pas régulier, en se balançant et se heurtant parfois de l'épaule. L'homme était petit, trapu, rouge et un peu ventru, vigoureux malgré son âge; la femme, grande, sèche, voûtée, triste, la vraie femme de peine des champs qui a travaillé dès l'enfance et qui n'a jamais ri, tandis que le mari blaguait en buvant avec les pratiques. Madeleine aussi était descendue de voiture et elle regardait venir ces deux pauvres êtres avec un serrement de cœur, une tristesse qu'elle n'avait point prévue.

A l'arrivée, le décalage social et psychologique est patent entre la mère de Duroy et Madeleine, et eu de temps après, le départ précipité s’opère dans le même climat de tension péjorative :

Fonction 11, Visite familiale et provinciale suite : (p. 169) La vieille, à son tour, baisa sa belle-fille avec une réserve hostile. Non, ce n’était point la bru de ses rêves, la grosse et fraîche fermière, rouge comme une pomme et ronde comme une jument poulinière. Elle avait l’air d’une traînée, cette dame-là, avec ses falbalas et son musc. Car tous les parfums, pour la vieille, étaient du musc. Et on se remit en marche à la suite du fiacre qui portait la malle des nouveaux époux.

[...] (p. 174) Il leur laissa deux cents francs en cadeau, pour calmer leur mécontentement; et le fiacre, qu’un gamin était allé chercher, ayant paru vers dix heures, les nouveaux époux embrassèrent les vieux paysans et repartirent.

Quelques pages plus loin, une autre promenade provoquera la remémoration de ce voyage à Rouen. Mais si l’apparent romantisme de la situation confortable et idyllique des deux époux n’a plus rien à voir avec l’inconfort du précédent fiacre décapoté dont la rouille dépréciait l’image que Du Roy se faisait de ses parents paysans, le lecteur décèle une discordance voire un malaise au sein du couple quand Georges tente d’extirper à Madeleine l’aveu de cocufiage de son ex-mari :

Fonction 12, Promenade conjugale : (p. 183-6) Un soir, vers la fin de juin, comme il fumait une cigarette à sa fenêtre, la grande chaleur de la soirée lui donna l'envie de faire une promenade. Il demanda : Ma petite Made, veux-tu venir jusqu'au Bois ? - Mais oui, certainement. Ils prirent un fiacre découvert, gagnèrent les Champs-Élysées, puis l'avenue du Bois-de-Boulogne. C'était une nuit sans vent, une de ces nuits d'étuve où l'air de Paris surchauffé entre dans la poitrine comme une vapeur de four. Une armée de fiacres menait sous les arbres tout un peuple d'amoureux. Ils allaient, ces fiacres, l'un derrière l'autre, sans cesse. Georges et Madeleine s'amusaient à regarder tous ces couples enlacés, passant dans ces voitures, la femme en robe claire et l'homme sombre. C'était un immense fleuve d'amants qui coulait vers le Bois sous le ciel étoilé et brûlant. On n'entendait aucun bruit que le sourd roulement des roues sur la terre. Ils passaient, passaient, les deux êtres de chaque fiacre, allongés sur les coussins, muets, serrés l'un contre l'autre, perdus dans d'hallucination du désir, frémissant dans l'attente de l'étreinte prochaine. L'ombre chaude semblait pleine de baisers. Une sensation de tendresse flottante, d'amour bestial épandu alourdissait l'air, le rendait plus étouffant. Tous ces gens accouplés, grisés de la même pensée, de la même ardeur, faisaient courir une fièvre autour d'eux. Toutes ces voitures chargées d'amour, sur qui semblaient voltiger des caresses, jetaient sur leur passage une sorte de souffle sensuel, subtil et troublant. Georges et Madeleine se sentirent eux-mêmes gagnés par la contagion de la tendresse. Ils se prirent doucement la main, sans dire un mot, un peu oppressés par la pesanteur de l'atmosphère et par l'émotion qui les envahissait. Comme ils arrivaient au tournant qui suit les fortifications, ils s'embrassèrent, et elle balbutia un peu confuse : "Nous sommes aussi gamins qu'en allant à Rouen." Le grand courant des voitures s'était séparé à l'entrée des taillis. Dans le chemin des Lacs que suivaient les jeunes gens, les fiacres s'espaçaient un peu, mais la nuit épaisse des arbres, l'air vivifié par les feuilles et par l'humidité des ruisselets qu'on entendait couler sous les branches, une sorte de fraîcheur du large espace nocturne tout paré d'astres, donnaient aux baisers des couples roulants un charme plus pénétrant et une ombre plus mystérieuse. […] Le fiacre maintenant longeait le lac, où le ciel semblait avoir égrené ses étoiles. Deux cygnes vagues nageaient très lentement, à peine visibles dans l’ombre. Georges cria au cocher : "Retournons". Et la voiture s'en revint, croisant les autres, qui allaient au pas, et dont les grosses lanternes brillaient comme des yeux dans la nuit du Bois. [...] La voiture allait plus vite. Elle repassa les fortifications. Du Roy regardait devant lui une clarté rougeâtre dans le ciel, pareille à une lueur de forge démesurée; et il entendait une rumeur confuse, immense, continue, faite de bruits innombrables et différents, une rumeur sourde, proche, lointaine, une vague et énorme palpitation de vie, le souffle de Paris respirant, dans cette nuit d'été, comme un colosse épuisé de fatigue.

Dans ce segment qui densifie les occurrences, la force de la cohésion sémantique repose sur l’isotopie /duratif/ (imparfaits). Elle aspectualise la douceur sensuelle à cliché romantique du cygne au miroir et du firmament, auquel l’ouverture du fiacre permet de participer, les courbes agréables donnant lieu à la métaphore de la liquidité en mouvement ("fleuve d’amants qui coulait", "nageaient"), laquelle fait la transition avec cette comparaison ultérieure ("comme un navire", après "courant des voitures"; elle est fondée sur la syllepse de "rouler", à double signification terrestre et maritime) qui succède à la tentative insistante de séduction de Mme Walter :

Fonction 4 bis, Repas d'amis; raccompagnement : (p. 206) Elle répondit: ” Vous ne pouvez pas abandonner ainsi vos invités. ” Il sourit: ” Bah! je serai vingt minutes absent. On ne s'en apercevra même pas. Si vous me refusez, vous me froisserez jusqu'au cœur. ” Elle murmura: ” Eh bien, j'accepte. Mais dès qu'ils furent dans la voiture, il lui saisit la main, et la baisant avec passion : "Je vous aime, je vous aime. Laissez-moi vous le dire. Je ne vous toucherai pas. Je veux seulement vous répéter que je vous aime." Elle balbutiait : "Oh! après ce que vous m' avez promis… C'est mal… c'est mal…" Il parut faire un grand effort, puis il reprit, d' une voix contenue : "Tenez, vous voyez comme je me maîtrise. […] - Alors dites-moi où je vous rencontrerai… dans la rue… n'importe où… à l'heure que vous voudrez… pourvu que je vous voie… Je vous saluerai… Je vous dirai : "Je vous aime", et je m'en irai. Elle hésitait, éperdue. Et comme le coupé passait la porte de son hôtel, elle murmura très vite : "Eh bien, j'entrerai à la Trinité, demain, à trois heures et demie." Puis, étant descendue, elle cria à son cocher : "Reconduisez M. Du Roy chez lui. Comme il rentrait, sa femme lui demanda : "Où étais-tu donc passé ?" Il répondit, à voix basse : "J'ai été jusqu'au télégraphe pour une dépêche pressée." Mme de Marelle s'approchait : "Vous me reconduisez, Bel-Ami, vous savez que je ne viens dîner si loin qu'à cette condition ?" Puis se tournant vers Madeleine : "Tu n'es pas jalouse ?" Mme Du Roy répondit lentement : "Non, pas trop." Les convives s'en allaient. Mme Laroche Mathieu avait l'air d'une petite bonne de province. C'était la fille d'un notaire, épousée par Laroche qui n'était alors que médiocre avocat. Mme Rissolin, vieille et prétentieuse, donnait l'idée d'une ancienne sage-femme dont l'éducation se serait faite dans les cabinets de lecture. La vicomtesse de Percemur les regardait du haut. Sa "patte blanche" touchait avec répugnance ces mains communes. Clotilde, enveloppée de dentelles, dit à Madeleine en franchissant la porte de l'escalier : "C'était parfait, ton dîner. Tu auras dans quelque temps le premier salon politique de Paris." Dès qu'elle fut seule avec Georges, elle le serra dans ses bras : "- Oh! mon chéri Bel-Ami, je t'aime tous les jours davantage." Le fiacre qui les portait roulait comme un navire. "- Ça ne vaut point notre chambre, dit-elle." Il répondit : "Oh! non." Mais il pensait à Mme Walter.

Un tel retour en compagnie de Mme de Marelle concrétise la double tromperie de sa femme Madeleine dont il profite cyniquement de la position sociale qu'elle lui procure.

On constate donc que ce sont les passions des protagonistes qui déteignent sur le véhicule, par relation métonymique, et contribuent fortement à la distinction du sens de ses emplois. Ainsi les épisodes de la liaison (avec les deux femmes Walter, infra) puis des rupture et réconciliation (avec Mme de Marelle, supra) est-elle fortement sollicitée pour distinguer les occurrences de "fiacre(s)", ce lieu clos de connivence (en termes sémantiques, sèmes /locatif/ + /relation amoureuse/).

Abordons la série d'occurrences succédant à l’apogée conjugale, située à la fin de la première partie. Le déclin s’amorce par le passage aux actes de Mme Walter, qui cède aux avances de Du Roy avant que le cynisme de ce dernier ne le pousse à préférer "la fillette à la maman" :

Fonction 5 bis, RDV amoureux : (p. 218) Il trouva Mme Walter dans la petite ruine antique où coule une source. Elle faisait le tour du cirque étroit de colonnettes, d'un air inquiet et malheureux. Aussitôt qu'il l'eut saluée : "Comme il y a du monde dans ce jardin!" dit-elle. Il saisit l'occasion : "Oui, c'est vrai; voulez-vous venir autre part ? - Mais où ? - N'importe où, dans une voiture, par exemple. Vous baisserez le store de votre côté, et vous serez bien à l'abri. - Oui, j'aime mieux ça; ici je meurs de peur. - Eh bien, vous allez me retrouver dans cinq minutes à la porte qui donne sur le boulevard extérieur. J’y arriverai avec un fiacre." Et il partit en courant. Dès qu'elle l'eut rejoint et qu'elle eut bien voilé la vitre de son côté, elle demanda : "Où avez-vous dit au cocher de nous conduire ?" Georges répondit : "Ne vous occupez de rien, il est au courant." Il avait donné à l'homme l'adresse de son appartement de la rue de Constantinople. […] Soudain elle se tut. La voiture venait de s'arrêter. Du Roy ouvrit la portière. "Où sommes-nous ?" dit-elle. Il répondit : "Descendez et entrez dans cette maison. Nous y serons plus tranquilles. - Mais où sommes-nous? - Chez moi. C'est mon appartement de garçon que j'ai repris…pour quelques jours… pour avoir un coin où nous puissions nous voir." Elle s’était cramponnée au capiton du fiacre, épouvantée à l’idée de ce tête-à-tête, et elle balbutiait : "Non, non, je ne veux pas!" [...] Un marchand de vin sur sa porte les regardait d'un air curieux. Elle fut saisie de terreur et s'élança dans la maison.

Immédiatement après, on constate que l’éventualité d’un intérêt pécuniaire et machiavélique le dispute à la prédation amoureuse, lorsque "il la saisit comme une proie" (syntagme qui rappelle celui de la violence de l’époux dans Une vie : "il la saisit à bras-le-corps, rageusement, comme affamé d’elle; et il parcourait de baisers rapides, de baisers mordants, de baisers fous.")

Fonction 13, Rupture : (p. 226) Cependant, dégoûté de l’amour de la mère, il en arrivait à une insurmontable répugnance; il ne pouvait plus la voir, ni l’entendre, ni penser à elle sans colère. Il cessa donc d’aller chez elle, de répondre à ses lettres et de céder à ses appels. Elle comprit enfin qu’il ne l’aimait plus, et souffrit horriblement. Mais elle s’acharna, elle l’épia, le suivit, l’attendit dans un fiacre aux stores baissés *, à la porte du journal, à la porte de sa maison, dans les rues où elle espérait qu’il passerait.
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* A Paris, cela n'a pas le côté choquant de "cette chose si extraordinaire en province, une voiture à stores tendus" dont parlait Flaubert (supra). Simple dissimulation balzacienne : "Lucien n'avait plus qu'un cheval de selle et de cabriolet, un domestique et un palefrenier. [...] Lucien employait d'ailleurs les plus grandes précautions pour aller rue Taitbout ou pour en sortir. Il n'y venait jamais qu'en fiacre, les stores baissés, et faisait toujours entrer la voiture" (Splendeurs et misères des Courtisanes).

Plus tard, le désamour se transforme en une mauvaise humeur provoquée par la "corvée" que représente le fait de se rendre avec sa femme à une exposition chez cette Mme Walter qui le poursuit de ses assiduités :

Fonction 10 bis, Réception mondaine : (p. 250) Madeleine s'étonnait d'ailleurs de sa constante mauvaise humeur et répétait : "Je ne te comprends pas. Tu es toujours à te plaindre. Ta position est pourtant superbe." Il tournait le dos et ne répondait rien. Il avait déclaré d'abord qu'il n'irait point à la fête du Patron, et qu'il ne voulait plus mettre les pieds chez ce sale juif. Depuis deux mois, Mme Walter lui écrivait chaque jour pour le supplier de venir […] il voulait l'affoler, la traiter par le mépris, la fouler aux pieds. Elle était trop riche! Il voulait se montrer fier. […] Il s’habilla en grognant, et même dans le fiacre il continua à expectorer sa bile.

Cette durée d’attente et d’épanchement des mauvais sentiments contraste avec l’urgence qu’éprouve Du Roy à se rendre auprès de sa femme pour lui annoncer la triste nouvelle concernant un ami intime et riche (son "guide" Saint-Potin ne lui avait-il pas confié à propos de sa future épouse Madeleine Forestier : "- Oh! une rouée, une fine mouche. C'est la maîtresse d'un vieux viveur, le comte de Vaudrec, qui l'a dotée et mariée...") :

Fonction 14, Annonce de décès imminent : (p. 236) Vaudrec mourant! Des idées confuses passaient en lui, nombreuses, troublantes, qu'il n'osait point s'avouer à lui-même. Il balbutia : - Merci... je reviendrai... - sans comprendre ce qu'il disait. Puis il sauta dans un fiacre et se fit conduire chez lui.

Or avant l'agonie de Vaudrec, Du Roy s'engage en politique en devenant le "porte-voix" du ministre des affaires étrangères qu'il exècre, et sur qui il veut une revanche :

Fonction 15, Rivalité masculine (journalisme et politique) : (p. 223) Du Roy, que la jalousie du succès obtenu mordait au cœur, songeait : "Va donc, ganache! Quels crétins que ces hommes politiques!" Et, comparant sa valeur à lui, à l'importance bavarde de ce ministre, il se disait : "Cristi, si j'avais seulement cent mille francs nets pour me présenter à la députation dans mon beau pays de Rouen, pour rouler dans la pâte de leur grosse malice mes braves Normands finauds et lourdauds, quel homme d'État je ferais, à côté de ces polissons imprévoyants." Jusqu'au café, M. Laroche-Mathieu parla, puis, ayant vu qu'il était tard, il sonna pour qu'on fit avancer son coupé, et, tendant la main au journaliste : "C'est bien compris, mon cher ami ? - Parfaitement, mon cher ministre, comptez sur moi."

Le machiavélisme de Du Roy consiste à faire d'une pierre deux coups en surprenant sa femme en flagrant délit d’adultère, précisément avec Laroche-Mathieu. La voiture fermée, aussi secrète que ses plans, s’insère donc dans l’épisode du stratagème retors de l'espionnage, qui requiert la fréquence soudaine d'un tel moyen de transport :

Fonction 16, Flagrant délit d'adultère – préparation du piège : (p. 267-8) Il s’habilla de bonne heure le vendredi pour faire quelques courses avant d’aller chez le Patron, affirmait-il. Puis il partit vers six heures, après avoir embrassé sa femme, et il alla chercher un fiacre place Notre-Dame-de-Lorette. Il dit au cocher : "- Vous vous arrêterez en face du numéro 17, rue Fontaine, et vous resterez là jusqu’à ce que je vous donne l’ordre de vous en aller. Vous me conduirez ensuite au restaurant du Coq-Faisan, rue Lafayette." La voiture se mit en route au trot lent du cheval, et Du Roy baissa les stores. Dès qu’il fut en face de sa porte, il ne la quitta plus des yeux. Après dix minutes d’attente, il vit sortir Madeleine, qui remonta vers les boulevards extérieurs. Aussitôt qu’elle fut loin, il passa la tête à la portière, et il cria : "- Allez". Le fiacre se remit en marche, et le déposa devant le Coq-Faisan, restaurant bourgeois connu dans le quartier. Georges entra dans la salle commune, et mangea doucement, en regardant l'heure à sa montre de temps en temps. A sept heures et demie, comme il avait bu son café, pris deux verres de fine champagne et fumé, avec lenteur, un bon cigare, il sortit, héla une autre voiture qui passait à vide, et se fit conduire rue La Rochefoucauld. […] "- Eh bien, monsieur le commissaire, j'ai une voiture en bas, nous pouvons prendre les agents qui vous accompagneront, puis nous attendrons un peu devant la porte. Plus nous arriverons tard, plus nous avons de chance de bien les surprendre en flagrant délit." […] Ils allèrent d’abord au commissariat chercher trois agents en bourgeois qui attendaient, car Georges avait prévenu dans la journée que la surprise aurait lieu ce soir-là. Un des hommes monta sur le siège, à côté du cocher. Les deux autres entrèrent dans le fiacre, qui gagna la rue des Martyrs. Du Roy disait : "J'ai le plan de l'appartement. C'est au second. Nous trouverons d'abord un petit vestibule, puis la chambre à coucher. Les trois pièces se commandent. Aucune sortie ne peut faciliter la fuite."

Fonction 16, Flagrant délit d'adultère – fin; reprise des habitudes; promenade en famille : (p. 275) Trois mois s'étaient écoulés. Le divorce de Du Roy venait d'être prononcé. Sa femme avait repris son nom de Forestier, et comme les Walter devaient partir, le 15 juillet, pour Trouville, on décida de passer une journée à la campagne, avant de se séparer. On choisit un jeudi, et on se mit en route dès neuf heures du matin, dans un grand landau de voyage à six places, attelé en poste à quatre chevaux. On allait déjeuner à Saint-Germain, au pavillon Henri-IV. Bel-Ami avait demandé à être le seul homme de la partie, car il ne pouvait supporter la présence et la figure du marquis de Cazolles. Mais, au dernier moment, il fut décidé que le comte de Latour-Yvelin serait enlevé, au saut du lit. On l'avait prévenu la veille. La voiture remonta au grand trot l'avenue des Champs-Élysées, puis traversa le bois de Boulogne. Il faisait un admirable temps d'été, pas trop chaud. Les hirondelles traçaient sur le bleu du ciel de grandes lignes courbes qu'on croyait voir encore quand elles étaient passées. Les trois femmes se tenaient au fond du landau, la mère entre ses deux filles; et les trois hommes, à reculons, Walter entre les deux invités. On traversa la Seine, on contourna le Mont-Valérien, puis on gagna Bougival, pour longer ensuite la rivière [...].

Soit un prétexte à la description du paysage en focalisation interne, du point de vue des voyageurs, inclusif du "on" anonyme (soit une mimésis de réalisme subjectif renforcé par la précision toponymique du trajet). A ce moyen de transport décapotable, spacieux et décontracté, où s'affiche ouvertement la bonne conscience, s'oppose de nouveau le suivant, symbole de discrétion voire de dissimulation, qui sert une rencontre furtive des deux amants, pour ce rebondissement final que constitue l’épisode du rapt projeté, au stratagème romantique, trahison de la quiétude opulente de la famille Walter :

Fonction 17, Enlèvement; phase de préparation : (p. 278-9) "Réfléchissez à ce que vous ne pourrez plus être que ma femme! C'est le seul moyen, mais il est très dangereux pour vous. [...] Eh bien! quand le concierge sera couché, vers minuit, venez me rejoindre place de la Concorde. Vous me trouverez dans un fiacre arrêté en face du ministère de la Marine."

Du Roy profite de la naïveté et du tempérament romanesque de la fille Walter pour lui proposer un marché formulé en ces termes, où apparaît un nouveau véhicule indexé à l'isotopie /voyage/, romantique comme dans la rêverie d'Emma ou de Frédéric, supra :

"- Et puis, c’est là que ça devient grave. Si vous êtes résolue, bien résolue à être ma femme, ma chère, chère petite Suzanne… Je vous… je vous enlèverai." Elle eut une grande secousse de joie et faillit battre des mains. "- Oh! quel bonheur! vous m’enlèverez ? Quand ça m’enlèverez-vous ?" Toute la vieille poésie des enlèvements nocturnes, des chaises de poste, des auberges, toutes les charmantes aventures des livres lui passèrent d’un coup dans l’esprit comme un songe enchanteur prêt à se réaliser.

Par effet d'alternance, précisément entre les isotopies /secret/ vs /affiché/, la promenade familiale s'achève sur le retour de la machination ourdie par Du Roy. La réalisation de son projet s'effectue cette fois au passé simple de récit (non plus au futur de discours), par le narrateur :

Enlèvement; phase de passage à l'acte; fin de la promenade : (p. 279) Il avait obtenu d'abord qu'elle refusât M. de Cazolles. Il venait d'obtenir qu'elle s'enfuît avec lui. Car il n'y avait pas d'autre moyen. Mme Walter, il le comprenait bien, ne consentirait jamais à lui donner sa fille. Elle l'aimait encore, elle l'aimerait toujours, avec une violence intraitable. Il la contenait par sa froideur calculée, mais il la sentait rongée par une passion impuissante et vorace. Jamais il ne pourrait la fléchir. Jamais elle n'admettrait qu'il prît Suzanne. Mais une fois qu'il tiendrait la petite au loin, il traiterait de puissance à puissance, avec le père. Pensant à tout cela, il répondait par phrases hachées aux choses qu'on lui disait et qu'il n'écoutait guère. Il parut revenir à lui lorsqu'il rentra dans Paris. Suzanne aussi songeait; et le grelot des quatre chevaux sonnait dans sa tête, lui faisait voir des grandes routes infinies sous des clairs de lune éternels, des forêts sombres traversées, des auberges au bord du chemin, et la hâte des hommes d'écurie à changer l'attelage, car tout le monde devine qu'ils sont poursuivis. Quand le landau fut arrivé dans la cour de l'hôtel, on voulut retenir Georges à dîner. Il refusa et revint chez lui. Après avoir un peu mangé, il mit de l'ordre dans ses papiers comme s'il allait faire un grand voyage. Il brûla des lettres compromettantes, en cacha d'autres, écrivit à quelques amis. De temps en temps il regardait la pendule, en pensant : "ça doit chauffer là-bas." Et une inquiétude le mordait au cœur. S'il allait échouer ? Mais que pouvait-il craindre ? Il se tirerait toujours d'affaire! Pourtant c'était une grosse partie qu'il jouait, ce soir-là! Il ressortit vers onze heures, erra quelque temps, prit un fiacre et se fit arrêter place de la Concorde, le long des arcades du ministère de la Marine. De temps en temps il enflammait une allumette pour regarder l'heure à sa montre. Quand il vit approcher minuit, son impatience devint fiévreuse. A tout moment il passait la tête à la portière pour regarder.

L'expression déjà rencontrée "il cria au cocher" (avant son duel, p. 117) se lit cette fois sur l’isotopie amoureuse, associée à la promptitude avec laquelle la dernière femme acquise par Duroy, la jeune Walter, s’enferme avec lui :

Enlèvement; phase de passage à l'acte; départ: (p. 280) Tout à coup une tête de femme passa par la portière et demanda : "êtes-vous là, Bel-Ami ?" Il eut un sursaut et une suffocation. "- C'est vous, Suzanne?" Il ne parvenait point à tourner la poignée assez vite, et répétait: - Ah!… c'est vous… c'est vous… entrez. Elle entra et se laissa tomber contre lui. Il cria au cocher : "Allez!" Et le fiacre se mit en route.

Le départ précipité met un terme au doute. La suite de la même scène montre que la dysphorie colore inlassablement la relation de Du Roy avec les femmes; outre son indifférence à la déchirure familiale de Suzanne, son matérialisme intéressé est incompatible avec la douceur sentimentale :

Enlèvement; phase de passage à l'acte; planification, projets : (p. 281) Il répondit : "Il est trop tard pour prendre le train; cette voiture-là va donc nous conduire à Sèvres où nous passerons la nuit. Et demain nous partirons pour La Roche-Guyon. C'est un joli village, au bord de la Seine, entre Mantes et Bonnières." Elle murmura : "C'est que je n'ai pas d'effets. Je n'ai rien." Il sourit, avec insouciance : "Bah! nous nous arrangerons là-bas." Le fiacre roulait le long des rues. Georges prit une main de la jeune fille et se mit à la baiser, lentement, avec respect. Il ne savait que lui raconter, n’étant guère accoutumé aux tendresses platoniques. Mais soudain il crut s’apercevoir qu’elle pleurait.

Mise en marche et action imperfective de la progression du véhicule illustrent la réussite continue des plans du protagoniste. L'aspectualité favorise ainsi cette connexion réécriture du détail matériel sur le plan du comportement humain : indice de caractère et d'actions décisives, le fiacre (et dans un moindre mesure le landau) participe de l'essence même de Du Roy.

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Rétrospectivement, il apparaît que la voiture en question est un mot clé sur le plan du code des actions (proaïrétique dans S/Z), dans la mesure où, en tant que lieu de rencontre, il permet essentiellement de cerner l’intrigue amoureuse du quatuor des femmes centrales gravitant autour de Duroy (Clotilde de Marelle, Madeleine Forestier, les Walter mère et fille), sans pour autant se réduire à cette thématique.

Bref, après avoir resitué les extraits dans une trame narrative globale qui leur confère une cohérence, on constate qu’une même situation dans une voiture identique n’empêche pas une différenciation sémantique contextuelle. Schématiquement, les deux étapes pédagogiques sont (a) le repérage d’un fond unificateur – c'est là le rôle du mot clé en tant qu'entrée dans un corpus – (b) sur lequel se détache ensuite une forme différenciatrice.

Il n’est pas oiseux de remarquer que cette juxtaposition d’analyses locales tend à dessiner une vision globale du sens du récit, ce qui justifie a posteriori le choix du mot vedette comme bon candidat pour entrer dans le corpus romanesque de l’auteur.

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Dans Une Vie (1883), l'enjeu de l'approche quantitative des véhicules revient à opposer 'calèche' et 'carriole(s)', chacune créditée de 13 occurrences. Soit l'antithèse /noble/ vs /roturier/, selon la norme sociale, et son évaluation corrélative /mélioratif/ vs /péjoratif/ – la carriole étant définie comme "petite charrette campagnarde ou mauvaise voiture".

En dépit des intempéries, le climat initial du premier chapitre est celui de l’harmonie familiale, avec l’enfance de Jeanne, l’héroïne ici enthousiaste devant la nouveauté du décor, désormais libérée du couvent de Rouen pour déménager avec toute la famille au manoir retiré des Peuples. A cette euphorie s'ajoute celle de l'aisance financière (le père, baron du Perthuis des Vauds est ici indépendant de la sphère politique et journalistique à la différence du roman précédent, mais aussi de Madame Bovary, où Emma était partie de rien), comme en témoigne cette scène :

(p. 3-5) [...] au bout de trois minutes, elle sortit, en courant, de la chambre de sa mère, criant par toute la maison : "Papa, papa! maman veut bien; fais atteler." Le déluge ne s’apaisait point; on eût dit même qu’il redoublait quand la calèche s’avança devant la porte. Jeanne était prête à monter dans la voiture lorsque la baronne descendit l'escalier [...] La baronne atteignit, en soufflant beaucoup, le perron du vieil hôtel, regarda la cour où l'eau ruisselait et murmura : "Ce n'est vraiment pas raisonnable." Son mari, toujours souriant, répondit : "C'est vous qui l'avez voulu, madame Adélaïde." Comme elle portait ce nom pompeux d'Adélaïde, il le faisait toujours précéder de "madame" avec un certain air de respect un peu moqueur. Puis elle se remit en marche et monta péniblement dans la voiture dont tous les ressorts plièrent. Le baron s’assit à son côté, Jeanne et Rosalie prirent place sur la banquette à reculons. La cuisinière Ludivine apporta des masses de manteaux qu’on disposa sur les genoux, plus deux paniers qu’on dissimula sous les jambes; puis elle grimpa sur le siège à côté du père Simon, et s’enveloppa d’une grande couverture qui la coiffait entièrement. Le concierge et sa femme vinrent saluer en fermant la portière; ils reçurent les dernières recommandations pour les malles qui devaient suivre dans une charrette; et on partit. Le père Simon, le cocher, la tête baissée, le dos arrondi sous la pluie, disparaissait dans son carrick à triple collet. La bourrasque gémissante battait les vitres, inondait la chaussée. La berline, au grand trot des deux chevaux, dévala rondement sur le quai, longea la ligne des grands navires dont les mâts, les vergues, les cordages se dressaient tristement dans le ciel ruisselant comme des arbres dépouillés; puis elle s'engagea sur le long boulevard du mont Riboudet. Bientôt on traversa les prairies; et de temps en temps un saule noyé, les branches tombantes avec un abandonnement de cadavre, se dessinait gravement à travers un brouillard d'eau. Les fers des chevaux clapotaient et les quatre roues faisaient des soleils de boue. On se taisait; les esprits eux-mêmes semblaient mouillés comme la terre. Petite mère se renversant appuya sa tête et ferma les paupières. Le baron considérait d'un l'œil morne les campagnes monotones et trempées. Rosalie, un paquet sur les genoux, songeait de cette songerie animale des gens du peuple. Mais Jeanne, sous ce ruissellement tiède, se sentait revivre ainsi qu'une plante enfermée qu'on vient de remettre à l'air; et l'épaisseur de sa joie, comme un feuillage, abritait son cœur de la tristesse; et elle jouissait d'être emportée au grand trot des chevaux, de voir la désolation des paysages, et de se sentir à l'abri au milieu de cette inondation. [...] La baronne, peu à peu, s'endormait. […] Son mari se pencha sur elle, et posa doucement, dans ses mains croisées sur l'ampleur de son ventre, un petit portefeuille en cuir. Ce toucher la réveilla; et elle considéra l’objet d’un regard noyé, avec cet hébétement des sommeils interrompus. Le portefeuille tomba, s’ouvrit. De l’or et des billets de banque s’éparpillèrent dans la calèche. Elle s’éveilla tout à fait; et la gaieté de sa fille partit en une fusée de rires. Elle compta six mille et quatre cents francs et les mit tranquillement dans sa poche. *
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* Déjà dans l'autobiographie de G. Sand, Histoire de ma vie, les deux véhicules relèvent du topos romantique du cocon familial et de la charge affective du souvenir : "[...] ma grand'mère ne pouvait passer la nuit en voiture, et quand elle avait fait dans sa grande berline vingt-cinq lieues par jour, elle était brisée. Cette voiture de voyage était une véritable maison roulante. [...] Les innombrables poches de ce véhicule étaient remplies de provisions de bouche, de friandises, de parfums, de jeux de cartes, de livres, d'itinéraires, d'argent, que sais-je ? On eût dit que nous nous embarquions pour un mois. [...] C'était la première fois que je n'étais pas accablée par le sommeil que le roulement des voitures provoque dans la première enfance [...] Je me souviens que nous étions en calèche et je crois que nous suivions les équipages de Murat, mais je n'ai aucun souvenir de mon père jusqu'à Bayonne. [...] Nous arrivâmes à Nohant aux premiers jours du printemps de 1820, dans la grosse calèche bleue de ma grand'mère, et je retrouvai ma petite chambre livrée aux ouvriers qui en renouvelaient les papiers et les peintures". Même en poésie, elle appartient au monde de l'Enfance chez Rimbaud : "La jeune maman trépassée descend le perron. La calèche du cousin crie sur le sable."

Contrairement à L'éducation sentimentale où la "berline de louage" luxueuse de Frédéric aux courses était distincte de la "calèche disloquée" qui l'emmenait visiter la fabrique Arnoux (et contrairement au passage de Sand ci-dessus), ici les deux véhicules sont en relation anaphorique coréférentielle. Leur sème /pour les personnes/ les oppose doxalement aux charrette et carriole indexées à /pour les fardeaux/.

Une seconde scène, au chapitre 3, aborde les festivités des fiançailles d’un autre noble avec Jeanne, Julien de Lamare, ce vicomte permanent depuis Flaubert, lui aussi en harmonie dans un premier temps avec sa belle famille, qui l'accueille favorablement. On note le distinguo 'carriole' roturière /alimentation/ vs 'calèche' noble /parure/ :

(p. 31) Une voiture entra dans la cour. On lisait dessus : "Lerat, pâtissier à Fécamp. Repas de noces"; et Ludivine, aidée d’un marmiton, tirait d’une trappe ouvrant derrière la carriole beaucoup de grands paniers plats qui sentaient bon. […] La calèche attelée s’avança, Mme Adélaïde descendit de sa chambre en grand apparat au bras de Rosalie, qui parut tellement émue par l’élégance de M. de Lamare que petit père murmura: "Dites donc, vicomte, je crois que notre bonne vous trouve à son goût." Il rougit jusqu'aux oreilles, fit semblant de n'avoir pas entendu, et, s'emparant du gros bouquet, le présenta à Jeanne. Elle le prit plus étonnée encore. Tous les quatre montèrent en voiture.

S'ensuit le voyage de noces dans le Sud-Est, au chapitre 5. Au flot d'or dans la calèche devant Jeanne répond celui, identique, de la berline (notons que par contraste le pic remarquable de "berline(s)" chez Zola est dû à la voiture non hippomobile, ferroviaire, de Germinal) :

(p. 50) Quatre jours plus tard arriva la berline qui devait les emporter à Marseille. Après l'angoisse du premier soir, Jeanne s'était habituée déjà au contact de Julien, à ses baisers, à ses caresses tendres, bien que sa répugnance n'eût pas diminué pour leurs rapports plus intimes. Elle le trouvait beau, elle l'aimait; elle se sentait de nouveau heureuse et gaie. Les adieux furent courts et sans tristesse. La baronne seule semblait émue; et elle mit, au moment où la voiture allait partir, une grosse bourse lourde comme du plomb dans la main de sa fille : ” C'est pour tes petites dépenses de jeune femme ”, dit-elle. Jeanne la jeta dans sa poche; et les chevaux détalèrent. Vers le soir, Julien lui dit : ” Combien ta mère t'a-t-elle donné dans cette bourse ? ” Elle n'y pensait plus et elle la versa sur ses genoux. Un flot d'or se répandit : deux mille francs. Elle battit des mains : ” Je ferai des folies ”, et elle resserra l'argent. Après huit jours de route, par une chaleur terrible, ils arrivèrent à Marseille.

Le retour aux Peuples des jeunes épooux, au chapitre 6, en octobre, après un voyage de noces en Corse, s'effectue par un moyen de locomotion synonyme de berline :

(p. 62) Devant la barrière blanche aux piliers de brique, la famille et les domestiques attendaient. La chaise de poste s'arrêta, et les embrassades furent longues. Petite mère pleurait; Jeanne attendrie essuya deux larmes; père, nerveux, allait et venait.

Ainsi, à peine le mariage est-il célébré que le mari Julien révèle son intransigeance et son orgueil, concernant une marque aristocratique :

(p. 69-70) Ses relations avec Julien avaient changé complètement. Il semblait tout autre depuis le retour de leur voyage de noces, comme un acteur qui a fini son rôle et reprend sa figure ordinaire. C'est à peine s'il s'occupait d'elle, s'il lui parlait même; toute trace d'amour avait subitement disparu; et les nuits étaient rares où il pénétrait dans sa chambre. [...] Ils avaient quelques voisins d'ailleurs, à qui Julien présenterait sa femme. C'étaient les Briseville, les Coutelier et les Fourville. Mais les jeunes gens ne pouvaient encore commencer leurs visites, parce qu’il avait été impossible jusque-là de faire venir le peintre pour changer les armoiries de la calèche. La vieille voiture de famille avait été cédée en effet à son gendre par le baron; et Julien, pour rien au monde, n’aurait consenti à se présenter dans les châteaux voisins si l’écusson des de Lamare n’avait été écartelé avec celui des Le Perthuis des Vauds. Or, un seul homme dans le pays conservait la spécialité des ornements héraldiques, c’était un peintre de Bolbec, nommé Bataille, appelé tour à tour dans tous les castels normands pour fixer les précieux ornements sur les portières des véhicules *. […] Bientôt, le père Simon, qui se rendait au potager avec sa bêche sur l'épaule, s'arrêta lui-même pour considérer le travail; et l'arrivée de Bataille ayant pénétré dans les deux fermes, les deux fermières ne tardèrent point à se présenter. Elles s’extasiaient debout aux deux côtés de la baronne, répétant : "Faut d’l’adresse tout d’même pour fignoler ces machines-là." Les écussons des deux portières ne purent être terminés que le lendemain, vers onze heures. Tout le monde aussitôt fut présent; et on tira la calèche dehors pour mieux juger. C'était parfait. [...] Mais, par mesure d'économie, Julien avait accompli des réformes, qui nécessitaient des modifications nouvelles. Le vieux cocher était devenu jardinier, le vicomte se chargeant de conduire lui-même et ayant vendu les carrossiers pour n'avoir plus à payer leur nourriture.
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* C'est là l'unique occurrence de cet hyperonyme dans Une vie, le mot étant absent de Bel-Ami. Concernant l'exotisme de l'étymologie des noms de voitures, 'berline' et 'landau' sont indexées à /germanisme/, 'calèche' à /slave/ et 'phaéton' (autre voiture légère et découverte comme les tilbury, boghei et cabriolet) à /mythologie grecque/ (cf. le char d'Helios), pour faire contrepoids à l'anglophilie précédente.
Balzac jouait du contraste évaluatif entre les différents hyponymes, pour ses romans de mœurs : "Malgré ses dix-huit mille livres de rente en fonds de terre, fortune considérable en province, elle restait à l'unisson des maisons moins riches. Quand elle se rendait à sa terre du Prébaudet, elle y allait dans une vieille carriole d'osier, suspendue sur deux soupentes en cuir blanc, attelée d'une grosse jument poussive, et que fermaient à peine deux rideaux de cuir rougi par le temps. Cette carriole, connue de toute la ville, était soignée par Jacquelin autant que le plus beau coupé de Paris : Mademoiselle y tenait, elle s'en servait depuis douze ans, elle faisait observer ce fait avec la joie triomphante de l'avarice heureuse. La plupart des habitants savaient gré à Mlle Cormon de ne pas les humilier par le luxe qu'elle aurait pu afficher; il est même à croire que, si elle avait fait venir de Paris une calèche, on en aurait plus glosé que de ses mariages manqués. La plus brillante voiture d'ailleurs l'aurait conduite au Prébaudet tout comme la vieille carriole. Or, la Province, qui voit toujours la fin, s'inquiète assez peu de la beauté des moyens, pourvu qu'ils soient efficients" (La vieille fille).

Le problème matériel longuement décrit est symbolique de la disharmonie qui déjà s’installe dans le jeune couple. Le paradoxe est que le mari apporte plus de soin à ce détail accessoire qu’à l’essentiel, si bien que la réussite technique du peintre qui a lieu peu après est un leurre. Le contraste demeure entre les complémentaires (de type psychologique et social) /exigence noble/ vs /admiration roturière/.

Débute alors le long épisode de la promenade champêtre et familiale, dont l’objectif, aussi ostentatoire que le véhicule lui-même, est de présenter la femme de Julien au voisinage. L’ambiance est vite indexée à l’isotopie /dégradation/, moins par le maculage de boue que par la violence décalée et disproportionnée du mari, dont la crise contraste avec la joie bondissante des aristocrates campagnards. L’affectivité domine la description de cette famille où l’hypocoristique " petite mère " répond au " petit père " précédent :

(p. 71-75) Donc les Couillard ayant amené une grande rosse à poil jaune, et les Martin un petit animal blanc à poil long, les deux bêtes furent attelées côte à côte; et Marius, noyé dans une ancienne livrée du père Simon, amena devant le perron du château cet équipage. Julien, nettoyé la taille cambrée, avait retrouvé un peu de son élégance passée; mais sa barbe longue lui donnait malgré tout un aspect commun. Il considéra l'attelage, la voiture et le petit domestique, et les jugea satisfaisants, les armoiries repeintes ayant seules pour lui de l'importance. […] Le baron se retourna, considéra le petit homme abasourdi, et, cédant aussitôt à la contagion, il éclata, appelant sa femme, ne pouvant plus parler. […] Alors la baronne, s’étant penchée par la portière et l’ayant considéré, fut secouée d’une telle crise de gaieté que toute la calèche dansait sur ses ressorts, comme soulevée par des cahots. Mais Julien, la face pâle, demanda : "Qu’est-ce que vous avez à rire comme ça ? il faut que vous soyez fous!" Jeanne, malade, convulsée, impuissante à se calmer, s’assit sur une marche du perron. Le baron en fit autant; et, dans la calèche, des éternuements convulsifs, une sorte de gloussement continu, disaient que la baronne étouffait. Et soudain la redingote de Marius se mit à palpiter. Il avait compris sans doute, car il riait lui-même de toute sa force au fond de sa coiffure. Alors Julien exaspéré s’élança. D’une gifle il sépara la tête du gamin et le chapeau géant qui s’envola sur le gazon; puis, s’étant retourné vers son beau-père, il balbutia d’une voix tremblante de colère : "Il me semble que ce n’est pas à vous de rire. Nous n’en serions pas là si vous n’aviez gaspillé votre fortune et mangé votre avoir. à qui la faute si vous êtes ruiné?" Tout la gaieté fut glacée, cessa net. Et personne ne dit un mot. Jeanne, prête à pleurer maintenant, monta sans bruit près de sa mère. Le baron, surpris et muet, s’assit en face des deux femmes; et Julien s’installa sur le siège, après avoir hissé près de lui l’enfant larmoyant et dont la joue enflait. La route fut triste et parut longue. […] Au trot inégal des deux bêtes, la calèche longeait les cours des fermes, faisait fuir à grands pas des poules noires effrayées qui plongeaient et disparaissaient dans les haies, était parfois suivie d’un chien-loup hurlant, qui regagnait ensuite sa maison, le poil hérissé, en se retournant encore pour aboyer vers la voiture. Un gars en sabots crottés, à longues jambes nonchalantes, qui allait, les mains au fond des poches, la blouse bleue gonflée par le vent dans le dos, se rangeait pour laisser passer l'équipage, et retirait gauchement sa casquette, laissant voir ses cheveux plats collés au crâne. Enfin, on pénétra dans une grande avenue de sapins aboutissant à la route. Les ornières boueuses et profondes faisaient se pencher la calèche et pousser des cris à petite mère. Au bout de l’avenue, une barrière blanche était fermée; Marius courut l’ouvrir et on contourna un immense gazon pour arriver, par un chemin arrondi, devant un haut, vaste et triste bâtiment dont les volets étaient clos. […] Enfin la voiture passa devant les fenêtres avec ses deux bidets inégaux. Mais Marius avait disparu. Se croyant libre jusqu'au soir, il était sans doute parti faire un tour dans la campagne. Julien furieux pria qu'on le renvoyât à pied; et, après beaucoup de saluts de part et d'autre, on reprit le chemin des Peuples. Dès qu’ils furent enfermés dans la calèche, Jeanne et son père, malgré l’obsession pesante qui leur restait de la brutalité de Julien, se remirent à rire en contrefaisant les gestes et les intonations des Briseville. […] Alors Jeanne et le baron, s’étant penchés aux portières, aperçurent un être singulier qui semblait rouler vers eux. Les jambes embarrassées dans la jupe flottante de sa livrée, aveuglé par sa coiffure qui chavirait sans cesse, agitant ses manches comme des ailes de moulin, pataugeant dans les larges flaques d’eau qu’il traversait éperdument, trébuchant contre toutes les pierres de la route, se trémoussant, bondissant et couvert de boue, Marius suivait la calèche de toute la vitesse de ses pieds.

Avant que d’être victime des coups excessifs de Julien, lequel contraste avec la quiétude joviale du reste de la famille: le sème /dynamisme/ du véhicule est auréolé de dysphorie. L’altération de la bonne ambiance n’est pas sans similitude avec celle de la promenade parisienne en fiacre des jeunes époux de Bel-Ami, Georges Duroy ne pouvant s’empêcher de gâcher le climat de douce sensualité par son "irritation jalouse" à l’égard de son ancien ami Forestier. Ce point de convergence – de même que le sème /distinction/ commun à 'fiacre' et 'calèche' – tend à gommer la principale divergence entre 'fiacre' dont le sème /voiture de louage/ rappelle qu’il s’agit d’un métier citadin, et 'calèche', élément du patrimoine campagnard : "la vieille voiture de famille" (quantitativement, le pic statistique du roman se situe dans ce chapitre 6 où sont groupées ces occurrences, ainsi révélatrices d’un moment sinon crucial du moins pittoresque du récit).
Celle-ci pourrait avoir pour synonyme le véhicule suivant, s'il n'activait lui aussi le sème /voiture de louage/ : :

(p. 76) Père et petite mère devaient quitter les Peuples le 9 janvier; Jeanne les voulait retenir, mais Julien ne s'y prêtait guère, et le baron, devant la froideur grandissante de son gendre, fit venir de Rouen une chaise de poste. La veille de leur départ, les paquets étant finis, comme il faisait une claire gelée, Jeanne et son père se résolurent à descendre jusqu'à Yport où ils n'avaient point été depuis le retour de Corse. Ils traversèrent le bois qu'elle avait parcouru le jour de son mariage, toute mêlée à celui dont elle devenait pour toujours la compagne, [...]

L'harmonie retrouvée dans la voiture se confirme lors d'une autre visite familiale tant attendue des parents de Jeanne au printemps :

(p. 121) Lorsque la chaise de poste s'arrêta devant le perron et que la figure heureuse du baron parut à la vitre, ce fut dans l'âme et dans la poitrine de la jeune femme une émotion profonde, un tumultueux élan d'affection comme elle n'en avait jamais ressenti. Mais elle demeura saisie, et presque défaillante, quand elle aperçut petite mère.

Au chapitre 8, 'carriole' actualise aussi le sème /transport de personnes/; cette polyvalence confirme l’aspect pratique du véhicule qu’attestent ses sèmes /légèreté/ (à la différence de la noble et lourde 'calèche', qui nécessite préparation et présentation) et /moyen d’urgence/, dans un tel contexte indexé à l’isotopie générique /maternité/, lors de ce premier temps d’une grossesse difficile de l’héroïne :

(p. 102) Elle n’était pas à terme, l’enfantement n’étant prévu que pour septembre; mais, comme on craignait un accident, une carriole fut attelée, et le père Simon partit au galop pour chercher le médecin. Il arriva vers minuit, et, du premier coup d’œil, reconnut les symptômes d’un accouchement prématuré.

A l'ambulance de fortune succède un véhicule élégant (sèmes /haut sur roues/, /découvert/, comme le tilbury); changement qui traduit une modification de statut social, en ce début de chapitre 9, du fait de sa fonctionnalité aristocratique :

(p. 110) Jeanne étant tout à fait remise de ses couches, on se résolut à aller rendre visite aux Fourville et à se présenter aussi chez le marquis de Coutelier. Julien venait d’acheter dans une vente publique une nouvelle voiture, un phaéton ne demandant qu’un cheval, afin de pouvoir sortir deux fois par mois. Elle fut attelée par un jour clair de décembre et après deux heures de route à travers les plaines normandes, on commença à descendre en un petit vallon dont les flancs étaient boisés, et le fond mis en culture.

Soit un prétexte à la description du paysage en focalisation interne, du point de vue des voyageurs.
Avant le retour à un relatif bonheur, on note que cet épisode de l'enfantement frappé du sceau de la dysphorie ("on craignait un accident"), ainsi que le parallélisme des tournures ("la carriole fut attelée"\"on attela deux carrioles"), facilitent la transition avec le meurtre ultérieur de Julien, mari adultère de Jeanne, ainsi que celui de la femme du comte de Fourville, commis par ce mari jaloux qui épie le retour des deux corbillards de fortune. Comme l'indique la parlure, on assiste de nouveau à une défiguration roturière d'un véhicule noble :

(p. 152-54) Mais d'autres paysans étaient venus, et regardaient de coin, d'un œil inquiet, sournois, effrayé, égoïste et lâche. Puis on délibéra sur ce qu'on ferait; et il fut décidé, dans l'espoir d'une récompense, que les corps seraient reportés aux châteaux. On attela donc deux carrioles. Mais une nouvelle difficulté surgit. Les uns voulaient simplement garnir de paille le fond des voitures; les autres étaient d'avis d'y placer des matelas par convenance. La femme qui avait déjà parlé cria : "Mais y s'ront pleins d'sang, ces matelas, qu'y faudra les r'laver à l'ieau de javelle." Alors, un gros fermier à face réjouie répondit : "Y les paieront donc. Plus qu'ça vaudra, plus qu'ça sera cher." L'argument fut décisif. Et les deux carrioles, haut perchées sur des roues sans ressorts, partirent au trot, l'une à droite, l'autre à gauche, secouant et ballottant à chaque cahot des grandes ornières ces restes d'êtres qui s'étaient étreints et qui ne se rencontreraient plus. […] Et bientôt, une carriole passa devant lui, qui portait quelque chose d’étrange. Elle s’arrêta devant le château, puis entra. C’était cela, oui, c’était Elle; mais une angoisse effroyable le cloua sur place, une peur horrible de savoir, une épouvante de la vérité; et il ne remuait plus, blotti comme un lièvre, tressaillant au moindre bruit. Il attendit une heure, deux heures peut-être. La carriole ne sortait pas. Il se dit que sa femme expirait; et la pensée de la voir, de rencontrer son regard, l'emplit d’une telle horreur, qu’il craignit soudain d’être découvert dans sa cachette […]. L'autre carriole avait gagné les Peuples. Jeanne de loin l’aperçut, vit le matelas, devina qu’un corps gisait dessus, et comprit tout. Son émotion fut si vive qu’elle s’affaissa sans connaissance.

Au chapitre 11, deux voitures sont requises pour couvrir la distance jusqu'au Havre de Paul, l’enfant couvé de Jeanne (Paulet, adouci en Poulet), substitut du père décédé, ce qui accroît la tristesse ambiante. Pour la surmonter, la mère oppose 'calèche' à 'phaéton' sur la base /transport collectif : dysphorie/ vs /transport individuel : euphorie/. Or la relation affective que ce sème induit rapproche ce véhicule de la carriole, tout en lui conservant l'afférence /citadin/ :

(p. 162-63) Il fut décidé qu'à la rentrée on mettrait le jeune homme au collège du Havre; et il eut, pendant tout l'été, plus de gâteries que jamais. Sa mère gémissait souvent à la pensée de la séparation. Elle prépara son trousseau comme s’il allait entreprendre un voyage de dix ans; puis, un matin d’octobre, après une nuit sans sommeil, les deux femmes et le baron montèrent avec lui dans la calèche qui partit au trot des deux chevaux. […] La calèche attendait devant la porte; ils montèrent dedans tous trois et s’en retournèrent dans la nuit vers les Peuples. Parfois un gros sanglot passait dans l’ombre. Le lendemain Jeanne pleura jusqu’au soir. Le jour suivant, elle fit atteler le phaéton et partit pour Le Havre. Poulet semblait avoir déjà pris son parti de la séparation. Pour la première fois de sa vie il avait des camarades; et le désir de jouer le faisait frémir sur sa chaise au parloir.

Autre départ, celui du déménagement pour vente, du domaine des Peuples, en raison des problèmes financiers occasionnés par le fis, au chapitre 12. Il requiert les véhicules de Denis Lecoq, dont l'onomastique elle aussi indexée à /campagnard : péjoratif/ (grotesque de ce coq qui emmène la mère poule séparée de son Poulet - cf. Rastier 1989 pour l'importance de l'isotopie animale cryptée chez Maupassant, mais aussi le chef de file des Réalistes, Balzac, notamment dans La Cousine Bette - 1992), et dont l'émotion provient du retour aux racines, à l'enfance familiale heureuse de Jeanne :

(p. 180-86) Un matin le jeune fermier, fils de Julien, Denis Lecoq, s’en vint avec sa charrette pour faire un premier voyage. Rosalie l’accompagna afin de veiller au déchargement et de déposer les meubles aux places qu’ils devaient occuper. […] Elle sortit de son lit, exténuée et haletante, comme si elle eût fait une grande course. La voiture contenant les malles et le reste du mobilier était déjà chargée dans la cour. Une autre carriole à deux roues était attelée derrière, qui devait emporter la maîtresse et la bonne. […] Vers huit heures, la pluie se mit à tomber, une pluie fine et glacée que chassait une légère brise de mer. Il fallut tendre des couvertures sur la charrette. Les feuilles s’envolaient déjà des arbres. […] Elle mit son chapeau, son châle, et, pendant que Rosalie la chaussait de caoutchoucs, elle prononça, la gorge serrée : "Te rappelles-tu, ma fille, comme il pleuvait quand nous sommes parties de Rouen pour venir ici…" Elle eut une sorte de spasme, porta ses deux mains sur sa poitrine et s'abattit sur le dos, sans connaissance. Pendant plus d'une heure, elle demeura comme morte; puis elle rouvrit les yeux, et des convulsions la saisirent accompagnées d'un débordement de larmes. Quand elle se fut un peu calmée, elle se sentit si faible qu'elle ne pouvait plus se lever. Mais Rosalie, qui redoutait d'autres crises * si on retardait le départ, alla chercher son fils. Quand elle se fut un peu calmée, elle se sentit si faible qu’elle ne pouvait plus se lever. Mais Rosalie, qui redoutait d’autres crises si on retardait le départ, alla chercher son fils. Ils la prirent, l’enlevèrent, l’emportèrent, la déposèrent dans la carriole, sur le banc de bois garni de cuir ciré; et la vieille bonne, montée à côté de Jeanne, enveloppa ses jambes, lui couvrit les épaules d’un gros manteau, puis, tenant ouvert un parapluie au-dessus de sa tête, elle s’écria : "Vite, Denis, allons-nous-en." Le jeune homme grimpa près de sa mère, et s'asseyant sur une seule cuisse, faute de place, il lança au grand trot son cheval dont l'allure saccadée faisait sauter les deux femmes. Quand on tourna au coin du village, on aperçut quelqu'un marchant de long en large sur la route, c'était l'abbé Tolbiac qui semblait guetter ce départ. Il s'arrêta pour laisser passer la voiture. Il tenait d'une main sa soutane relevée par crainte de l'eau du chemin, et ses jambes maigres, vêtues de bas noirs, finissaient en d'énormes souliers fangeux. Jeanne baissa les yeux pour ne pas rencontrer son regard; et Rosalie, qui n'ignorait rien, devint furieuse. Elle murmurait: "Manant, manant!" puis, saisissant la main de son fils : "Fiches-y donc un coup de fouet." Mais le jeune homme, au moment où il passait contre le prêtre, fit tomber brusquement dans l'ornière la roue de sa guimbarde lancée à toute vitesse, et un flot de boue, jaillissant, couvrit l'ecclésiastique des pieds à la tête **. Et Rosalie radieuse se retourna pour lui montrer le poing, pendant que le prêtre s'essuyait avec son grand mouchoir. Ils allaient depuis cinq minutes quand Jeanne soudain s'écria : "Massacre que nous avons oublié!" Il fallut s'arrêter, et Denis, descendant, courut chercher le chien, tandis que Rosalie tenait les guides. Le jeune homme enfin reparut portant en ses bras la grosse bête informe et pelée qu'il déposa entre les jupes des deux femmes. La voiture s'arrêta deux heures plus tard devant une petite maison de briques bâtie au milieu d'un verger planté de poiriers en quenouilles, sur le bord de la grand-route. [...] Le menuisier de Goderville était là, venu pour l'installation; et on commença tout de suite l'emménagement des meubles apportés déjà, en attendant la dernière voiture. Ce fut un travail considérable, exigeant de longues réflexions et de grands raisonnements. Puis la charrette au bout d’une heure apparut à la barrière et il fallut la décharger sous la pluie. *** [...] Aucune distraction ne la réveillait. Personne ne s’occupait d’elle. La grand-route devant sa porte se déroulait à droite et à gauche presque toujours vide. De temps en temps un tilbury passait au trot ****, conduit par un homme à figure rouge dont la blouse, gonflée au vent de la course, faisait une sorte de ballon bleu; parfois c’était une charrette lente, ou bien on voyait venir de loin deux paysans, l’homme et la femme, tout petits à l’horizon, puis grandissant, puis, quand ils avaient dépassé la maison, rediminuant, devenant gros comme deux insectes, là-bas, tout au bout de la ligne blanche qui s’allongeait à perte de vue, montant et descendant selon les molles ondulations du sol.
__________

* Manifestation somatique d'une hypersensibilité féminine : ce diagnostic la rapproche d'Emma.
** Contrairement à l'autre unique occurrence de ce véhicule dans Madame Bovary qui se situait dans le point de vue de l'usurier (cf. "ruiner la guimbarde du Lion d'Or"), ici le sème inhérent /dégradation/ est contrebalancé par le comique de la scène qui illustre une vengeance bénigne, contre celui qui a déclenché la mort des infidèles et a refusé au corps du baron l'entrée de l'église. Cela est à rapporter au ton global du roman qui dédramatise les rudes épreuves d'Une Vie, typique.
Zola dans La Terre unit les deux mêmes véhicules dégradés : "Jean offrit de les y conduire, dans une carriole de la ferme. Il s'était rendu libre pour l'après-midi, et le maître l'avait autorisé à prendre la voiture, ayant égard aux bruits d'accordailles qui couraient, entre le garçon et l'aînée [...] Ils sortirent d'un air de regret, et le vétérinaire, qui montait dans sa vieille guimbarde disloquée, répéta : - Un chat qui ne vaut pas la corde pour le foutre à l'eau!"
*** Avec 16 occurrences du vocable, ce roman est encore très proche des 18 occurrences de Madame Bovary, ainsi que de la pluie dysphorique qui auréole le cabriolet et les échecs de Frédéric; en revanche le hapax de Bel-Ami est euphorique et figuré avec la "pluie de millions" matérialiste.
**** C'est dans la brève nouvelle Le petit fût (1884) que les 4 occurrences de cette voiture constituent un pic statistique, lequel focalise sur cet instrument du plan machiavélique du paysan normand, aux déplacements intéressés : "Maître Chicot, l'aubergiste d’Épreville, arrêta son tilbury devant la ferme de la mère Magloire. C'était un grand gaillard de quarante ans, rouge et ventru, et qui passait pour malicieux. Il attacha son cheval au poteau de la barrière, puis il pénétra dans la cour. Il possédait un bien attenant aux terres de la vieille, qu'il convoitait depuis longtemps. […] Il reprit : - Je m'explique. J'vous donne, chaque mois, cent cinquante francs. Vous entendez bien : chaque mois j'vous apporte ici, avec mon tilbury, trente écus de cent sous. Et pi n'y a rien de changé de plus, rien de rien; vous restez chez vous, vous n'vous occupez point de mé, vous n'me d’vez rien. […] Il allait de temps en temps rendre visite à la fermière, comme on va voir, en juillet, dans les champs, si les blés sont mûrs pour la faux. Elle le recevait avec une malice dans le regard. On eût dit qu'elle se félicitait du bon tour qu'elle lui avait joué; et il remontait bien vite dans son tilbury en murmurant : - Tu ne crèveras donc point, carcasse! […] Alors Chicot, dans un élan de générosité, s'écria: - T'nez, puisqu'elle vous plaît, j'vas vous en donner un p'tit fût, histoire de vous montrer que j'sommes toujours une paire d’amis. La bonne femme ne dit pas non, et s'en alla, un peu grise. Le lendemain, l'aubergiste entra dans la cour de la mère Magloire, puis tira du fond de sa voiture une petite barrique cerclée de fer. Puis il voulut lui faire goûter le contenu, pour prouver que c'était bien la même fine; et quand ils en eurent encore bu chacun trois verres, il déclara, en s'en allant : - Et puis, vous savez, quand n'y en aura pu, y en a encore; n'vous gênez point. Je n'suis pas regardant. Pû tôt que ce sera fini, pu que je serai content. Et il remonta dans son tilbury. Il revint quatre jours plus tard."
En revanche dans une nouvelle comme La dot (1884), le taxème des /hippomobiles/ s'intègre dans l'isotopie financière posée par le titre, spécifiée par /limitation des dépenses/ : "Elle y consentit tout de suite : " Oh oui, allons déjeuner au restaurant. Est-ce loin ? " Il reprit : " Oui, un peu loin, mais nous allons prendre l'omnibus. " Elle s'étonna : " Pourquoi ne prenons-nous pas un fiacre ? Il se mit à la gronder en souriant : " C'est comme ça que tu es économe, un fiacre pour cinq minutes de route, six sous par minute, tu ne te priverais de rien. - C'est vrai ", dit-elle, un peu confuse. Un gros omnibus passait, au trot des trois chevaux. Lebrument cria : " Conducteur ! eh ! conducteur ! " La lourde voiture s'arrêta. Et le jeune notaire, poussant sa femme, lui dit, très vite : " Monte dans l'intérieur moi, je grimpe dessus pour fumer au moins une cigarette avant mon déjeuner ". Elle n'eut pas le temps de répondre ; le conducteur, qui l'avait saisie par le bras pour l'aider à escalader le marchepied, la précipita dans sa voiture, et elle tomba, effarée, sur une banquette, regardant avec stupeur par la vitre de derrière, les pieds de son mari qui grimpait sur l'impériale. […] La voiture s'était arrêtée. Elle en sortit, et regarda, malgré elle, d'un mouvement instinctif de l'œil, sur le toit de l'omnibus. Il était totalement désert. […] Et, tout d'un coup, le souvenir lui vint de son cousin Barral, sous-chef de bureau à la Marine. Elle possédait juste de quoi payer la course du fiacre ; elle se fit conduire chez lui." Mais l'isotopie inavouée, celle de la tromperie financière, s'intègre à la fonction narrative du piège, tendu par le mari à sa femme (pour partir incognito du moyen de transport avec la dot). Isotopie qui ne pourra être activée que rétroactivement par le lecteur – et la femme – quand la fuite du coupable aura été constatée, in fine.

Aspectuellement, on note que la paire /ponctuel/ + /perfectif/ (passés simples) n’exclut pas sin contraire /duratif/ + /imperfectif/ (lenteur et itérativité du convoi). Quant à ce tilbury, seule distraction qui sort Jeanne de sa "morne et lugubre tristesse", la description grotesque et rurale de son conducteur l'assimile à 'charrette' et 'carriole', en dépit de l’opposition sémique /pour les personnes/ du premier véhicule vs /pour les fardeaux/ des secondes – hors contexte. Leur perspective les grossissant et les réduisant, selon le point de vue de Jeanne, mais aussi de l'indéfini "on", les fait accéder au statut d’effets de réel cultivés par le registre réaliste.

Plus d’un an après, Jeanne partira de nouveau de Normandie, cette fois pour voler auprès de son fils Paul qui ne répond plus, par un sentiment de jalousie envers sa femme qui le retient à Paris. De sorte que cette agitation des déplacements répétés est une thématique dominée par le sentiment de l’amour maternel. Le voyage en train est ainsi précédé de ce moyen de locomotion qui traduit la prise de décision maternelle, après la phase d'attente :

(p. 189) "C'était cette femme assurément qui empêchait Paul de répondre!" Jeanne alors résolut de partir tout de suite. Elle voulait prendre Rosalie avec elle, mais la bonne refusa de la suivre pour ne pas augmenter les frais de voyage. [...] Et, un matin de décembre, elles montèrent dans la carriole de Denis Lecoq qui vint les chercher pour les conduire à la gare, Rosalie faisant jusque-là la conduite à sa maîtresse.

Moyen de transport pour déménagement, livraison, urgence, voire corbillard : dans ces quatre cas, 'carriole' s’oppose aux autres sur la base sémique /véhicule utilitaire/ (vs /tourisme/). Quant aux passés simples de verbes perfectifs de ces extraits ('sortit', 'sentit', 'prirent', 'montèrent', etc.), leur aspect /ponctuel/ est fréquemment et logiquement associé à l'usage des voitures.

Plus tard, le plaisir de retourner au domaine familial des Peuples, aux origines et aux attaches affectives sera troublé par la nostalgie, maintenant que Jeanne est abandonnée de son fils. Cette charge spirituelle au décor matériel des lieux :

(p. 200-02) Denis est devant la porte qui nous attend. […] On détela la carriole chez les Couillard; puis, pendant que Rosalie et son fils allaient à leurs affaires, les fermiers offrirent à Jeanne de faire un tour au château, les maîtres étant absents, et on lui donna les clefs. […] Elle mangea des choses qu'on lui servit, écouta parler sans savoir de quoi, causa sans doute avec les fermiers qui s'informaient de sa santé, se laissa embrasser, embrassa elle-même des joues qu'on lui tendait, et elle remonta dans la voiture.

Enfin, à cette arrivée (‘détela’) succède un ultime départ (‘atteler’) pour accueillir en gare la servante dévouée qui revient de Paris avec la fille de Paul, avant le retour de son père. Ainsi à la dernière page du roman s’opère un mélange de mort (la maîtresse de Paul) et de vie (la naissance de sa fille), qui n'entament pas l’optimisme de Jeanne, à l’image de la dernière phrase du roman ayant allure de proverbe : "La vie, voyez-vous, ça n’est jamais si bon ni si mauvais qu’on croit." Aussi le véhicule se trouve-t-il au carrefour tant de l’agitation dramatique que de la calme promenade consécutive à ces émotions :

(p. 203-4) la maîtresse de son fils allait mourir. Le notaire donna à la bonne des indications détaillées qu’elle se fit répéter plusieurs fois; puis, sûre de ne pas commettre d’erreur, elle [Rosalie] déclara : "Ne craignez rien, je m’en charge maintenant." Elle partit pour Paris la nuit même. Jeanne passa deux jours dans un trouble de pensée qui la rendait incapable de réfléchir à rien. Le troisième matin elle reçut un seul mot de Rosalie annonçant son retour par le train du soir. Rien de plus. Vers trois heures elle fit atteler la carriole d’un voisin qui la conduisit à la gare de Beuzeville pour attendre sa servante. […] "M. Paul viendra dès l’enterrement fini. Demain à la même heure, faut croire." Jeanne murmura "Paul…" et n’ajouta rien. Le soleil baissait vers l’horizon, inondant de clarté les plaines verdoyantes, tachées de place en place par l’or des colzas en fleur, et par le sang des coquelicots. Une quiétude infinie planait sur la terre tranquille où germaient les sèves. La carriole allait grand train, le paysan claquant de la langue pour exciter son cheval. Et Jeanne regardait droit devant elle en l’air, dans le ciel que coupait, comme des fusées, le vol cintré des hirondelles. Et soudain une tiédeur douce, une chaleur de vie traversant ses robes, gagna ses jambes, pénétra sa chair; c’était la chaleur du petit être qui dormait sur ses genoux.

La structuration antithétique dissimilant les deux occurrences du même segment textuel est nette :
- /aller/ (T1) de la carriole : /utilitaire/, /ponctuel/ + /perfectif/ (passé simple), /dysphorie/ (appréhension d’un échec, macabre); futur immédiat, prisonnier des circonstances;
- /retour/ (T2) de la carriole : /tourisme/, /duratif/ + /imperfectif/ (imparfait), /euphorie/ (plaisir de la promenade, quiétude, vitalité); présent et avenir à long terme, libération.

Finalement, cette voiture, à l’image de son ambivalence, et thématiquement inséparable de ses cooccurrents (charrette, tilbury, phaéton, guimbarde, mais aussi calèche et berline, celles-ci fussent-elles réservées aux maîtres), unit indissociablement le milieu noble aux serviteurs paysans, dans une entente complice. Plus encore que dans Madame Bovary, tous les véhicules de ce roman subissent ses propagations affectives globales. Or cette série est exclusive du fiacre dont la fermeture secrète permet l’intrigue; comme le landau et le coupé mais surtout l'omnibus populaire qui lui sont associés, ces derniers relèvent du monde citadin (typique de L'éducation sentimentale et de Bel-Ami), étranger au paysage rural.

Hormis le boc, le carrosse, le cabriolet et la diligence, pour ne citer que les plus frappants, Une Vie et Bel-Ami réitèrent ceux de Madame Bovary. Au-delà de cette répartition statistique déjà éloquente, l’étude contextuelle du sens des hippomobiles a révélé des variations qui dissipent l’idée qu’ils pourraient passer pour un détail matériel anodin et insignifiant.

En outre, les multiples occurrences constituent autant de jalons dans la trame du récit. Ajoutons que les usages précis, divers et variés qui en sont faits par les protagonistes s’inscrivent dans l’objectif esthétique de la création d’effets de réel. Il s’agit en effet pour le narrateur de "vraisemblabiliser" les déplacements de ses personnages en adaptant leur trajet à la diversité des moyens de locomotion historiquement attestée.

Ainsi, que ces occurrences aient le statut de fonctions, au sens barthésien, en s'imbriquant dans des séquences d'actions, par les déplacements qu'ils impliquent, ou d'indices de la psychologie des protagonistes ou de l'atmosphère concernant les mœurs du milieu décrit (cf. la vie parisienne ou la fierté familiale que traduit le souci des "armoiries de la calèche" provinciale), fondée sur des topoï, il apparaît que c'est dans ces éléments d'un même taxème que se révèle la mise en pratique de la théorie des romanciers, ici le réalisme-naturalisme. De sorte que l'analyse de leur relevé constitue une étape importante de l'approche didactique d'une œuvre intégrale, en milieu scolaire.

***

Resaisissons les principales isotopies afférentes et distinctives des items du taxème étudié. L'optique n'est plus quantitative (niveau du signifiant) mais qualitative (niveau du signifié). Précisons que la thématique des "véhicules-voitures" (utilitaires vs de tourisme) ne concerne pas ces deux hyperonymes mais leurs hyponymes :

34 hippomobiles

Bovary

Education

Bel-Ami

Une Vie

fiacre(s)

romantisme, rêverie, exotisme, adultère, profanation, grotesque (Comices)

transport parisien, vie mondaine, distractions, théâtralité, envie, ridicule, anti-héroïsme (duel *), blocus, déception, dispute amoureuse (Rosanette), dissimulation, urgence, maternité, séparation (finale)

transport parisien, vie mondaine, distractions, théâtralité, banalité, matérialisme, itérativité, imperfectivité, tourisme, opportunisme, amitié, amour, adultère, séduction, préméditation, promenade conjugale, chaleur, érotisme, poéticité, visite familiale, milieu populaire, lenteur vs urgence (Vaudrec), humiliation, ennuis professionnels, vengeance, machiavélisme vs romantisme (Suzanne)

0

calèche(s)

nostalgie, merveilleux, romantisme, rêverie, exotisme, voyage

rêverie, chic féminin, bourgeoisie, poéticité, dégradation ('disloquée', 'brûlait'), nostalgie (Cisy), amour, macabre (corbillard), mariage, urgence, blocus

0

racines familiales, argent, voyage, promenade rurale, ostentation festive, décorum, euphorie, orgueil, identité noble (Julien et armoiries), séparation maternelle (Paulet au Havre)

chaise(s) de poste

merveilleux, romantisme, rêverie, exotisme, voyage

merveilleux, romantisme, rêverie, exotisme, voyage

merveilleux, romantisme, rêverie, exotisme, voyage

racines familiales, harmonie, nostalgie

diligence(s)

médiocrité (cf. le "jaune crotte"), banalité (des allers-retours réguliers officiels), intérêt financier (bon rapport qualité/prix), dépaysement citadin, rêverie amoureuse, duplicité, vision d'horreur

rêverie amoureuse, voyage, famille, urgence, blocus (barricade, émeute)

0

0

malle(s)(-poste)

exotisme, voyage

exotisme (culinaire)

0

0

cabriolet(s)

décorum (noces), confort matériel, médecine, prétention, retard amoureux, duplicité, dépaysement citadin

adaptation, milieu bourgeois (Dambreuse, Arnoux), retard, déception, féminité, mystère (amoureux), engagement politique, urgence, blocus, anti-héroïsme (duel *)

0

0

milord

0

chic anglomane, féminité (Mme Arnoux), mystère (amoureux)

0

0

coupé(s)

0

chic féminin (Mme Arnoux, Mme Dambreuse), bourgeoisie, amour, dynamisme, ostentation mondaine, distraction

itérativité, amour, adultère, imperfectivité, dissimulation, politique, complicité

0

berline(s)

sacralité

galanterie, gêne, urgence, blocus

0

voyage, argent

omnibus

0

bohème artiste, milieu populaire, nostalgie, lassitude, échec, blocus

ennuis

0

carrosse

grotesque (Comices), bal, sacralité

ironie, muflerie, jalousie

0

0

boc

cadeau (du mari), dévouement (du mari), bal, sacralité, duplicité

0

0

0

landau

grotesque (Comices)

théâtralité, bourgeoisie, chic féminin (Mme Dambreuse), curiosité, ostentation, décontraction (provocation par rapport aux émeutes)

anti-héroïsme (duel), préparatifs, pathologie, macabre, chic féminin, luxe, séduction, adultère, promenade familiale (départ, traversée, arrivée)

0

phaéton

0

0

0

chic, économique, promenade rurale, lien maternel (Paulet)

tilbury

cadeau (du mari), déception amoureuse, nostalgie, luxe

hallucination

0

ennui (itérativité), comique

guimbarde

intérêt financier (moins bon rapport qualité/prix)

0

0

(anaphore de carriole): vengeance, comique

charrette(s)

ruralité, humilité, simplicité, décorum (noces), milieu populaire, dégradation (chute du curé de plâtre), dysphorie (du réveil à Rouen), nostalgie, euphorie

milieu populaire, animation parisienne, ruralité, dysphorie (cf. la destruction sur les barricades ou la déception de Louise)

0

(pour les fardeaux) bagages, déménagement, séparation (des racines familiales), ruralité, ennui (itérativité)

carriole(s)

décorum (noces), festivité, nostalgie, amour paternel

milieu populaire, commerce, ruralité, maternité (cf. la nourrice de l'enfant de Rosanette)

0

(pour les personnes) commerce d'alimentation festive, urgence, maternité vs macabre (désolation), adultère, séparation (des racines familiales), dévouement, nostalgie, quiétude

chariot

0

macabre (militaire)

0

0

char(s)

décorum (noces), grotesque (Comices)

engagement politique, opportunisme, macabre

0

0

tombereaux, haquets, fourgons

0

milieu populaire, commerce

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0

escargot, break, briskas, wursts, tandems, tilburys, dog-carts, victorias, chaise de stepper, tapissières

0

vie parisienne, bourgeoisie : hippisme, ostentation mondaine (énumération), exotisme (étymologies)

0

0

tapissière

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dévouement (M. Roque)

0

0

* En revanche, une nouvelle comme Ferragus (classique scolaire du genre espionnage), outre qu'elle révèle un pic statistique pour ces deux voitures dans Hyperbase Balzac, les unissait dans une intrigue héroïque et policière, qui constitue l'enjeu du récit, d'abord par l'enquête et les soupçons : "il vit un fiacre arrêté le long d'un mur, à un endroit où il n'y avait ni porte de maison ni lueur de boutique. Est-ce elle ? n'est-ce pas elle ? La vie ou la mort pour un amant. Et cet amant attendait. Il resta là pendant un siècle de vingt minutes. Après, la femme descendit, et il reconnut alors celle qu'il aimait secrètement. Néanmoins il voulut douter encore. L'inconnue alla vers le fiacre et y monta. La maison sera toujours là, je pourrai toujours la fouiller, se dit le jeune homme qui suivit la voiture en courant afin de dissiper ses derniers doutes, et bientôt il n'en conserva plus. Le fiacre s'arrêta rue de Richelieu, devant la boutique d'un magasin de fleurs, près de la rue de Ménars. [...] Tiens, vois ? sans vouloir faire ici le Bartholo, ton chapeau t'a trahie. Ces taches ne sont-elles pas des gouttes de pluie ? Donc tu es sortie en fiacre, et tu as reçu ces gouttes d'eau, soit en allant chercher une voiture, soit en entrant dans la maison où tu es allée, soit en la quittant. Mais une femme peut sortir de chez elle fort innocemment, même après avoir dit à son mari qu'elle ne sortirait pas. [...] Que le vieux pauvre eût séduit Ida ? Cette séduction tenait du prodige. En se jouant dans le labyrinthe de ses réflexions qui se croisaient et se détruisaient l'une par l'autre, le baron arriva près de la rue Pagevin, et vit un fiacre arrêté dans le bout de la rue des Vieux-Augustins qui avoisine la rue Montmartre. Tous les fiacres stationnés lui disaient quelque chose. Y serait-elle ? pensa-t-il. Et son cœur battait par un mouvement chaud et fiévreux. Il poussa la petite porte à grelot, mais en baissant la tête et en obéissant à une sorte de honte, car il entendait une voix secrète qui lui disait : Pourquoi mets-tu le pied dans ce mystère ? [...] Il avait disait-on, mis une vieille femme rue de Ménars, sur la place de fiacres qui s'y trouve, vieille espionne occupée en apparence à vendre aux cochers l'eau de ses tonneaux, mais en réalité chargée d'épier les démarches de Mme Jules Desmarets." Puis par les deux tentatives d'assassinat : "Le lendemain, au moment où le baron de Maulincour passait en cabriolet devant cet échafaud, en allant chez Mme Jules, une pierre de deux pieds carrés, arrivée au sommet des perches, s'échappa de ses liens de corde en tournant sur elle-même, et tomba sur le domestique, qu'elle écrasa derrière le cabriolet. Un cri d'épouvante fit trembler l'échafaudage et les maçons; l'un d'eux, en danger de mort, se tenait avec peine aux longues perches et paraissait avoir été touché par la pierre. La foule s'amassa promptement. Tous les maçons descendirent, criant, jurant et disant que le cabriolet de M. de Maulincour avait causé un ébranlement à leur grue. Deux pouces de plus, et l'officier avait la tête coiffée par la pierre. Le valet était mort, la voiture était brisée. Ce fut un événement pour le quartier, les journaux le rapportèrent. M. de Maulincour, sûr de n'avoir rien touché, se plaignit. La justice intervint. Enquête faite, il fut prouvé qu'un petit garçon, armé d'une latte, montait la garde et criait aux passants de s'éloigner. L'affaire en resta là. M. de Maulincour en fut pour son domestique, pour sa terreur, et resta dans son lit pendant quelques jours; car l'arrière-train du cabriolet en se brisant lui avait fait des contusions; puis, la secousse nerveuse causée par la surprise lui donna la fièvre. [...] Dix jours après cet événement, et à sa première sortie, il se rendait au bois de Boulogne dans son cabriolet restauré, lorsqu'en descendant la rue de Bourgogne, à l'endroit où se trouve l'égout, en face la Chambre des députés, l'essieu se cassa net par le milieu, et le baron allait si rapidement que cette cassure eut pour effet de faire tendre les deux roues à se rejoindre assez violemment pour lui fracasser la tête; mais il fut préservé de ce danger par la résistance qu'opposa la capote."

Ajoutons qu'au final de S/Z, dans une italianité de richesse, mi-artiste mi-religieuse, Barthes indexe les véhicules de la nouvelle de Balzac au code proaïrétique (actionnel) de l'Excursion, de la Promenade amoureuse et de l'Enlèvement, doublé de Menace : "Au moment où les premières lueurs du matin surprirent les convives, une femme proposa d'aller à Frascati. Tous accueillirent par de vives acclamations l'idée de passer la journée à la villa Ludovisi. Vitagliani descendit pour louer des voitures. Sarrasine eut le bonheur de conduire la Zambinella dans un phaéton. Une fois sortis de Rome, la gaieté, un moment réprimée par les combats que chacun avait livrés au sommeil, se réveilla soudain. [...] La Zambinella resta dans une attitude gracieuse et modeste ; mais elle se tut, comme si une pensée terrible lui eût révélé quelque malheur. Quand il fallut revenir à Rome, elle monta dans une berline à quatre places, en ordonnant au sculpteur, d'un air impérieusement cruel, d'y retourner seul avec le phaéton. Pendant le chemin, Sarrasine résolut d'enlever la Zambinella. Il passa toute la journée occupé à faire des plans plus extravagants les uns que les autres. À la nuit tombante, au moment où il sortit pour allez demander à quelques personnes où était situé le palais habité par sa maîtresse, il rencontra l'un de ses camarades sur le seuil de la porte. Mon cher, lui dit ce dernier, je suis chargé par notre ambassadeur de t'inviter à venir ce soir chez lui. Il donne un concert magnifique, et quand tu sauras que Zambinella y sera. - Zambinella ; s'écria Sarrasine en délire à ce nom j'en suis fou. - Tu es comme tout le monde, lui répondit son camarade. - Mais si vous êtes mes amis, toi, Vien, Lautherbourg et Allegrain, vous me prêterez votre assistance pour un coup de main après la fête, demanda Sarrasine. - Il n'y a pas de cardinal à tuer, pas de… ? - Non, non, dit Sarrasine, je ne vous demande rien que d'honnêtes gens ne puissent faire. En peu de temps le sculpteur disposa tout pour le succès de son entreprise. Il arriva l'un des derniers chez l'ambassadeur, mais il y vint dans une voiture de voyage attelée de chevaux vigoureux menés par l'un les plus entreprenants vetturini de Rome. [...] le musico quitta l'assemblée. Au moment où il franchissait la porte du palais, il fut adroitement saisi par des hommes qui le bâillonnèrent avec un mouchoir et le mirent dans la voiture louée par Sarrasine. Glacé d'horreur, Zambinella resta dans un coin sans oser faire un mouvement. Il voyait devant lui la figure terrible de l'artiste qui gardait un silence de mort. Le trajet fut court. Zambinella, enlevé par Sarrasine, se trouva bientôt dans un atelier sombre et nu."

Epilogue

- Tout d'abord, rebondissons sur ces deux derniers véhicules : ils donnent lieu à une comparaison mutuelle, certes naïve, du point de vue de leur taille, dans César Birotteau: "Le mouvement de Paris étourdit si fort le bon prêtre qu'il n'osait sortir de sa chambre; il nommait les cabriolets des demi-fiacres, et s'étonnait de tout." Cela confirme, d'un point de vue sémantique, la possibilité plusieurs fois entrevue au cours de l'exposé, d'une connexion métaphorique au niveau intra-taxémique, entre hyponymes, sans que l'hyperonyme soit nécessaire. Citons pour attestations : un boc ressemblant à un tilbury, un landau identifié ironiquement à un carrosse, une charrette servant de cabriolet, une diligence ou un fiacre paraphrasés par un coupé, une carriole comparée à une guimbarde et un coupé, un briska ou une calèche paraphrasés par une berline. Connexion dont l'utilité est avant tout didactique, comme il appert de ce passage où Balzac, encore lui, tente de définir ainsi un véhicule dans Splendeurs et misères des Courtisanes : "C'est la partie libre du panier à salade, elle est destinée à un huissier et à un gendarme. Une forte grille en fer treillissé sépare, dans toute la hauteur et la largeur de la voiture, cette espèce de cabriolet du second compartiment où sont deux bancs de bois placés, comme dans les omnibus, de chaque côté de la caisse et sur lesquels s'asseyent les prisonniers; ils y sont introduits au moyen d'un marchepied et par une portière sans jour qui s'ouvre au fond de la voiture".

- Autre point de discussion entraîné par la grille sémique finale, celui du statut linguistique l'afférence contextuelle distinctive : en effet, quel rapport - sinon celui du départ vers une relation adultère - entre la vieille diligence qui permet à Emma Bovary de fuir le foyer (du moyen de transport à la voyageuse, elle devient à cet égard l'hirondelle, éponyme, quittant le nid conjugal), et celle dont rêve Frédéric Moreau à l'incipit du roman, pour suivre Mme Arnoux, juste après son "apparition : Elle était assise [...]. Ils devaient, à Montereau, prendre la diligence de Châlons. Leur voyage en Suisse durerait un mois." ? Sans parler de la diligence de Boule de suif, véritable huis clos dont le mixage social par contiguïté, voire promiscuité des dix occupants en voyage, produit une exclusion - suivant le thème de l'injustice, récurrent dans les nouvelles "réalistes" de Maupassant.

Parlera-t-on pour autant de "connotations" textuelles des hippomobiles ? Si l'on se reporte à l'article phare que consacra à cette notion M.-N. Gary-Prieur (in Littérature, 1971), fondé sur la série de dichotomies suivantes, d'obédience logico-pragmatique, que pour notre part nous ne reprenons pas à notre compte dans le cadre théorique retenu (celui de la sémantique interprétative, qui s'autonomise précisément par rapport à ces deux réalismes complices, le physique et le mental) :

dénotation

connotation

"fonction référentielle, informative" : "propriété qu'a le signe de renvoyer à un objet extérieur à la langue"

"fonction énonciative" : "ne permet pas d'opposer deux référents distincts" (ex. voiture vs bagnole)

"signification essentielle, objective, vraie"

"significations secondaires, accidentelles, subjectives, plurielles"

"langage intellectuel commun à tous; relève d'une connaissance scientifique"

"langage affectif individuel; relève d'une appréciation esthétique"

niveau "sémantique", de la langue

"stylistique", de la parole, psychologique

"langage dont aucun des deux plans n'est à lui seul un langage"

"langage dont le plan de l'expression est un langage"

on s'accorde en revanche sur cette définition devenue célèbre (depuis sa reprise par Martin et Rastier) : "on peut choisir d'appeler connotations ce qui relève de ces organisations chaque fois caractéristiques d'un texte et d'un seul. C'est ce que fait H. Mitterand dans son étude du vocabulaire du visage dans Thérèse Raquin. Il définit le style comme l'invention de réseaux connotatifs originaux, qui peuvent bien relier les uns aux autres des mots banals, mais qui donnent à l'œuvre ces sursignifications dont elle tire sa pertinence. R. Barthes donne dans S/Z une définition équivalente : la connotation est une corrélation immanente au texte" (p. 101).

Soit une corrélation fonctionnelle de type proppien, mais aussi indicielle en renvoyant "à un concept plus ou moins diffus", comme il l'écrivait dans sa célèbre Introduction à l'analyse structurale des récits (1966) : "Au-delà de la phrase, la structure ne relève plus de la linguistique, mais d'une linguistique seconde, d'une translinguistique, qui est le lieu de l'analyse du récit : après la phrase, là où plusieurs phrases sont mises ensemble." Mais aussi en-deça de cette limite : "lorsqu'on nous dit qu'étant de garde dans son bureau du Service secret et le téléphone ayant sonné Bond souleva l'un des quatre récepteurs, le monème quatre constitue à lui tout seul une unité fonctionnelle, car il renvoie à un concept nécessaire à l'ensemble de l'histoire (celui d'une haute technique bureaucratique); en fait, l'unité narrative n'est pas ici l'unité linguistique (le mot), mais seulement sa valeur connotée; ceci explique que certaines unités fonctionnelles puissent être inférieures à la phrase, sans cesser d'appartenir au discours : elles débordent alors, non la phrase, à laquelle elles restent matériellement inférieures, mais le niveau de dénotation, qui appartient, comme la phrase, à la linguistique proprement dite." La connotation se trouve alors de fait reléguée à une linguistique du discours, qui prenait le nom, soit de narratologie, soit de sémiologie.

On constate cependant que dans les romans abordés, les sèmes et isotopies connotés sont distinctifs, certes non pas des objets, mais des noms de véhicules qu'ils désignent. Preuve supplémentaire, ce "landau" de Bel-ami, officiel pour le duel ou de convalescence pour Forestier malade, étranger à la thématique flaubertienne, que ce soit le landau solennel - et ridicule - du conseiller préfectoral de Madame Bovary, ou le landau vert bourgeois des Dambreuse dans L'éducation sentimentale.

Cette prééminence du connotatif, telle qu'elle découle de la pratique descriptive du "discours narratif", confirme cette conclusion de Gary-Prieur : "Il n'y a aucune raison de privilégier, dans la polyphonie du texte, le sens dénotatif" (p. 103). Quant au modèle de Rastier, il répond précisément à cette recommandation émise dès 1970 par Gary-Prieur : "il faudrait d'abord lui [à la notion de connotation] donner un statut explicite dans un modèle de la strcuture sémique du langage, c'est-à-dire définir ses rapports avec les autres notions qui fonctionnent dans le modèle (par exemple avec les notions de sème, de synonymie, de marque, d'isotopie), au lieu d'en faire - comme c'est le cas jusqu'à présent - le refuge de toutes sortes de phénomènes vagues et hétérogènes" (p. 107).

- Enfin, d'un point de vue pédagogique, nous avons dit initialement que cette recherche résulte de travaux d'élèves synthétisés par le professeur (de français). D'un mot, précisons que notre modèle d'apprentissage est de type interactif (voire constructiviste), où le professeur propose/impose une tâche et des objectifs, mais où l'élève construit son approche du roman, par assistance informatique. Le cours réel de français consiste alors en un dialogue/débat organisé sur les contenus trouvés.