C’est durant la matinée de la première journée que sont posés puis inversés les contenus qui seront l’enjeu de l’histoire. Ils semblent essentiels dans la mesure où ils seront constitutifs de la relation avec le Lion.

Quels sont ainsi les sèmes récurrents valorisés, en bien ou en mal que perçoit le lecteur à l’incipit ?

Une première étape thématique-narrative recouvre les chap. 1 à 3 :

La segmentation de cette unité formée des chap. 1 à 3 se justifie ainsi selon les deux critères interne et externe. Explicitons-en le contenu.

 

I. L’alternance motrice : /sacralisation/ vs /désenchantement/

T1 (globalement) positif :

Le sème récurrent qui s’impose d’emblée est /douceur/ : il indexe le "pinceau léger" du singe qui "semblait en peluche" réveillant JE – on ne répètera pas l’étude de la pilosité – ainsi que la "tendresse ineffable" de la petite gazelle "finement ciselée" (vs le "front terrible des buffles" ou le "granit des éléphants").

Mais son sème /euphorie/ est contredit par /tristesse/ qui indexe les deux animaux domestiques :

"je découvris le même sentiment que dans le regard si mélancolique et sage du petit singe. Cette fois encore, je fus incapable de comprendre."

Tous deux sont rapprochés au niveau spirituel, où ils marquent un échec cognitif de JE en dépit du sème /itératif/.

Il en va de même du côté humain lorsque, au chap. 2,

"La mystérieuse tristesse du regard animal, je la retrouvai chez Patricia au fond des grands yeux sombres."

Voilà comment d’emblée JE est thématisé par la conjonction du cognitif (compréhension ou non) et du thymique (trsitesse ou gaieté), outre l’aspectuel.

La modalité épistémique est très présente : "on eût dit", "donner un conseil", "étude sérieuse", "dont je n’eus pas conscience", rapportés au désir de "connaître l’amitié des bêtes sauvages" vers lesquelles "je me sentais appelé", comme par un charme magique, par "un instinct aussi obscur que puissant".

De surcroît, le réveil de JE lui a donné "le sentiment" d’un comparant (pinceau léger) avant que le comparé (fourrure de singe) ne soit identifié. Les actes cognitifs de JE sont donc vus en cours, dans leur progressivité – en dépit des temps du passé, notamment plus-que-parfait et imparfait.

Revenons au contenu sémantique aspectualisé : l’émotion esthétique qu’éprouve JE est indissociable de /duratif/, /itératif/, /inchoatif/ (début du jour, d’une vie nouvelle) indexant les "deux mystérieux émissaires de l’aube", le paysage dont "le secret de la nuit", fait place à la "brume du matin", doux "duvet", sur fond des "neiges éternelles" du Kilimandjaro. Puis "les feux solaires" de l’aurore dispersant "les masses de brouillard", "rideau après rideau, la terre ouvrait son théâtre pour les jeux du jour".

Le domaine artistique est de nouveau à l’honneur avec l’harmonie des éléments (animal, végétal, liquide, météorologique) qui "composaient une tapisserie fabuleuse" qui, paradoxalement, figure "le bonheur qui précédait le temps de l’homme", quasi édénique : "Il me semblait que j’avais retrouvé un paradis rêvé." Ce merveilleux recouvre en outre la poéticité qu’implique l’accumulation des comparaisons et métaphores, citées ci-dessus.

La vision durable est modalisée par la certitude, contrairement aux visions antérieures d’Afrique orientale qu’a eues JE ; il touche au but :

"De rencontre en rencontre, de désir en désir frustré, le besoin était venu de me voir admis dans l’innocence et la fraîcheur des premiers temps du monde."

Le sème /harmonie/ résume la participation admirative de JE au tableau qui se peint devant lui.

Or, nouvelle frustration, le contact avec cet "autre univers", cet ailleurs mythique de la liberté sauvage qui contraste avec l’ici du singe "servile", est empêché par la jeune et frêle Patricia, d’emblée perçue en osmose : "elle semblait faire partie du tronc auquel elle s’appuyait", "sa voix était comme un écho naturel de la brousse". Ce qui lui confère solidité voire rudesse : "elle m’aurait vu piétiné, éventré sans émoi".

L’infériorité cognitive de JE dont nous parlions, paradoxale pour un adulte complexé ("j’éprouvai le sentiment très gênant de me voir surpris par un enfant à être plus enfant que lui"), qui plus est reporter, est criante face à l’omniscience de Patricia, qui conditionne son omnipotence. Elle sait qu’il ne faut pas troubler l’instant sacré de la paix matinale :

"c’est le temps le plus beau de leur journée", "les bêtes ne sont pas pour vous. Il faut savoir [Distinct du savoir officiel qu’elle exhibe pour contraindre JE, questionnant : "- On ne peut pas aller là-bas ? C’est sûr ? - Qui peut le savoir mieux que moi ? dit l’enfant. Mon père est l’administrateur de ce Parc Royal."] et vous ne savez pas… vous ne pouvez pas." "Un pouvoir singulier émanait de cette petite fille. Par instants, elle semblait posséder une certitude et connaître une vérité qui n’avaient rien à voir avec le nombre des années et les habitudes de la raison." Son sourire "reflétait de nouveau la tranquille certitude et la faculté qui étaient les siennes de pouvoir communiquer avec les êtres les plus primitifs selon les lois de leur propre univers."

Demeure ainsi un secret, dans l’obscurité duquel JE se trouve confiné, qui confère la primauté au code de la Vérité, ou herméneutique, selon les termes de Barthes (S/Z).

L’omniscience de Patricia ne réside pas uniquement dans la maîtrise des dialectes noirs (qui lui donnent accès à un savoir ignoré des simples visiteurs) ni dans ses récits de la vie sauvage dominés par "les associations les plus primitives, les inspirations des sens et de l’instinct", mais dans tout ce qui échappe à l’homme européen et à sa culture empreinte des "routines de la logique" et du carcan de la Raison :

Ainsi sa voix "avait la faculté d’établir un contact, un échange entre la misère, la prison intérieure des hommes, et ce royaume de liberté, d’innocence qui s’épanouissait dans le matin d’Afrique."

Sa parole qui reflète le désir d’établir une communication sur un registre plus total, profond, implique la paire sémique /médiation/ et /magie/, outre le retour de /harmonie/, /intensité/, /beauté/, /spiritualité/, /inchoatif/. Son efficacité se traduit par l’envoûtement de JE.

"Ainsi s’ouvrait à ma connaissance, tel un sous-bois subitement infiltré de soleil, la profonde et limpide épaisseur de la vie animale",

le stade suprême étant bien sûr celle des fauves, selon une hiérarchie doxale.

Destinatrice, elle communique sa certitude d’une vérité qu’il revient à JE d’inférer, d’abord en écoutant puis plus tard en vivant ses récits. Il s’agit donc moins d’un conflit (polémique) que d’une transaction cognitive (irénique). Laquelle milite en faveur de l’idée que la fonction narrative de l’interdiction d’avancer proférée par Patricia dans un but protecteur d’un milieu sacré n’introduit pas de réelle inversion dialectique (on reste en T1 positif).

Conscience d’une supériorité ("Mon père ne sait pas la moitié de ce que je sais […]. J’ai appris toute seule" - aspect /duratif/-/itératif/ - ce que Bullit lui-même reconnaîtra volontiers au chap. 7 : "J’ai passé toute ma vie au milieu des bêtes et pourtant, rien à faire. Le pouvoir, c’est de naissance.") qui la rend ingrate, d’après ce qu’apprendra JE ultérieurement :

"ma certitude était que l’essence de son pouvoir, la petite fille la tenait d’un tout-puissant instinct héréditaire et des leçons que son père avait recueillies en vingt années de brousse" (II, 8).

Cette "étrange délégation du sang" relativise son rôle de destinatrice. Quoi qu’il en soit, comme son père et comme le félin auquel il ressemble, les cachotteries voire la mauvaise foi de Patricia l’indexent à /duplicité/.

T2 négatif :

En revanche son désenchantement prend la forme de la disparition de toute trace d’amitié lorsqu’à la fin du chap. 2, la disjonction de JE de l’aspect /duratif/ – réflexe d’européen pressé – déclenche celle de /harmonie/ avec Patricia. Pour elle en effet, "avec toutes les bêtes, il faut beaucoup de patience", l’initiation à leur intimité secrète requérant la durée.

L’évaluation /dysphorie/ se traduit par l’absence de concession à l’égard de JE, soudain redevenu banal à ses yeux ("Vous êtes comme les autres"). Pour compenser le sème /disharmonie/ dû à la relation de Patricia avec tous ceux qui ne se donnent pas les moyens d’aller vers son monde elle

"entra dans la tapisserie frémissante que les bêtes de la brousse formaient au pied du Kilimandjaro."

La médiation de la passion est réussie dans la mesure où, aussitôt après, JE éprouve vraiment un manque :

"rien ne pouvait remplacer la plénitude merveilleuse que j’avais connue quelques instants plus tôt […]. J’étais seul maintenant […]. Patricia m’avait laissé son tourment."

La dysphorie annoncée initialement par le singe se trouve ainsi confirmée ("ses yeux […] semblaient demander : " Eh bien, ne t’avais-je pas prévenu ? ""). Elle apparaît comme la vérité anticipée du récit, si l’on se reporte aux tristes sanglots de Patricia qui terminent le livre.

JE se laisse ainsi aller à la résignation (soit neutralisation de la molécule méliorative de T1) :

"J’avais repris d’un seul coup la conscience de mon âge, le sentiment de la masse de mon corps, la mesure de mes mouvements malhabiles, ma condition d’homme civilisé."

Si le trait /cognition/ reste lexicalisé, il modalise cette fois le contraire des qualités de Patricia (jeunesse, spiritualité, souplesse féline, sauvagerie).

On note que /dysphorie/ est classiquement lié à l’aspectuel /cessatif/ : "Je tournai le dos à la clairière" (i.e. rupture avec son monde féerique), et cette paire sémique gagne la lumière de plein jour qui délimite un intervalle temporel à l’opposé de l’aube (/inchoatif/ + /euphorie/) :

"Le soleil déjà dur et brûlant dépouillait la terre […]. Tout devenait net et sec, plat et terne. Le monde avait perdu sa dimension de profondeur."

Soit une émanation du sentiment désabusé de JE, qu’il reverse sur le paysage.

Il faudra le rebondissement ultérieur de sa prise de conscience que Patricia est au centre d’un drame familial, pour que JE décide de prolonger son séjour.

Observons que l’isotopie /dégradation/, dominante si l’on se reporte à la fin du récit, est localement inhibée en fin de chap. 3, clos sur la conjonction avec "le petit singe et la petite gazelle", compagnons affectueux qui reviennent et font que JE a "retrouvé la paix."

 

II. Deux sèmes valorisés structurant le drame familial, homologables aux deux précédents : /africanité/ vs /européanité/

T1 négatif

(non du point de vue des 3 acteurs centraux : Bullit, Patricia, JE) :

A la péjoration paradoxale du syntagme ‘homme civilisé’ par JE, répond peu après (I, 6) celle, inverse et doxale, de ‘sauvage’ par la mère Sybil, terme qu’elle applique aussi bien à son mari qu’à sa fille. L’un a une attirance vers la terre africaine, dans ce qu’elle a d’aventureux, de fort et de sacré, l’autre la nostalgie de la vie européenne, notamment du modèle de normalité qu’elle représente et qui pousse à éloigner Patricia du danger des fauves – confirmé plus tard, dans un moment plus crucial (II, 11) : "il faut que l’enfant s’en aille vite. Il sera trop tard, bientôt. Et je ne pense pas à son éducation, à ses manières. Je peux encore m’en charger. Mais je pense à sa sécurité, à sa vie. J’ai peur." Les sémèmes antonymes ‘civilisé’ et ‘sauvage’ font alors l’objet de ce que Rastier (1987: 134) nomme une dissimilation d’univers.

Lors de la duplication de l’entrevue de Sybil avec JE (I, 13), on apprendra néanmoins que ce T1 négatif résulte d’une inversion, car, confie-t-elle, "dans les premiers temps je trouvais à tout beauté, charme, aventure, poésie. Et puis peu à peu c’est venu […] la terreur". Souvenir qui provoque sa souffrance de ne plus pouvoir être en harmonie avec cette beauté sauvage.

Or la mère ignore que son mari préserve le secret de ce "quelque chose qu’il y a entre Pat et les bêtes… à quoi on ne peut pas toucher." (I, 7) De là sa gratitude pour le mensonge de JE, n’ayant pas avoir dénoncé la rencontre matinale entre Patricia et les bêtes sauvages (ibid.). Si l’on ajoute à cela la protection secrète dont elle bénéficie, Bullit exigeant "qu’elle ne sache pas qu’il [i. e. Kihoro, efficace traqueur noir] la surveille. Tout son jeu en serait gâché. Et son jeu est le seul bonheur qu’elle peut avoir ici", on s’aperçoit que le père est l’instigateur de la forte récurrence du sème /cognition/, modalisateur clé des relations entre les principaux acteurs.

Il est aussi à l’origine d’une évaluation paradoxale, notamment quand il se remémore l’époque passée – mais non révolue, comme en témoigne la fin du roman – où il était "exterminateur de gros gibier", comportement assumé par le raisonnement suivant : Majeure : "Pour bien tuer les bêtes, il faut les connaître. Pour les connaître, il faut les aimer, et plus on les aime et davantage on les tue." Le rétablissement doxal s’effectue par la Mineure : Or "un beau jour […] la joie du sang n’est plus là". Conclusion : de là la conversion du chasseur en protecteur qu’il est devenu.

Patricia non plus n’échappe pas au paradoxe, car son omniscience que l’on a mentionnée plus haut apparaît à certains moments du récit comme de l’aveuglement des dangers imminents, qui paraissent évident à JE et Sybil. Ainsi elle en vient à provoquer la confrontation des ennemis ancestraux mâles (le morane et le lion II, 10), sans se rendre compte de l’engrenage où elle est prise ("vous parlez comme maman, cria-t-elle, avec colère […] elle retrouva toute sa gentillesse pour me dire : […] Vous avez peur pour moi. […] Mais de quoi, mon Dieu !"), ce qui l’indexe à l’isotopie /inconscience/.

Revenons à Sybil et à son sème /disharmonie/, symbolique de l’européanité.

Par son "aversion maladive" du soleil africain qui l’aveugle et son "visage prématurément déserté par la jeunesse", elle souffre d’inadaptation au climat, de l’isolement dans la brousse, de sa rupture avec la société bourgeoise que représente positivement son amie Lise Darbois à Paris – modèle d’éducation moderne et rationnelle pour sa fille :

Il se répercute jusqu’aux éléments domestiques. Ainsi, concernant les végétaux, les "fleurs d’Europe" ont une fragilité pareille à celle de Sybil, flétrie comme elles ; et l’on peut les homologuer avec les deux types de voitures ainsi que les boissons, s’opposant comme suit :

- /européen/ + /péjoratif/ :
"zinnias, pétunias, œillets décolorés", Chevrolet de JE (/luxueuse/ + /routière/, inadaptée au terrain et au calme des bêtes), ‘thé’ pour gentlemen (/statisme/)

- /africain/ + /mélioratif/ :
"flamboyants, jacarandas, averses d’or", Land Rover de John (/spartiate/ + /tout terrain/, à glissement félin ; cf. II, 8), ‘whisky’ pour aventuriers (/dynamisme/).

Evaluations qui relèvent du point de vue des partisans de la vie africaine, au premier rang desquels JE, toujours sous le charme du pays. Il n’a pas encore pris la mesure de l’axiologie de Sybil (ici sous-évaluée) ni corollairement celle de John (ici sur-évalué).

 

T2 positif :

Il faut attendre le cinquième jour (II, 11) pour qu’intervienne l’inversion évaluative de Sybil. D’emblée son "manquement aux conventions" et sa bonne humeur surprenantes l’indexent à /harmonie/ avec JE, mais non avec sa famille, comme sa lucidité et sa franchise la poussent à l’avouer : "nous nous aimons assez pour sentir à l’extrême le mal que chacun de nous fait aux autres et nous ne pouvons pas le supporter. […] Il n’y a rien à faire quand les gens s’aiment trop pour pouvoir vivre l’un sans l’autre, mais qu’ils ne sont pas faits de manière à pouvoir mener la même vie, et que ce n’est la faute de personne. Eux, ils ne le savent pas encore."

La jeune femme transmet un savoir dysphorique que JE valorise, modifiant ainsi son opinion: "elle m’inspirait au mieux une pitié méprisante. Alors que son tourment vient de l’intelligence la plus aiguë et de la sensibilité la plus fine." Cette reconnaissance densifie l’isotopie /cognition/, toujours centrale car elle continuera de fonder la relation entre JE et elle : "Je devinai à l’expression de ses yeux que Sybil croyait que j’avais convaincu Patricia de changer de vie. Je n’eus pas le temps de la détromper, fût-ce d’un signe." (II, 12).

Si l’on en revient à la première journée, pendant qu’elle va chercher sa fille dont elle ignore l’escapade matinale, arrive son mari (I, 5) sur la "beauté vraiment exceptionnelle dans l’ordre de la plénitude et de la puissance" de qui l’on n’insistera pas.

Signalons en revanche que plus tard il partagera "la vitesse et la souplesse de ses mouvements" avec son opposant final – le guerrier Masaï, "cible ondoyante, furtive" (II, 10) – ce qui témoigne du fait que ses qualités ne sont pas définitivement liées à /mélioratif/. Elles subiront, comme lui auprès de sa fille, une inversion évaluative.

En outre, l’amour réciproque des deux époux leur permet de surmonter leur "vieux désaccord, tenace et secret", dont ils sont conscients. Notons que le choix du gin par Sybil au détriment du thé (II, 11) indique l’abandon progressif de ses raideurs européennes…

T3 négatif :

La querelle familiale éclatera le soir de la première journée (I, 13), après le retour tardif de Patricia, qui déçoit JE par son conformisme :

"J’avais attendu toute la journée de revoir la petite fille […]. Et voici qu’elle était devant moi et je ne retrouvais à son égard aucun des sentiments qu’elle m’avait inspirés. Mais aussi, qu’y avait-il de commun entre l’apparition de l’aube, la compagne des bêtes sauvages et l’enfant modèle que Bullit tenait par la main ?"

Elle est pourvue du sème /péjoratif/ quand son paraître civilisé ("escarpins vernis" et "manières parfaites") succède à son être sauvage ("mains bronzées, couvertes d’égratignures"). Or cette comédie de la soumission aux conventions qui masque une liberté intérieure (cf. ses "yeux baissés" de fausseté et de refus contrastant avec leur franche ouverture au rêve authentique) ne sera revalorisée que le lendemain, lorsqu’on apprendra qu’elle est une concession accordée : "elle aimait sa mère et savait combien elle la faisait souffrir" (II, 1).

Pour l’heure, il suffit de l’excuse du retard, nommée King, pour que Sybil cède à l’hystérie en lançant : "je ne peux plus vivre dans cette folie", celle de la complicité irrationnelle de sa fille avec le Lion.

Après avoir quitté les Bullit sur cette dissension (I, 14), JE médite sur ce qu’il vient de vivre. Plus que d’une confirmation il veut bénéficier d’une initiation :

"J’attendais […]. Quelqu’un allait venir et me faire comprendre les mystères de la nuit et le sens de ma journée dans le Parc Royal et pourquoi j’avais été incapable d’en partir."

Mais la journée s’achève sur une frustration réitérée, car "il ne vint personne." Bref, le désenchantement vécu à l’aube se confirme le soir, par le manque cognitif qu’éprouve JE (en faisceau avec les sèmes /duratif/ et /cessatif/).

 

III. Dualisme de la culture noire : /respect des coutumes/ vs /respect de la loi/

T1 positif :

Revenons en (I, 8) où s’opère la présentation du "village nègre", soumis à la domination physique de Bullit :

"Le géant roux, le maître du Parc Royal était le bienvenu dans le village. […] Il y avait dans ses yeux toutes les certitudes que m’avaient tant de fois exprimées les vieux colons et leurs fils : l’excellence naturelle des races blanches, l’infériorité des peuples enfants qui n’estiment et n’aiment que la force. Je ne partageais pas ces conceptions."

Où l’on voit que JE condamne clairement son racisme, même s’il refuse d’en "discuter avec Bullit. Il n’écouterait rien. Il avait sa vérité." (ibid.)

Au contraire sa fille revendiquait la complicité avec les prétendus primitifs et leur transférait le sème /mélioratif/ ; à ce moment-là, elle évite tout antagonisme en jouant à la fois avec les enfants noirs et son père, soit le sème /harmonie/. La soumission des tribus n’étant pas destinée à glorifier la suprématie des blancs, elle s’interprète alors en termes de respect des règles visant à protéger la faune. Respect que leur rendra aussi Bullit lorsqu’à la fête des Masaï il se soumettra à leur code social en s’interdisant de partir : "je dois rester encore un peu. Sans quoi je leur ferai outrage. Il faut les comprendre. Ils ont leur dignité" (II, 13).

Mais sa diplomatie a des limites ; au dénouement, elle fait place à son racisme viscéral qu’atteste le syntagme "bien que cet homme fût un noir, c’est-à-dire une peau abjecte sur une chair sans valeur" (II, 14), lequel ne peut être assumé que par lui, non par JE – porte parole de Kessel.

Il reflète la doxa du géant roux, au type historique du colonisateur anglais d’Afrique orientale. A quoi s’ajoute sa réponse inhumaine, concernant le même Masaï blessé par King, ayant respecté ses coutumes, mais non la loi du Parc, qui s’applique brutalement : "- Qu’est-ce qu’il va devenir ? - ça regarde les siens, […] il crèvera de toute manière." Mépris aussitôt inversé par la fille de Bullit qui revalorise le guerrier et méprise son père, meurtrier de King : "- Lui au moins, il était brave, murmura la petite fille."

Si bien que, de la première à la dernière journée, la dévalorisation la plus spectaculaire est celle qui concerne John Bullit, bras armé de la loi et bourreau blanc – corrélative de la valorisation de la victime noire –, qui ne peut plus tolérer l’un des rituels Masaï : dès (I, 8) il savait que "la tradition, la gloire des Masaï est de tuer un lion à la lance et au couteau", et avait prévenu en (I, 5) : "tout seigneurs qu’ils soient, il ne faut pas qu’ils s’excitent sur mes lions". Il sauve pourtant le morane des griffes de King, mais non pour sa bravoure.

Néanmoins ce morane avait une "beauté mystérieuse" et en étant comparé à "une panthère noire qui étire au soleil ses membres de meurtre et de velours" il acquérait la sacralité des fauves. Valorisation contrebalancée par l’hostilité qu’il manifestait envers JE : "je n’avais plus rien à faire en un lieu où les hommes étaient plus étranges encore, et secrets, et inaccessibles que les bêtes sauvages." (I, 11)

Or la "liberté orgueilleuse" que s’octroiera Oriounga de braver les interdits dépend de la liberté des croyances collectives noires vis-à-vis de la rationalité de l’homme blanc. Du fait même qu’elle relève de la norme d’un peuple respecté par Bullit et sa fille, autrement dit du fait d’un relativisme culturel reconnu, elle ne saurait être dépréciée. Ainsi de la folle sérénité du guerrier noir dans son face-à-face désarmé devant le lion, censée provenir de la "fidélité obscure et toute-puissante aux mythes de la tribu" (II, 10).

Si bien que dès la première journée le charme magique qu’éprouve JE au contact du paysage fabuleux avec lequel il entre en osmose : "Il y avait eu […] une fraction de seconde durant laquelle j’avais cessé d’exister dans les misérables limites humaines et perdu, confondu dans l’univers sans fin, j’étais devenu cet univers et cet univers était moi-même." (I, 10) relève d’une sacralisation, d’ordre irrationnel, qui semble s’originer dans la culture noire – qui a influencé Patricia.

T2 négatif :

Lors de l’invitation, le même soir, pour le thé au bungalow des Bullit, le même soir, c’est l’évocation des Masaï rencontrés auparavant qui déclenche l’hystérie de Sybil (soit une dissimilation d’univers par rapport à son mari, sa fille et JE à ce moment du récit). De là le sème /dysphorie/ :

"il semblait que je venais de faire entrer les guerriers barbares […]. - Je ne les connais que trop, reprit Sybil. Ces corps nus comme des serpents, ces chevelures, ces yeux de fou…" (I, 12)

Sa nouvelle aversion maladive, cette fois des noirs – qui n’est en aucun cas un froid racisme doctrinal – provient de la phobie d’être envahie par eux et de ne pouvoir leur opposer la résistance d’un lieu européen clos, qui équivaut pour elle au " civilisé ", au normal, au légal.

Il convient d’homologuer les principaux acteurs, au dernier épisode de la première journée (I, 14), où JE refuse d’accéder à la demande pressante de son chauffeur noir Bogo de quitter les lieux : pourquoi l’annulation du départ à la fin de cette journée mouvementée, au terme d’une autre discorde ? "sur l’instant, il me sembla que, seul, me décida le réflexe de liberté contre une insistance odieuse." On obtient ainsi la catégorie définitoire de l’interaction des acteurs :

/liberté/ de Oriounga (chasse au lion) vs /soumission/ à Bullit (règlement),
de Patricia (vie sauvage en brousse) vis-à-vis de Sybil (socialisation et pension),
de King (lion roi) vis-à-vis Patricia (Le fauve lui "avait montré toute sa soumission", II, 2),
de JE (partir) vis-à-vis de Bogo (partir)

Cette première journée-partie est maintenant achevée. On a constaté que ses contenus tendaient à déborder de ses limites pour être réitérés ultérieurement. Voyons donc comment s’opèrent ces répétitions et comment les groupements sémiques récurrents se modifient au fil du récit.