a) Conclusions concernant la dialectique
En dépit des apparences, cette étude ne prétend nullement avoir élaboré " le " résumé essentiel. La gageure était certes de rendre compte de la totalité d’un roman, de facture classique, mais en n’en retenant que les éléments nécessaires à la mise en évidence des parcours sémantiques qu’ont tracés des isotopies dominantes engagées dans des processus dialectiques.
Quel que soit le dépaysement exotique créé par ce " reportage " de Kessel, son projet romanesque s’inscrit dans la lignée de Balzac, qui, comme l’a démontré Rastier à propos de La Cousine Bette, promouvait l’isotopie animale dans un récit que pourtant l’on jugerait a priori dominé par " une isotopie humaine historiquement située ". Et si " Balzac construit ainsi sa sociologie à l’image de la zoologie " (1992 : 214-215), on a pu vérifier aussi que Le Lion fait aussi des bêtes sauvages dans leur milieu naturel le vecteur de valeurs humaines.
Parmi les oublis volontaires, dans un résumé qui ne prétend pas à l’exhaustivité, mentionnons ces acteurs dits secondaires car dénués d’influence, relativement aux isotopies hiérarchiquement dominantes. Tels, sans exhaustivité, les noirs Bogo, limité à un rôle de serviteur, d’informateur – par exemple de la légende de la sorcière – et Kihoro, dont les cicatrices anticipent le lien entre les bêtes sauvages et la souffrance, la mort. Tous trois ne font qu’incarner les topoï et\ou le bon sens, par rapport auxquels se déterminent les comportements de JE et Patricia.
Si la structuration en intervalles dialectiques résulte évidemment d’un acte interprétatif, il en va de même de la délimitation des sept journées successives. En effet, les repères chronologiques sont assez flous – par rapport à un journal de bord minuté et précis – du fait que le reporter les délaisse au profit d’une vie " à l’africaine ", loin des contingences temporelles – en revanche les indications spatiales abondent, conformément au goût de la couleur locale, lequel concorde avec le romantisme du cadre exotique où priment les sentiments.
Donnons un aperçu global du contenu de cette semaine, dans un effort de synthèse sémantique. Celle-ci procède bien entendu d’une simplification, ne serait-ce que dans son parti pris des renversements évaluatifs, qui traduisent les revirements d’humeur et d’opinion de JE. Ils sont si fréquents au sein de chaque journées – sans doute est-ce là une spécificité du genre du roman d’aventures – qu’on n’en retiendra que les plus significatifs :
Journée 1 | /euphorie/ en T1 : sacralité du décor; Pat en harmonie avec lui |
/dysphorie/ en T2 : Pat en disharmonie avec JE; désenchantement; et T3 : Sybil, sous-évaluée : disharmonie avec son milieu africain; adjuvant caché de Pat mais opposant apparent quand elle désacralise le "jeu" de sa fille (hystérie); harmonie avec JE par fausse amie interposée (Lise) | |
/euphorie/ en T4 : John, sur-évalué : harmonie avec le milieu africain, en dépit de son racisme; adjuvant révélé de Pat; dispute passagère avec JE puis amitié; amour familial en dépit des dissensions; sacralisation de Pat ("L’enfant du lion") par les noirs | |
/dysphorie/ en T5 : JE en disharmonie avec les Masaï, hostiles, et son chauffeur; manque d’une initiation aux mystères de cette journée écoulée | |
Journée 2 | /dysphorie/ en T1: lassitude de JE |
/euphorie/ en T2: intense harmonie sacrée de Pat\King\JE au cœur de la brousse; harmonie familiale retrouvée autour des photos de King bébé | |
Journée 3 | /péjoratif/ (odeur des bouses des constructions Masaï, sang épanché de leurs vaches, mais aussi chasse cruelle de King) |
inversé en /mélioratif/ par l’initiation culturelle de Pat et son père |
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Journée 4 | /euphorie/ en T1 : sacralité du décor dans la ronde que mène Bullit en Land Rover, en harmonie avec sa fille, JE, et King (le corps à corps avec lui confirme que John aussi est un lion) |
/dysphorie/ en T2 : sang versé des lionnes dont Pat est jalouse (hystérie); mystère du guerrier noir espion; face à cela, JE se sent "perdre tout sens commun" | |
Journée 5 | /euphorie/ en T1 : réitération ensorcelante de la belle première aube; Pat dédramatise la présence dangereuse d’Oriounga, la veille |
/dysphorie/ en T2 : interprétation lucide par JE de cette rencontre comme une provocation irréversible; pessimisme de Sybil qui est revalorisée par JE, mais la mission qu’elle confie à JE échoue car sa fille, inconsciente des dangers, refuse de partir lui, tant que tout va encore bien | |
Journée 6 | /euphorie/ en T1 : festivités chez les Masaï et harmonie de la famille Bullit |
/dysphorie/ en T2 : découverte du vieux chef Masaï agonisant et récit par Bullit de la violence des moranes luttant contre le lion | |
/euphorie/ + /dysphorie/ en T3 : fascination de JE et Pat par la "ronde disloquée" des moranes en transe, mimant la chasse au lion; hystérie de Sybil qui disjoint sa fille de cette "frénésie" et d’Oriounga, et qui reste dans l’ignorance de son secret. Le calme de son mari n’est pas meilleur car il conforte le morane dans son projet (conjonction) | |
Journée 7 | /euphorie/ en T1 : harmonie apparente de Pat avec sa mère, puis avec King |
/dysphorie/ en T2 : mort violente de King et d’Oriounga; hystérie puis tristesse de Pat, qui dévalorise son père redevenu tueur (déchéance des trois héros mâles), ainsi que l’univers sacré des bêtes | |
/euphorie/ en T3 : celui-ci, dans sa "danse sacrée", continue de fasciner JE, avec qui Pat accepte finalement de partir, pour le bonheur de Sybil | |
futur T4 /mélioratif/ d’une normalité retrouvée, maintenant que Pat elle-même est initiée (par la mort de son lion et la fin de son jeu) |
A la question cruciale de savoir où, dans ce relevé, se situent l’être et le paraître, notre interprétation cyclique – selon laquelle le crépuscule final irait vers une aube nouvelle semblable à celle de l’incipit par son euphorie – répond ainsi : la rupture d’équilibre du dernier jour est nécessaire pour que se réalise l’initiation de la jeune héroïne. Il s’agit donc d’un roman de joie ET de tristesse, de conciliation de la dualité, au niveau thymique certes, mais aussi moral (le bien vs le mal), familial (monde enfant vs adulte), religieux-géographique-racial (chrétienté européenne blanche vs rites païens africains noirs), esthétique (idéaliste\merveilleux vs matérialiste\réaliste), lequel teinte de romanesque la vérité du reportage. Cette tendance est confirmée par la propension au mythique, mais aussi les jeux avec le temps, notamment la rétrospection, dont la spécificité réclame un mot d’explication. En effet, l’une des caractéristiques de la plupart des flash-back du roman est d’anticiper paradoxalement sa fin, qui s’en trouve ainsi préparée. Citons pour preuve et sans exhaustivité :
Autant de récits rétrospectifs, dus aux trois informateurs John, Sybil, Pat, prédisant ce qui va se réaliser, et accréditant la portée du présage. Avec les segments en paraphrase mutuellement éloignés, ils augmentent la lisibilité du texte. Notamment quand ils sont associés aux actes cognitifs de JE :
Le lecteur se trouve ainsi invité à effectuer le parcours cognitif de JE, à adopter ses points de vue successifs, d’après ses normes européennes qui facilitent l’identification et évoluent vers l’africanité.