On se limitera au rapprochement avec un chapitre du roman précédent, en l’occurrence celui de l’apothéose, consacré à la première conjonction délicate entre JE, Patricia et King (II, 2).
Dans la nouvelle Vent de sable, cela correspond à la première conjonction de JE avec le danger aérien du désert.
La question implique l’identification du contenu commun aux deux épreuves, dont les thèmes génériques sont pourtant très différents :
- /vie sauvage/ pour ce qui concerne la brousse du Kenya où se produit la première apparition d’un Lion hors du commun ;
- /aviation/ lors du survol du sud marocain (dont "la côte fauve" établit le lien avec le lion, moins ténu qu’il y paraît si l’on se reporte à l’avion pris dans une "cage"), durant lequel a lieu la première apparition d’une nappe de sable volante.
Soit deux rencontres : terrestre en Afrique orientale, céleste en Afrique occidentale. Dans les deux cas, Kenya et Maroc ne sont que des étapes d’un long voyage.
La cause prévisible du danger est le risque que le lion échappe à la petite fille, prêt à bondir sur JE ; qu’une tempête de sable se déchaîne. Corpulence dérisoire de l’homme face au fauve dans un cas, de l’appareil face au éléments naturels dans l’autre, prêt à s’écraser avec JE.
Mais Patricia est un bon dompteur, et Mimile un pilote expert. La lutte pacifique que tous deux mènent, vis-à-vis des génériques /animal/ (terrestre) ou /inanimé/ (céleste) permet un processus final d’amélioration après une longue dégradation.
Lors du calme initial, le sème /duratif/ détermine une rencontre indexée à /singulatif/ :
- "Au-delà du mur végétal, […] un lion était couché sur le flanc. […] Le flot de la crinière se répandait sur le mufle allongé contre le sol."
- "Nous survolions une étendue à la fois dense et floue, impénétrable, et plate comme un métal usé."
Dans les deux cas, le futur agresseur possède un comparant poétique (flot, métal) :
- Le terrestre conserve les métaphores à la gloire du fauve : ses "grands yeux d’or" n’ont d’égal que le "piège étincelant" de sa gueule ouverte (brillant merveilleux).
- Alors que le céleste tend au prosaïque : "Soudain, du domaine poétique le vent de sable passait à celui de la réalité." Devenant même un "cauchemar".
La première vue de l’opposant laisse aussitôt la place à la modalisation subjective de JE, associée à l’euphorie initiale :
- "" King le bien nommé. King, le roi. " Telle fut ma première pensée." Et plus loin : "il me semblait sentir […], il me semblait entendre […]"
- "On eût dit qu’une plaine idéale s’était soudain composée entre le sol et nous." Et plus loin : "le soleil semblait plus neuf" à cette altitude. La modalisation se poursuit aussitôt après, quand commence la dégradation indexée à /ponctuel/ : "mais j’eus tout à coup une impression très sûre de danger".
Dans les deux cas, percer les apparences est une nécessité pour JE.
Une autre différence est à souligner ; elle concerne la répartition temporelle d’un contenu essentiel à l’épreuve :
- D’emblée la colère du lion engendre "la peur vulgaire, la peur misérable [qui] avait contracté chacun de mes muscles" et qui ne se dissipe pas : trois pages plus loin, "la peur est toujours là" (sème /duratif/), avoue JE.
- En revanche les colonnes de sable font que "Nulle inquiétude ne me vint pourtant" car règne à bord un "sentiment de profonde sérénité", grâce à Mimile. L’impression ultérieure de danger, après trois heures de vol, s’explique par un retard : "je saisis la raison inconsciente de mon inquiétude. Nous aurions dû survoler Villa Cisneros". Et après une descente pour trouer la "couche jaune", seul l’océan apparaît : "Nous étions perdus en mer. Je me souviens avec une acuité singulière de l’angoisse qui fondit sur moi." Contrairement au passé simple "je me souvins" (ci-dessous), ce présent inaugure une rétrospection effectuée par JE-narrateur et non JE-acteur – il ne s’agit pas d’un flash-back à proprement parler.
Bref, si la peur n’est pas située dans le même intervalle dialectique (T1 dans Le Lion, T2 dans Vent de sable), elle reste un thème essentiel commun aux deux textes.
De même que dans Le Lion se produisent de nombreux flash-back (récits de Bullit, notamment sur les cruelles chasses mythiques, et anecdote de JE au moment où il s’approche de King : "Je me souvins d’un dompteur de Bohême"), de même dans Vent de sable revient à l’esprit de l’aviateur son souhait initial d’un danger, ce qui le fait céder à "la superstition" quand se produit l’engorgement du moteur : "je crus que mon vœu avait déchaîné le vent du désert". Tout cela "composait une densité morale" qui, dans Le Lion, est aussi celle de JE, contracté et hésitant à toucher le fauve. L’irrationalité se manifeste aussi au début de la rencontre avec lui ("en cet instant, j’étais mal gardé par la raison") : "J’aperçus enfin, et dans le temps d’une seule clarté intérieure, toute la vérité : Patricia était folle et m’avait donné sa folie. Je ne sais quelle grâce la protégeait peut-être, mais pour moi […]"
Et pourtant se noue entre la bête et JE une amitié "dans un équilibre enchanté", ainsi indexée aux sèmes /harmonie/ + /magie/. L’irrationalité ici euphorique, atteint son paroxysme lorsque JE finit par lire dans les "yeux d’or" de King des sentiments "qui appartenaient à mon espèce" car "par l’intermédiaire, l’intercession de Patricia […] j’étais comme exorcisé d’une incompréhension et d’une terreur immémoriales."
- JE prend conscience que le fauve et l’homme, ainsi en osmose, "se trouvaient placés sur l’échelle unique et infinie des créatures." Participant comme tiers à cette merveilleuse "folie", il en retire une connaissance nouvelle, paradoxale, et qui devient sa vérité après avoir été celle de Patricia. Il croit à cette humanisation du fauve par ses bons sentiments et son "sourire" qui relève du merveilleux. Aussi bien dans le chapitre suivant (après la disjonction de Patricia et de son lion, "les propos de mon chauffeur me rendirent à la conscience de ce qui m’environnait", c’est-à-dire le spectacle d’une tribu agressive) qu’in fine (disjonction de la brousse enchantée), le retour à la normalité est associé à la dysphorie – en dépit de la possibilité d’une lecture optimiste.
- Inversement, lorsque la manœuvre de Mimile met fin au "tressaillement" dangereux de l’appareil annonçant son "destin tragique", le pilote "ramenait la méthode, l’ordre, la sécurité", rétablissant ainsi l’euphorie initiale que traduit son "sourire de victoire". "Une grande paix fut en même temps sur moi."
On peut alors comparer les inversions évaluatives obtenues :
- rencontre du sable : T1 de bien-être normal - T2 de peur irrationnelle - T3 de rationalité apaisante
- rencontre du lion : T1 de peur normale - T2 : bien-être irrationnel ("contrôlé par la raison" grâce à Patricia) - T3 de rationalité décevante
En outre, pour atteindre la paix de l’atterrissage de T3 ou le bien-être de T2, au terme desquels JE perçoit Mimile dans un "sentiment neuf", lequel modalise aussi la découverte du lion fascinant, le sème /itératif/ est très lexicalisé pendant la résistance aux spirales "meurtrières" ou à la peur du lion :
- "N’arrêtez pas de lui frotter le cou et continuez à parler, vite, me dit Patricia. […] Je continuai à caresser la peau fauve."
- "A peine avait-il repris sa ligne de vol que nous avions de nouveau perdu de vue les hautes dunes, et que nous engluait de nouveau le sable maléfique. Alors se dessina une manœuvre épuisante." (celle de Mimile, tendu, qui accomplit des "tâches multiples et contraires, […] à intervalles réguliers").
Il n’est pas sans intérêt d’observer que dans les deux cas, l’action extraordinaire, exceptionnelle, comme d’ailleurs les sentiments, sont indexés à l’isotopie /imperfectif/. Cette thématique est renforcée par la paire /continu/ + /intense/ de la "surface mystérieuse" qui englue : "Il n’y avait plus d’espoir d’y trouver un défaut."
Outre les hésitations, les incertitudes communes à JE-aviateur et JE-qui-apprivoise, tous deux sont menés par "l’instinct" – valorisé dans les deux textes : celui de se laisser guider par Patricia vers une vie étrange ; celui de rester concentré sur la cible aérienne.
Au terme de l’épreuve, les deux JE ont acquis un savoir, une certitude très personnelle, initiés par Patricia et Mimile. L’essentiel semble donc résider dans cette modalité épistémique (cf. Pottier, Théorie et analyse en linguistique, 1987, Hachette), lexicalisée par le thème /irrationnel/ de la superstition, de la folie, du mythe, de "l’état de transe", du "miracle", etc. Au vu de ces deux récits, la pleine compréhension est pour le narrateur un aboutissement, ce qui n’implique pas qu’elle se situe forcément dans le dernier intervalle dialectique. Elle s’effectue a posteriori.
- On le constate ailleurs dans Le Lion : dès l’incipit, par le comparant "pinceau" + "peluche" que JE perçoit avant de savoir l’identifier au comparé : un singe affectueux (de même plus tard dans la brousse le comparant "billots de bois à l’écorce grise", inoffensifs, est une erreur, corrigée par le comparé : rhinocéros agressifs - comme le fut l’erreur sur le sexe de Patricia, prise a priori pour un garçon par JE).
- De même dans Vent de sable, JE attribue dans un premier temps les secousses de l’avion à la conséquence de l’obsession craintive dans laquelle était plongé l’équipage; or, "En réalité, nous entrions dans une zone connue de tous les pilotes de la ligne pour ses déplacements d’air dangereux près du sol." Cette norme a force de vérité.
Ajoutons que l’évolution cognitive se manifeste encore
- par des paraphrases : le "poudroiement étrange" devient "prison poudroyante" ensuite, en connaissance de cause. Le phénomène céleste obsédant est encore signifié par "brouillard de sable", "brume jaune", "matière ocrée", "nappe fuligineuse".
- On ne reviendra pas sur l’importance des paraphrases dans Le Lion (cf. supra le T3 de la Journée six ; néanmoins pour poursuivre sur le martèlement du faisceau isotopique /curviligne/ + /horizontalité/ + /duratif/ + /douceur/ vs /rectiligne/ + /verticalité/ + /ponctuel/ + /violence/, on citera la technique d’approche des guerriers noirs en II, 12 : "ils encerclaient la tanière, rampaient et glissaient comme des reptiles. Quand leur anneau était assez étroit et serré, […] les moranes se dressaient ensemble […] le lion surgissait", comme flèches et lances).
Tous les points communs entre les deux textes abordés, d’ordre thématique, dialectique et dialogique convergent vers une conclusion peut-être évidente, mais que l’on entendait démontrer avec minutie : le récit d’aventures, en l’occurrence africaines, qu’il soit extrait de roman ou nouvelle intégrale, use de ce que l’on pourrait appeler une même esthétique du contenu ou style du signifié pour traiter des dangers (a) du contact avec la vie sauvage, (b) des machines de l’aéropostale.
Ces similitudes frappantes pourraient être rapportées à l’unité du tempérament de l’auteur. Evitant ce recours aux données extratextuelles et psychologiques, nous nous en sommes tenus aux mots et à leur contenu que construit intuitivement mais objectivement un lecteur.