I. Vent de sable

Pour cette perspective comparative, on a retenu une nouvelle aéronautique de Kessel (1966), dont les dix pages environ n’ont rien à voir avec l’épaisseur du roman précédent, et dont le thème générique //aviation// est aux antipodes de la lutte tribale. En outre, si l’on retrouve le reporter anonyme JE, il se trouve ici vite englobé dans le NOUS de l’équipage, à qui il incombe d’effectuer la jonction aérienne entre Juby et Cisneros (ex-territoires espagnols au sud du Maroc) ; soit une distance de 600 kms à couvrir en 4 h. de vol. A priori donc, tout semble opposer ces deux récits d’action aventureuse. Toutefois ce genre requiert des invariants, ne serait-ce que dans certains motifs et topoï récurrents.

Passons à l’analyse de contenu. On relève deux inversions dialectiques globales (de T1 à T2, et de T2 à T3), le processus de dégradation se situant au milieu de l’épreuve, conformément au conte merveilleux.

T1 positif

Décollage normal à "midi seulement", sous l’impulsion du chef pilote Mimile. Signes prémonitoires dont la gravité est encore ignorée :

Ce sont les pensées et sentiments de JE qui sont mis au premier plan. En se remémorant par un flash-back le "souffle" déjà vécu à Juby, mais sans dommages, il prend conscience de son actualité : "Soudain, du domaine poétique le vent de sable passait à celui de la réalité. […] pour devenir un élément de vol, c’est-à-dire de vie ou de mort." Soit /ponctuel/ + /concret/ succédant à /duratif/ + /mythique/.

Avant que ne s’impose /duratif/ + /concret/ : "L’altitude où nous étions donnait une fraîcheur délicieuse. Le moteur bruissait sur un rythme sans défaillance. J’oubliai le vent de sable. Beaucoup de temps passa ainsi."

T2 négatif

L’alerte :

Le "sentiment de profonde sérénité" jusque-là dominant, associé à une absence objective de problème, est interrompu par un acte cognitif-évaluatif irrationnel de JE : "j’eus tout à coup une impression très sûre de danger." Elle est expliquée aussitôt par un regard jeté à la montre et par le vraisemblable fondé sur l’expérience d’aviateur : "Alors je saisis la raison jusque-là inconsciente de mon inquiétude. Nous aurions dû survoler Villa Cisneros…"

Un conflit aspectuel est à relever : le sème /ponctuel/ (‘tout à coup’ et passé simple) est associé au sentiment dysphorique /duratif/, aspect contraire qui s’explique par la thématique de la "surface mystérieuse" extérieure qui englobe l’avion, où "il n’y avait plus d’espoir d’y trouver un défaut." Soit la paire sémique /continu/ + /intense/, qui indexe également le sentiment collectif : après l’inquiétude, le "souci" de JE, partagé par les autres membres de l’équipage. La dysphorie est physique aussi, par l’absence de pare-brise "pour les protéger" : "Le vent tordait leurs bouches" (sème aspectuel /imperfectif/ de l’action).

La résistance :

Mimile "au contraire" est tout entier à son "combat" contre un ennemi désormais à proximité : "l’avion piqua brusquement. […] On distinguait la poudre" ; à quoi succède l’engluement dans la couche jaune "parfois opaque" et l’incertitude quant à la hauteur réelle de l’appareil.

JE continue d’anticiper, par intuition : "je sus qu’il allait changer de manœuvre", laquelle dure, constituée d’actions ponctuelles réitérées, au passé simple.

Le désarroi :

L’information du radio par le biais d’un autre avion, quant à l’omniprésence du sable dans le ciel, donne une base objective à la continuité de la nappe, telle qu’elle avait été perçue intuitivement. En outre, et consécutivement, la "chaleur asphyxiante" a succédé à l’agréable fraîcheur.

Le décalage entre le double statut de JE, à la fois narrateur et acteur, permet d’évoquer rétrospectivement les actes cognitifs et la peur de JE – en tant que membre actif d’équipage –, sentiments fondés, d’après le cours négatif du récit : "Je me souviens avec une acuité singulière de l’angoisse qui fondit sur moi. […] Je nourrissais l’illusion que, ensuite, reviendraient la belle lumière et le vol sûr. Or nous débouchions sur l’océan et jusqu’au ras des flots tragiques tournoyaient de minces colonnes de fumée qui étaient encore du sable. […] Nous étions perdus en mer."

Aspectuellement, dominent /duratif/ + /imperfectif/, en dépit du sème /ponctuel/ initial (passé simple). Même si "Mimile redressa l’appareil" et "vira" pour "retrouver le rivage", "une sensation de catastrophe m’enveloppait" à l’idée que le moteur, "cœur infatigable et fidèle" – qui battait comme le pouls de JE, par humanisation de l’instrument avec qui l’on fait corps : "je faisais partie de l’avion, je l’aidais à vivre" – puisse lâcher.

De même que le danger du sable volant n’apparaît que tardivement à JE, après coup, de même c’est une fois englué que naissent ses remords : "que de fois me revint à la mémoire le souhait de danger que j’avais formulé au départ !" – au niveau aspectuel, /itératif/ rime ici avec /duratif/. Il ajoute : "je crus que mon vœu avait déchaîné le vent du désert", croyance interprétée comme une "superstition". Or ce sème /irrationalité/ est aussitôt contredit par /rationalité/ : "Puis la raison revint et avec elle la confiance dans un appareil éprouvé, dans un merveilleux pilote."

L’espoir :

"Au bout de minutes et de minutes qui n’avaient plus aucun rapport avec la mesure commune du temps, […] je crus voir […] Etait-ce le rivage ?" Au sein de l’intense durée la vision incertaine est confirmée : "Et la côte vint." Cela est décrit comme la réalisation d’un "instinct", d’une intention de JE, en osmose avec l’appareil : "Je n’étais plus un individu, je faisais partie de l’avion, je l’aidais à vivre, à combattre." phrase de nouveau indexée à la paire /imperfectif/ + /mythique/.

L’aggravation :

Mais les actions itératives et négatives reprennent : en détournant l’avion du rivage soudain trop près de lui, Mimile le replonge dans "la brume" : "manœuvre épuisante", "mouvement de va-et-vient" qui "éprouve les nerfs", avec la panne mécanique redoutée : "le moteur chauffait", engorgé de sable. Il s’agit alors d’un "combat désespéré". De nouveau cela donne lieu à ce que le narrateur reconnaît être "notre angoisse superstitieuse". Mais cette fois, elle est rapportée à l’un des membres de l’équipage qui serait cause de la malchance et se trouve incriminé. JE nie que cette impression relève de sa subjectivité et s’attribue une hyper-lucidité, laquelle n’est pas sans rappeler la dissipation du mystère de la brousse : "or, au même instant, cette pensée je sus qu’elle était entrée dans tous" (soit le jeu des contraires /ponctuel/ + /duratif/). De cette "obsession" partagée, "j’en fus certain".

L’épaisseur matérielle de l’opposant extérieur (sable) devient épaisseur spirituelle des adjuvants intérieurs (nébulosité), puisque règne une "densité morale" dans l’avion. Paradoxalement, ce phénomène mental aveugle plus que l’élément extérieur. Mais l’effet de celui-ci s’accentue : "Aspiré vers la mer, rejeté en l’air, l’avion craquait de toutes ses attaches. Aux chocs succédaient les chutes. […] Et nous crûmes tous que la fin venait." Tout craque : mentalement et physiquement…

T3 positif

… lorsqu’à paire aspectuelle /itératif/ + /duratif/ des phénomènes extérieurs, Mimile le pilote oppose son travail indexé à /intensité/ : "de tous ses muscles, de toute son intelligence, de toute son intuition", il parvient à préserver efficacement le fuselage et le moteur.

JE reconnaît en outre sa supériorité mentale : "je ne sais par quel sens il devinait…" et son admiration pour celui qui rétablit la rationalité : "Dans ce déferlement de poudre ardente, d’écume folle et de spirales meurtrières, il ramenait la méthode, l’ordre et la sécurité." Le "destin" de l’équipage ne sera plus "tragique" grâce à sa maîtrise qui précède "la victoire" (Villa Cisneros en vue), laquelle n’est comprise qu’après Mimile (aux yeux plus exercés que ceux de JE).

Ce héros qui gomme ainsi sa banalité antérieure est alors modalisé par le "sentiment neuf" de JE. L’expression confirme l’importance du niveau spirituel – pas seulement de la force mentale – dans ce combat livré contre les éléments matériel (dynamisme d’air et de sable, plus solide que fluide). JE aura essentiellement été une conscience qui ressent et tente de comprendre l’action des divers acteurs qui se noue autour de lui.